Saint Denis de Paris

Saint Denis

Pour nous qui sommes Parisiens, et nous sentons spécialement attachés au souvenir et à l’intercession du martyr saint Denis, premier évêque de Paris, il nous semble important de tirer au clair la question de sa véritable identité, au regard de ce que l’histoire peut nous apprendre :  pendant très longtemps, les Français et même les catholiques du monde entier à leur suite ont cru que Denis de Paris était l’aréopagite Denys cité dans les Actes des Apôtres, un des Athéniens qui s’est converti au Christ à la suite de la prédication de saint Paul. Il nous semble qu’il s’agit d’une erreur, et qu’il n’y a pas à craindre de verser dans le rationalisme en l’affirmant.

C’est l’occasion pour nous de parler d’un thème qui a son importance dans l’époque actuelle de recul de la foi et de confusion universelle des esprits : il serait à notre avis une erreur, plus ou moins grave et dangereuse, de réagir au rationalisme et au relativisme ambiant par le fidéisme, c’est-à-dire par la séparation étanche entre le domaine de la raison et celui de la foi, en dépréciant excessivement la raison  et toute sorte de connaissance scientifique. Une des manifestations du fidéisme peut être, pour ce qui se rapporte à la vie des saints, de croire sans examen à tous les récits populaires ou traditionnels (pas au sens de la Tradition ecclésiastique, mais d’une tradition humaine) se rapportant auxdits saints.

S’il n’est pas rationnel de remettre en cause sans raison, par principe, un récit traditionnel comportant des miracles ou des faits extraordinaires et glorieux (comme si les chrétiens des générations précédentes étaient par défaut des menteurs ou des rêveurs), il peut être rationnel de le faire s’il y a une preuve interne ou externe au récit qui le rend difficile ou impossible. Le fait qu’un « consensus » des chrétiens à l’échelle de plusieurs siècles adhère à ce récit, ou que le martyrologe romain lui-même le rapporte, n’est pas de nature à engager l’infaillibilité de l’Eglise : l’infaillibilité nous garantit qu’un document comme le martyrologe ne contient rien de contraire à la foi et aux mœurs, mais ne garantit pas l’absence d’erreur historique ou relevant d’un autre domaine contingent.

Il nous apparaît donc que saint Denis de Paris n’est pas l’Athénien disciple de saint Paul, mais un évêque missionnaire envoyé en Gaule par le Pape au IIIe siècle, aux côté de 6 autres compagnons que l’histoire a aussi retenus comme fondateurs de diocèses français : Saturnin de Toulouse, Gatien de Tours, Trophime d’Arles, Paul de Narbonne, Austremoine de Clermont, Martial de Limoges. D’autres évêques semblent avoir été envoyés de Rome à la même époque : Lucien de Beauvais et Rieul de Senlis entre autres. C’est le récit de saint Grégoire de Tours, et il nous semble plus fiable que celui de l’abbé Hilduin de Saint-Denis, qui est à l’origine de la tradition d’identifier Denis de Paris et Denys l’Aréopagite. Nous présenterons brièvement différents éléments à l’appui de cette opinion

Grégoire de Tours : Saint Denis envoyé en Gaule à l’époque de la persécution de Dèce (250)

Voici le passage des Histoires de saint Grégoire de Tours, le célèbre historien des Francs, concernant les sept évêques missionnaires :

« Sous l’empereur Dèce il s’éleva contre le nom chrétien un grand nombre de persécutions, et on fit un si grand carnage des fidèles qu’on ne pourrait les compter. Babylas, évêque d’Antioche, avec trois petits enfants, Urbain, Prilidan et Épolone ; Sixte, évêque de la ville de Rome ; Laurent, archidiacre, et Hippolyte, reçurent le martyre pour avoir confessé le nom du Seigneur. Valentinien et Novatien, alors les principaux chefs des hérétiques, à l’insinuation de l’ennemi de Dieu, attaquèrent notre foi. Dans ce temps sept hommes, nommés évêques, furent envoyés pour prêcher dans les Gaules, comme le rapporte l’histoire de la passion du saint martyr Saturnin. « Sous le consulat de Décius et de Gratus, comme le rappelle un souvenir fidèle, la ville de Toulouse eut pour premier et plus grand évêque, saint Saturnin. » Voici ceux qui furent envoyés : Gatien, évêque à Tours ; Trophime à Arles ; Paul à Narbonne ; Saturnin à Toulouse ; Denis à Paris, Strémon [Austremoine] en Auvergne et Martial à Limoges. Parmi ces pontifes, Denis, évêque de Paris, subit divers supplices pour le nom du Christ, et, frappé du glaive, termina sa vie en ce monde. Saturnin, déjà assuré du martyre, dit à deux prêtres : « Voici que je vais être immolé, et le temps de ma destruction approche ; je vous prie, jusqu’à ce que je termine ma vie, de ne pas m’abandonner. » Ayant été pris, on le conduisit au Capitole, et, abandonné par les deux prêtres, il fut emmené seul. Se voyant ainsi délaissé, on raconte qu’il fit cette prière : « Seigneur Jésus-Christ, exauce-moi du haut de ta sainte demeure ; que cette Église n’obtienne jamais d’avoir un évêque pris entre ses citoyens. » Nous savons que jusqu’à présent sa prière a été exaucée. Attaché à la queue d’un taureau en fureur, et précipité du haut du Capitole, il termina sa vie. Gatien, Trophime, Strémon, Paul et Martial, vivant dans une éminente sainteté, après avoir gagné les peuples à l’Église et répandu partout la foi chrétienne, moururent en confessant paisiblement le Seigneur. Ceux qui sont sortis du monde par la voie du martyre, et ceux qui sont morts sans trouble dans leur foi sont unis dans le royaume des cieux. »

