Pourquoi être catholique plutôt qu’orthodoxe (3/7)

4- Les Pères affirment positivement la papauté, en rappelant son lien avec Saint Pierre

Il faut dès à présent couper court à l’objection qui prétend que ces citations ne sont pas “suffisamment claires” ou pas suffisamment explicites sur le primat romain, qu’elle peuvent être interprétées différemment, ce qui voudrait donc dire qu’il s’agit d’une extrapolation tardive de la part des Latins. Les schismatiques voudraient voir un Père déclarer la papauté en des termes aussi explicites que le Concile Vatican I.

Cette objection est aussi infondée que l’objection de certains ariens ou protestants contre la doctrine de la Trinité : le Christ n’a jamais dit “Il y a un seul Dieu en Trois Personnes”, en effet ; mais si l’on étudie en profondeur toutes ses déclarations, et tout l’enseignement apostolique, il n’y a pas d’autre interprétation possible des paroles du Christ sur sa propre divinité et sur le Saint-Esprit, que la doctrine de la Trinité des personnes dans l’unité de nature, de sorte que le Concile de Nicée n’a pas “inventé une nouvelle doctrine” mais simplement rendu plus clair ce qui était déjà contenu dans le dépôt de la foi, bien que tous les chrétiens de l’avaient pas compris ou n’avaient pas voulu l’accepter. 

Nous verrons ici que le contexte de ces citations et les termes qu’elles mobilisent doivent faire conclure que les premiers chrétiens croyaient en un primat romain, tant sous le rapport de l’enseignement de la foi que sous un rapport disciplinaire, bien que cette doctrine soit parfois affirmée en des termes moins clairs qu’elle ne l’a été à partir de la révolte de Photius (et c’est justement l’attitude de Photius vis à vis de Rome qui est novatrice, pas les prétentions de Rome à une autorité sur l’Eglise universelle).

Nous listerons dans l’ordre chronologique quelques citations fameuses des Pères et d’auteurs chrétiens qui précèdent l’époque de Photius à propos des successeurs de Saint Pierre, avec quelques commentaires. Cette liste n’est pas exhaustive et il existe bien d’autres citations utiles à démontrer notre propos, mais nous ne sélectionnons que celles qui nous semblent les plus importantes et les plus explicites. 


1- Saint Ignace d’Antioche (c. 110) :

Ignace […] à l’Église qui préside dans la région des Romains, digne de Dieu, digne d’honneur, digne d’être appelée bienheureuse, digne de louange, digne de succès, digne de pureté, qui préside à la charité, qui porte la loi du Christ, qui porte le nom du Père ; je la salue au nom de Jésus-Christ, le fils du Père ; aux frères qui, de chair et d’esprit, sont unis à tous ses commandements, remplis inébranlablement de la grâce de Dieu, purifiés de toute coloration étrangère, je leur souhaite en Jésus-Christ notre Dieu toute joie irréprochable

Lettre d’Ignace aux Romains

Le glorieux Ignace d’Antioche, martyrisé à Rome dans les années 110, est le second successeur de Saint Pierre sur le siège épiscopal d’Antioche, après Saint Evode : il est vraisemblablement un disciple direct des Apôtres, et fait partie à ce titre de ceux que l’on appelle les “pères apostoliques”. Le fait qu’il indique que Rome “préside à la charité” pourrait passer comme une simple formule de politesse, si on ne s’attardait pas un instant sur le contexte : Ignace est l’évêque d’Antioche, qui est entre tous les sièges épiscopaux l’un des plus glorieux, car il a été fondé par Saint Pierre avant que celui-ci ne s’installe à Rome, et “ce fut à Antioche que, pour la première fois, les disciples furent appelés chrétiens” (Actes XI, 26). Il reconnaît pourtant à Rome une forme de préséance, et pas des moindres : la charité est la plus importante de toutes les vertus (I Cor XIII, 13), elle est spécialement liée à tout ce qui touche au culte de Dieu, au souci de sa gloire, à la soumission à ses ordres, à l’ordination de toutes les actions humaines à Dieu.