Premier livre des Histoires [1]

La liste traditionnelle des évêques de Paris : 4 évêques entre Denis et Victorinus

L’abbé Jean Lebeuf (1687-1760), auteur d’une histoire de la ville et du diocèse de Paris, mentionne un Catalogue ou liste des évêques de Paris établie vers l’an 940. Il n’en a pas trouvé de plus ancienne, on peut considérer par défaut qu’il s’agit de la liste traditionnelle, retenue par tradition orale. Dans cette liste, succèdent immédiatement à saint Denis : Mallon, Maxe, Marcus, Adventus, Victorinus. Ce dernier, Victorinus, était évêque de Paris en 346, date à laquelle il témoigne en faveur de Saint Athanase dans la querelle qui l’oppose aux sympathisants de l’arianisme qui l’on chassé d’Alexandrie. Entre saint Denis et Victorinus la liste traditionnelle des évêques de Paris ne mentionne que quatre évêques. Il est a priori invraisemblable de penser que presque trois siècles se soient écoulés et qu’ils n’aient comptés que six évêques pendant ce temps (dans l’hypothèse d’un Denis vivant à l’époque apostolique) : une fois qu’une église est établie par un évêque, et malgré les persécutions et mises à mort récurrente des évêques en ces temps-là, il est rare qu’il y ait eu des périodes de vacance qui s’étendent sur plus de quelques années. Il serait plus vraisemblable que les évêques de Paris se soient succédés de de manière continue pour des périodes allant d’une dizaine à une trentaine d’années. L’abbé Lebeuf ne fait d’ailleurs pas de difficulté d’admettre que Denis est venu à Paris vers le milieu du IIIème siècle. [2]

La première vita de Sainte Geneviève (520)

Sainte Geneviève est connue pour avoir eu une grande dévotion à l’évêque martyr de Paris, elle a notamment fait construire une chapelle sur l’emplacement de son tombeau. La première « vie de sainte Geneviève » dont on ait la trace, écrite 18 ans après sa mort (que l’on situe généralement le 3 janvier 502), évoque brièvement saint Denis comme un évêque envoyé par le Pape pour évangéliser la Gaule. Le pape mentionné dans cette première vita est saint Clément, qui règne entre 92 et 99 selon Eusèbe de Césarée : il y a discordance avec la version de Grégoire de Tours, mais cela ne concorderait pas vraiment non plus avec la version d’un Denis disciple de saint Paul. Saint Clément, quatrième Pape de l’Eglise catholique, appartient bien à l’époque apostolique : les témoignages de saint Irénée et de Tertullien (IIème siècle) concordent pour dire qu’il a connu personnellement saint Pierre et qu’il a reçu de lui les ordres sacrés. Mais si Denis l’Aréopagite pouvait encore être vivant à la fin du Ier siècle, il aurait été un vieillard (la prédication de saint Paul à Athènes a lieu entre 50 et 52), et on pourrait se demander pourquoi le Pape enverrait un homme de cet âge fonder un diocèse en terre étrangère, d’autant que ce saint Denys est considéré en Orient comme le premier évêque de l’Eglise d’Athènes : c’est dans l’ordre du possible, mais la concordance n’est pas idéale

Les philologues estiment généralement que cet alinéa sur l’origine romaine de la mission de saint Denis est une interpolation tardive d’un copiste, car il n’est pas présent dans d’autres vitae de sainte Geneviève de la même époque. Interpolation ou non, le texte ne fait pas mention du lien entre saint Denis et saint Paul, qui mériterait pourtant d’être relevé dans le cas où la tradition de l’époque en ferait état. Il est possible que cette mention sur la mission de Saint Denis soit un souvenir authentique de son origine romaine (envoyé par le Pape pour évangéliser la Gaule), et que le nom précis du Pape de l’époque ait été oublié et confondu avec une figure mieux connue comme celle de saint Clément.

La première Passion de Saint Denis (c. 490)

La toute première vie ou « Passion » de saint Denis (Gloriosae martyrum passiones) a visiblement été écrite peu de temps avant la première vita de Sainte Geneviève,  étant donné que l’auteur de cet écrit mentionne la « Passion de Saint Denis » comme une de ses sources. D’après son incipit, elle a été rédigée à la fin du Ve siècle, du vivant de sainte Geneviève donc et peut-être sous l’impulsion de celle-ci (on estime que c’est en 475 que sainte Geneviève fit construire une église sur le tombeau de saint Denis). Cette première Passion, plus ancienne trace écrite des traditions concernant saint Denis, ne fait aucun lien entre ce Denis et le disciple de saint Paul : c’est un argument assez fort en la défaveur de cette idée.

L’auteur dit lui-même dans un long préambule qu’il est obligé de se fier à des traditions orales assez imprécises, en l’absence de documentation écrite. A notre avis, comme nous le disions plus haut, la tradition orale a retenu l’origine romaine de la mission de saint Denis, et oublié le Pape de l’époque en l’amalgamant à un autre pape plus connu, sans souci de concordance chronologique. L’auteur de cette première Passion ne mentionne d’ailleurs ni Clément ni aucun autre nom : il ne sait pas qui était le Pape de l’époque. Ce serait donc l’auteur de la vita de sainte Geneviève, ou bien le copiste de l’époque carolingienne, qui est à l’origine de cette attribution, et pas l’auteur de la première vie de saint Denis. [3]

Cette vie mentionne un détail intéressant qui fait référence au contexte du IIIe siècle bien plus qu’à celui du premier siècle : la ville de Paris aurait été occupée à l’époque par des Germains, et saint Denis a concentré sa prédication sur cette population. On sait en effet qu’au début de la deuxième moitié du IIIème siècle, soit précisément à l’époque de la mission des sept évêques mentionnés par Grégoire de Tours, a lieu une invasion de la Gaule par les Alamans et les Francs. Repoussés une première fois par l’empereur Gallien, les Francs reviennent en Gaule dans les années 260. En 275, les Francs gagnent de nouvelles positions en Gaule, et c’est en 277 qu’ils sont « définitivement » repoussé par l’empereur Probus. Durant cette période allant grossièrement de 250 à 275, qui est a priori l’époque de la mission de saint Denis, une occupation de Paris par les Francs est un fait historique tout à fait vraisemblable.

Une association tardive (VIIIe-IXe siècle)

Pour autant que l’on puisse en juger, il n’existe pas de trace d’une association entre Denis de Paris et le disciple athénien de saint Paul avant le VIIIe siècle au plus tôt. La deuxième Passion de saint Denis, qui est une réécriture de la première, date du milieu du VIIIe siècle ou du début du IXe siècle selon les avis, et est le premier document à mentionner l’association. Peu de temps après, l’abbé Hilduin de Saint-Denis écrit aussi une vie du saint tutélaire de son abbaye, à la demande de l’empereur Louis le Pieux, et abonde particulièrement dans le sens de l’identification entre Denis de Paris et l’Aréopagite. Hilduin n’est pas l’auteur de l’association, puisqu’il reprend à son compte une tradition qui a déjà cours à son époque, mais il en sera le principal illustrateur et propagateur.

Par ailleurs il est établi désormais que les écrits attribués à Denys l’Aréopagite ne peuvent pas dater de l’époque apostolique : entre autres choses, ils contiennent un extrait des écrits du néoplatonicien Proclus (412-485), on fixe à présent leur rédaction entre la fin du Ve siècle et le début du VIème. A partir de l’époque d’Hilduin, l’hagiographie confonds peu à peu trois Denis en une seule personne, et l’abbaye ainsi que la ville de Paris retirent un prestige particulier de l’aura des écrits du Pseudo-Denys. Dans la suite des siècles les Français resteront attachés à cette tradition, étant donné le lien particulier qui unit saint Denis à la monarchie française (comme en atteste le cri de guerre des armées du roi de France : Montjoie ! Saint-Denis !). Cependant dès le XVIIe siècle, dans une époque de progrès de la méthode historique [cf. Dom Mabillon et les Mauristes], cette identité est mise en doute et l’opinion savante se rattache de plus en plus à celle du récit de saint Grégoire de Tours, faisant de saint Denis un compagnon du glorieux martyr saint Saturnin, envoyés en mission depuis Rome au milieu du IIIème siècle.

Ce ne serait pas déshonorer la France et son histoire glorieuse que d’admettre qu’il y ait pu avoir une erreur sur l’identité du premier évêque de Paris et protecteur particulier des rois de France. Sachons plutôt réconcilier cet héritage français avec la vérité historique telle que nous pouvons le connaître aujourd’hui, sans chercher à augmenter par des mythes sans fondement une gloire et des mérites qui sont déjà bien réels. L’évêque Denis est venu sur nos terres pour prêcher aux peuples la Vérité, et il est mort pour le témoignage de la Vérité : soyons ses vrais disciples en plaçant la Vérité au-dessus de tout, y compris de l’attachement à des traditions ou à des opinions qui flattent nos affections, mais ne sont pas faites pour l’honneur de Dieu si elles ne sont pas conformes à la réalité.

Jean-Tristan B.


[1] Disponible en ligne à cette adresse : https://fr.wikisource.org/wiki/Histoires_(Gr%C3%A9goire_de_Tours)/1

[2] Le livre de l’abbé Lebeuf sur la ville et le diocèse de Paris : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k751079/f30.item

[3] Une étude sur les différentes Passions de saint Denis est disponible dans ce mémoire d’Angélique Monnier : https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_S_31132.P001/REF


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