Soit l’on peut considérer qu’Ignace parle du fait que les Romains sont plus saints que les autres chrétiens – mais pourquoi cela ? cette interprétation plait-elle vraiment aux “orthodoxes” ? ; Soit l’on peut considérer qu’Ignace parle du fait que l’Eglise de Rome a une ordination spéciale à Dieu, quelque chose de plus sacré et de plus saint par essence qui fait qu’elle a une préséance entre toutes les Églises : elle préside à l’Eglise universelle en tant que celle-ci est la “société de la charité”, la société des enfants de Dieu. 

Ignace a rédigé de multiples épîtres aux différentes églises qu’il rencontrait lors de son ultime voyage jusqu’à Rome, en multipliant les formules élogieuses : pourtant, il nous semble que dans aucune autre épître il n’indique qu’une église “préside” sous quelque rapport que ce soit. Ignace ne dit pas que Rome préside en dignité par rapport à son rang politique de capitale de l’empire, mais bien “en charité”, c’est-à-dire relativement à l’ordination à Dieu. Ce “détail” n’est pas  anodin : il y a un lien direct à établir entre cette “primauté de l’amour” et la triple profession de Saint Pierre en Jean XXI : “m’aimes-tu plus que ceux-ci ?” ; Jésus-Christ demande précisément à Pierre de présider aux autres apôtres en charité.


2- Saint Irénée de Lyon (c. 170-200)

Ainsi donc, la Tradition des apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Église qu’elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité (…) Mais comme il serait trop long, dans un ouvrage tel que celui-ci, d’énumérer les successions de toutes les Églises, nous prendrons seulement l’une d’entre elles, l’Église très grande, très ancienne et connue de tous, que les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul fondèrent et établirent à Rome; en montrant que la Tradition qu’elle tient des apôtres et la foi qu’elle annonce aux hommes sont parvenues jusqu’à nous par des successions d’évêques, nous confondons tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, ou par infatuation, ou par vaine gloire, ou par aveuglement et erreur doctrinale, constituent des groupements illégitimes : car avec cette Église, en raison de son origine plus excellente, doit nécessairement s’accorder toute Église, c’est-à-dire les fidèles de partout, — elle en qui toujours, au bénéfice de ces gens de partout, a été conservée la Tradition qui vient des apôtres

Contre les hérésies III, 3, 2

Les schismatiques s’offusquent que ce passage soit utilisé en défense de la primauté romaine : ils prétendent d’une part que Rome n’est listée que comme une église parmi d’autres par St Irénée, d’autre part que la principale raison pour laquelle Rome est mentionnée avec cette prééminence est le fait qu’il s’agissait à l’époque de la capitale de l’empire. Ils accusent donc les Latins d’extrapolation ; une brève analyse du contexte et des termes employés par St Irénée suffisent à dissiper cette accusation, et à montrer qu’il y a bien quelque chose de spécial dans l’Eglise de Rome qui n’est pas lié au statut politique de la ville

Quant au premier point, Saint Irénée dit certes que toutes les églises sont dépositaires de la Tradition des apôtres, par le principe de la succession apostolique ; mais il affirme également que si l’on n’en devait retenir qu’une seule, en étant certain d’y trouver la véritable doctrine apostolique, il faudrait choisir Rome : il indique par là que Rome est en un certain sens “plus apostolique” que les autres Églises, comme en atteste le titre traditionnel de sedes apostolica, “siège apostolique”, utilisé spécifiquement (y compris par plusieurs auteurs orientaux) pour parler de la chaire de Rome. Secondement, St Irénée affirme 1) qu’il faut être d’accord avec Rome en raison de son origine plus excellente, c’est à dire en raison de sa filiation avec Saint Pierre, qu’il vient de rappeler, et pas en raison de son statut géographique et politique dans l’empire romain ; 2) spécifiquement, que toute Église doit nécessairement s’accorder avec cette Eglise : St Irénée ne dit pas simplement “tout chrétien doit s’accorder avec l’Eglise de Rome”, mais “toute Église”, introduisant ainsi une hiérarchie entre les Eglises concernant l’enseignement apostolique. Rome est plus apostolique, plus excellente par origine, à tel point que les autres Églises doivent s’accorder avec elle.

D’où peut-on conclure, en lisant ce texte, que l’Eglise de Rome a une prééminence en raison de sa position géographique et de l’importance politique de la ville ? Une telle interprétation n’est due qu’à la fantaisie et à la mauvaise foi des schismatiques. 

Saint Irénée continue son développement et mentionne ensuite un évènement très important de l’histoire de l’Eglise primitive, qui est à lui seul déjà suffisant pour démontrer la primauté de Rome sur les autres Églises : 

“Sous ce Clément, donc, un grave dissentiment se produisit chez les frères de Corinthe ; l’Église de Rome adressa alors aux Corinthiens une très importante lettre pour les réconcilier dans la paix, renouveler leur foi et leur annoncer la Tradition qu’elle avait naguère reçue des apôtres”

Saint Clément, second successeur de Saint Pierre après Saint Lin, est celui qui a pris l’initiative de régler le différend de l’Eglise de Corinthe, de rappeler les Corinthiens aux enseignements apostoliques, et de mettre fin à la division. L’épître de Clément a marqué les Corinthiens à tel point qu’elle était utilisée lors des lectures durant la liturgie. Ce fait est spécialement important car il a lieu vers l’an 95, c’est-à dire du vivant de l’apôtre Saint Jean, une des “colonnes de l’Eglise”, le “disciple que Jésus aimait” :  pourquoi St Jean ne s’est pas occupé des problèmes de l’Église de Corinthe ? St Irénée semble dire que l’initiative revient à Rome de s’être exprimée sur les différends de Corinthe : mais si c’étaient les Corinthiens qui avaient pris l’initiative de demander une intervention de Rome, ce serait tout aussi probant pour démontrer l’existence d’une primauté romaine spécialement pour ce qui concerne les conflits de juridiction et de doctrine. Pourquoi Rome avant Saint Jean ? En raison de son origine plus excellente, qui fait qu’avec Rome doit nécessairement s’accorder toute Église.

Nous mentionnons au passage les arguties mensongères de certains schismatiques qui contestent que convenire ad soit traduit par “s’accorder avec”, et veulent lui donner un sens littéral de “venir à Rome physiquement” : nous ne comprenons pas comment certains peuvent accorder du crédit à des explications aussi stupides. St Irénée aurait dit que “les églises doivent venir à Rome physiquement car il s’agit de la cité la plus ancienne et la plus excellente de l’empire” ? Nous avons ici un exemple de ce que la mauvaise foi humaine peut produire de plus ridicule : pour nier l’évidence, on en vient à faire des traductions qui font fi même des termes employés par l’auteur et du contexte dans lequel il s’exprime (il parle de l’enseignement apostolique, et du fait qu’il choisit l’Église de Rome comme étant représentative plus que toute autre de cet enseignement), en inventant des mythes qui les confortent dans leur fausse doctrine. Les catholiques n’ont pas besoin de ces acrobaties et de ces artifices : il nous suffit d’interpréter ces phrases et ces mots dans leur sens le plus commun, et en adéquation avec leur contexte.


3- Tertullien (c. 200)

Quel est l’homme sensé qui croira qu’ils aient ignoré quelque chose, ceux que le Christ établit comme maîtres, qui furent ses compagnons, ses disciples, ses amis inséparables ? (…) Pierre aurait ignoré quelque chose, lui qui fut appelé la pierre sur laquelle l’Église devait être édifiée, qui reçut les clefs du royaume des cieux et le pouvoir de lier et de délier dans les cieux et sur la terre ?

Prescription contre les hérétiques, XXII

Le célèbre apologète Tertullien fut d’abord un défenseur de l’Eglise apostolique, avant de rejoindre la secte montaniste vers l’an 212, séduit par son esprit rigoriste. Dans cet extrait, il démontre clairement que contrairement au mythe véhiculé par les schismatiques, il n’est pas étranger au christianisme apostolique de considérer que lors du passage en Matthieu XVI, le Christ donne à Saint Pierre des pouvoirs personnels et spécifiques, et ne fait pas simplement une déclaration symbolique sur le fait que “la foi” est la pierre sur laquelle est fondée l’Église. Ici, nous lisons bien de la part de Tertullien que “Pierre” lui-même est “la pierre sur laquelle l’Église devait être édifiée”.   

Mais il apparaît que Tertullien parle encore plus clairement de l’autorité de Saint Pierre après sa révolte contre l’Eglise, en contestant les revendications de l’évêque de Rome : 

J’apprends qu’un édit est affiché, et même qu’il est péremptoire. Le souverain Pontife, c’est-à-dire l’évêque des évêques, parle en ces termes: « Quant à moi, je remets le péché de l’adultère et de la fornication à ceux qui ont fait pénitence. »

De pudicitas, 1

Tertullien critique vraisemblablement un édit du pape Zéphyrin (198-217), et dénie à l’Église le droit de remettre certains péchés tels que l’adultère. D’autres disent qu’il critique un évêque africain, mais le contexte et les termes spécifiques employés rendent cette hypothèse peu probable. Dans le même traité De pudicitas, il évoque le passage de Matthieu XVI : 

Maintenant, je prends acte de ta déclaration, pour te demander à quel titre tu usurpes le droit de l’Eglise. Si de ce que le Seigneur a dit à Pierre: « Je bâtirai mon Eglise sur cette pierre; Je t’ai donné les clefs du royaume des Cieux, » ou bien: « Tout ce que lu lieras ou délieras sur la terre, sera lié ou délié dans les cieux; » tu t’imagines orgueilleusement que la puissance de lier et de délier est descendue jusqu’à toi, c’est-à-dire à toute l’Eglise, qui est en communion avec Pierre, quelle est ton audace de pervertir et de ruiner la volonté manifeste du Seigneur, qui ne conférait ce privilège qu’à la personne de Pierre? « C’est sur toi que je bâtirai mon Église,» lui dit-il; c’est à toi que je donnerai les clefs, » et non à l’Eglise. « Tout ce que tu lieras ou que tu délieras; etc. » mais non pas tout ce qu’ils lieront ou délieront.”

De pudicitas, 22

L’interprétation de ce passage peut prêter à confusion : dans l’hypothèse peu probable où Tertullien  s’attaque à un évêque africain, ici il lui rappelle qu’il n’a pas reçu le pouvoir qui appartient à Pierre seul et à ses successeurs (mais on se demande pourquoi un tel rappel, si par ailleurs il s’est séparé de l’Eglise). Dans l’hypothèse plus sûre où il s’attaque au pape, ici il nie que le pouvoir de Pierre se soit transmis et déclare qu’il n’appartenait qu’à la personne de Pierre. Ce qui nous indique qu’à cette époque, autour de l’an 215, l’évêque de Rome revendique le “pouvoir des clés” donné à Saint Pierre en Matthieu XVI, ce que Tertullien critique comme une dérive orgueilleuse. Mais nous savons en réalité, comme pour le cas de Photius, de quel côté se trouve véritablement l’orgueil. 


4- Saint Cyprien de Carthage (c. 250)

Ainsi, déserteurs de l’Évangile et de la loi de Jésus-Christ, ils s’obstinent à se dire chrétiens; ils marchent dans les ténèbres, et ils croient jouir de la lumière. L’ennemi les flatte, il les trompe, cet ennemi qui, selon l’apôtre, se transfigure en ange de lumière, qui transforme ses ministres eux-mêmes en prédicateurs de la vérité, donnant la nuit au lieu du jour, la mort au lieu du salut, le désespoir à la place de l’espérance, la perfidie. sous le voile de la foi, l’antéchrist sous le nom adorable du Christ. C’est ainsi qu’au moyen d’une vraisemblance menteuse, ils privent les âmes de la vérité. Cela arrive, mes frères bien aimés, parce qu’on ne remonte pas à l’origine de la vérité; parce qu’on ne cherche pas le principe, parce qu’on ne conserve pas la doctrine du maître céleste. Si on se livrait à cet examen, on n’aurait besoin ni de longs traités, ni d’arguments. Rien de plus facile que d’établir sur ce point la foi véritable. Dieu parle à Pierre: Je te dis que tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les puissances des enfers n’en triompheront jamais. Je te donnerai les clefs du royaume du Ciel, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le Ciels et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le Ciel (Matt., XVI.). Après sa résurrection, il dit au même apôtre : Pais mes brebis. Sur lui seul il bâtit son Église, à lui seul il confie la conduite de ses brebis. Quoique, après sa résurrection,. il donne à tous ses apôtres un pouvoir égal, en leur disant : Comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie; recevez le Saint-Esprit, les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez (Joan., XX), cependant, afin de rendre l’unité évidente, il a établi une seule chaire et, de sa propre autorité, il a placé dans un seul homme le principe de cette même unité. Sans doute les autres apôtres étaient ce que fut Pierre; ils partageaient le même honneur, la même puissance, mais tout se réduit à l’unité. La primauté est donnée à Pierre, afin qu’il n’y ait qu’une seule Église du Christ et une seule chaire. Tous sont pasteurs; mais on ne voit qu’un troupeau dirigé par les apôtres avec un accord unanime. L’Esprit-Saint avait en vue cette Église une, quand il disait dans le Cantique des cantiques: Elle est une ma colombe, elle est parfaite, elle est unique pour sa mère; elle est l’objet de toutes ses complaisances (Cant., VI). Et celui qui ne tient pas à l’unité de l’Église croit avoir la foi! Et celui qui résiste à l’Église, qui déserte la chaire de Pierre sur laquelle l’Église repose, se flatte d’être dans l’Église!

De l’unité de l’Eglise

Nous avons souhaité garder cette longue citation sans la tronquer car elle permet de lever le voile sur un problème souvent soulevé par les schismatiques, celui de l’égalité des pouvoirs entre les apôtres et leurs successeurs, évoqué ici par Saint Cyprien. Ici on voit affirmés par Saint Cyprien deux principes, qui ne sont pas contradictoires puisqu’ils sont exposés en même temps comme des vérités révélées : d’une part le fait que les apôtres ont reçu les mêmes pouvoirs du Christ et sont tous pasteurs, d’autre part le fait qu’à Pierre seul a été remis le primat, afin qu’il soit un principe d’unité pour toute l’Eglise. Les schismatiques veulent prétendre que seule la première proposition fait partie de la Tradition apostolique, les voilà réfutés de la manière la plus claire possible par un évêque du IIIe siècle, puisqu’il explique que les deux principes ne sont pas contradictoires et sont même complémentaires. Les apôtres en effet ont reçu le pouvoir d’ordre ainsi qu’une certaine juridiction sur les fidèles, mais ils sont tous inférieurs à Pierre sous le rapport de cette juridiction, et lui seul est le principe de l’unité de l’Eglise. Saint Cyprien a des termes extrêmement durs contre ceux qui refusent l’autorité de Pierre, les appelant “déserteurs de l’évangile”, flattés par le démon, disant qu’ils “donnent la mort au lieu du salut”, parce qu’ils ne conservent pas la doctrine du maître céleste si clairement apparente dans les évangiles, disponibles à l’examen de tous : “Si on se livrait à cet examen, on n’aurait besoin ni de longs traités, ni d’arguments”. Cette phrase semble dirigée directement contre la passion des Grecs pour les interprétations alambiquées et les longues dissertations, qui masquent le véritable sens des évangiles ou des paroles des Pères.

Le fait que Saint Cyprien aurait lui-même désobéi à Rome en d’autres occasions ne prouverait pas qu’il ne croyait pas à la primauté, et qu’il faut donner une interprétation alambiquée à ses diverses déclarations sur le sujet (car on trouve, en effet, d’autres déclarations tout aussi explicites de sa part au sujet de la primauté romaine) : ce ne serait pas la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’un homme n’est pas exactement cohérent avec ses propres principes, et Saint Cyprien est saint par son martyr avant tout, pas nécessairement pour l’ensemble de sa vie et de son ministère. Il nous a légué néanmoins un témoignage fort, plus explicite encore que celui de Saint Irénée sur l’existence d’une primauté pétrinienne instituée par Dieu dans l’Eglise : La primauté est donnée à Pierre, afin qu’il n’y ait qu’une seule Église du Christ et une seule chaire


5- Saint Optat de Milève (c. 364-367)

Vous ne pouvez vous excuser sous prétexte d’ignorance ; car vous savez que la chaire épiscopale de Rome a été donnée d’abord à Saint Pierre, qui l’a occupée comme Chef de tous les Apôtres. C’est dans cette chaire unique que l’unité devait être conservée par tous, de peur que chacun des Apôtres ne prétendit se rendre indépendant dans la sienne. Dès lors celui-là est nécessairement schismatique et prévaricateur, qui ose élever une autre chaire contre celle-ci qui est unique

Traité contre les donatistes

Ce passage est spécialement intéressant car il affirme sans équivoque : 

  • Le fait que Saint Pierre est chef des apôtres. 
  • Le fait que la chaire de Rome est le centre de l’unité, en tant qu’elle est la chaire de Saint Pierre.
  • Le fait que cette chaire est “unique”, qu’elle n’est pas simplement un siège épiscopal parmi d’autres. 
  • Le fait que cette réalité est universellement connue par tous les chrétiens : “vous ne pouvez vous excuser sous prétexte d’ignorance”.
  • Le fait qu’il était nécessaire même pour les Apôtres d’être uni à la chaire de Saint Pierre, qu’il n’est pas possible que l’Eglise soit constituée de chaires épiscopales entièrement indépendantes les unes des autres.
  • Le fait que ceux qui élèvent leur chaire contre celle de Rome sont “schismatiques” et “prévaricateurs”. 

Même avec toute la mauvaise foi du monde, il nous semble bien difficile de donner un autre sens à ce passage de Saint Optat qu’une affirmation de la primauté romaine basée sur Saint Pierre (sans rapport avec une “primauté honorifique” basée sur le prestige de Rome), et une condamnation de ceux qui ne sont pas unis à cette chaire comme des schismatiques. Le contexte de la déclaration de Saint Optat est précisément la condamnation du schisme des donatistes, il oppose leur particularisme à l’universalité de l’Eglise basée sur la communion avec la chaire de Saint Pierre. 


6- Saint Ambroise de Milan (c. 380)

Si quelqu’un objecte à l’Eglise qu’elle peut se contenter de Jésus-Christ pour Chef et pour Époux unique, et qu’il ne lui en faut point d’autre, la réponse est facile. Jésus-Christ est pour nous non seulement l’Auteur mais encore le vrai Ministre intérieur de chaque Sacrement. C’est vraiment Lui qui baptise et qui absout, et néanmoins, Il n’a pas laissé de choisir des hommes pour être les ministres extérieurs des Sacrements. Ainsi, tout en gouvernant Lui-même l’Eglise par l’influence secrète de son esprit, Il place aussi à sa tête un homme pour être son Vicaire et le dépositaire extérieur de sa Puissance. A une Eglise visible, il fallait un Chef visible. Voilà pourquoi notre Sauveur établit Saint Pierre Chef et Pasteur de tout le troupeau des Fidèles, lorsqu’Il lui confia la charge de paître ses brebis. toutefois Il le fit en termes si généraux et si étendus qu’il voulut que ce même pouvoir de régir toute l’Eglise passât à ses successeurs.

Saint Ambroise voulait-il parler dans ce passage “des évêques” d’une manière générale, successeurs de Saint Pierre dans le sens le plus large du terme, c’est-à dire successeur des Apôtres ? Certains veulent le prétendre. Ils ne se rendent pas compte qu’ils font mentir le sens apparent du texte.

Ils oublient en effet un “détail” qui n’en est pas un : Saint Ambroise dit que “un homme” a été nommé “chef visible de l’Eglise”. Il ne dit pas “des hommes chefs de l’Eglise”, ni “un homme chef d’une Église”, mais : “un homme chef de l’Eglise”. Il a établi Saint Pierre “chef et pasteur de tout le troupeau des Fidèles”, pas chef d’une Eglise particulière. 

A ceux qui ne veulent pas à tout prix refuser la vérité, il apparaîtra de manière suffisamment claire que Saint Ambroise, comme d’autres Pères avant et après lui, considère que Saint Pierre a reçu une charge spécifique de gouverner toute l’Eglise et qu’il l’a transmise à ses successeurs. 


7- Saint Zosime (c. 418)

Bien que la tradition des pères ait reconnu au Siège apostolique une telle autorité que personne n’a osé mettre en cause son jugement, et qu’elle ait toujours observé cela par des canons et des règles, et que, par ses lois, la discipline ecclésiastique en vigueur jusqu’ici manifeste au nom de Pierre, dont elle descend elle-même ; l’antiquité canonique, du consentement de tous, a dévolu un tel pouvoir à cet apôtre, à qui Jésus-Christ Notre-Seigneur a conféré le privilège de lier ou de délier. Ce privilège appartient également par droit d’héritage à ses successeurs sur son siège. Pierre continue toujours à porter la sollicitude de toutes les Églises, mais il veille avec un soin particulier sur le Siège de Rome qui est le sien propre ; il ne souffre ni défaillance ni incorrection dans les jugements doctrinaux émanés de la Chaire qu’il a honorée de son nom et constituée sur des fondements inébranlables

Lettre 12 Quamvis Patrum à Aurélien et au concile de Carthage, 21 mars 418, PL, XX, 675-677 ; DS 221

Cette lettre du pape Zosime contient plusieurs affirmations précieuses : 

  • La “tradition des pères” reconnaît une autorité souveraine au Siège de Rome : ce pape du Ve siècle, d’ailleurs d’origine grecque, affirme que c’est une tradition apostolique de croire à une autorité spéciale de Rome, au point que “personne n’a osé mettre en cause son jugement”. 
  • Le pouvoir de Saint Pierre affirmé en Matthieu XVI, le “pouvoir de lier et de délier”, est transmis aux successeurs de Saint Pierre sur le Siège de Rome.
  • Par protection spéciale du Ciel, les jugements doctrinaux du Siège de Rome ne souffrent ni défaillance ni incorrection. 

Les textes que nous avons étudiés jusqu’ici sont surtout importants pour établir la croyance des premières générations de chrétiens dans la primauté de juridiction de l’évêque de Rome sur l’ensemble de l’Eglise. Ce texte est également utile pour prouver que les premiers chrétiens croyaient à l’infaillibilité du pape en matière doctrinale : il n’y a “ni défaillance ni incorrection” dans les jugements doctrinaux du Siège de Rome. A ceux qui prétendent que cette doctrine est une invention du Moyen-Âge latin, voici pour les réfuter une citation d’un Grec de l’antiquité. 


8- Saint Léon le Grand (c. 450)

Comme mes prédécesseurs l’ont fait pour les vôtres, j’ai moi-même délégué à votre charité le pouvoir de représenter mon propre gouvernement, afin que vous puissiez me venir en aide dans la charge qui nous incombe en vertu de l’institution divine à veiller sur toutes les églises. Vous serez ainsi présent aux églises qui sont les plus éloignées de nous, comme si vous les visitiez à notre place. (…) Cette union demande sans doute l’unanimité de sentiments dans le corps entier, mais surtout le concert entre les évêques. Quoique ceux-ci aient une même dignité, ils ne sont pas cependant tous placés au même rang, puisque parmi les apôtres eux-mêmes il y avait différence d’autorité avec ressemblance d’honneur, et que, quoiqu’ils fussent tous également choisis, un d’entre eux néanmoins jouissait de la prééminence sur tous les autres. C’est sur ce modèle qu’on a établi une distinction entre les évêques, et qu’on a très-sagement réglé que tous ne s’attribueraient pas indistinctement tout pouvoir, mais qu’il y en aurait dans chaque province qui auraient le droit d’initiative par-dessus leurs confrères, et que les évêques établis dans les villes les plus considérables, auraient aussi une juridiction plus étendue, en servant ainsi comme d’intermédiaire pour concentrer dans le siège de Pierre le gouvernement de l’Eglise universelle, et maintenir tous les membres en parfait accord avec leur chef

Lettre 14 à Anastase, évêque de Thessalonique, chapitres 11 et 12, PL, 54/668, 675-676

La pape Saint Léon le Grand (440-461), qui est considéré comme un saint par les schismatiques, figure pourtant parmi les témoins de la doctrine de la primauté pontificale, en paroles comme en actions.

Dans la présente lettre, il est question de la nomination d’un légat du Pape en Orient : Saint Léon explique les raisons doctrinales qui justifient que l’évêque de Rome puisse interférer d’aussi prêt dans les affaires des autres évêques.

L’évêque de Rome a reçu, “en vertu de l’institution divine”, une charge spéciale de veiller sur toutes les Églises. Les Apôtres et leurs successeurs les évêques, malgré leurs pouvoirs similaires, ne sont pas exactement égaux : il y a entre eux des hiérarchies d’institution humaine (les provinces ecclésiastiques et les patriarcats, dans lesquels un évêque a la prééminence sur les autres), et une hiérarchie d’institution divine (dans laquelle le Siège de Pierre domine sur tous les autres, afin d’assurer l’unité).

Le Pape Léon précise, ce qui est fort intéressant, que l’institution des provinces ecclésiastiques sert “d’intermédiaire pour concentrer dans le siège de Pierre le gouvernement de l’Eglise universelle” : la hiérarchie entre les évêques permets un gouvernement plus efficace dans l’Église, les archevêques et les patriarches pouvant rendre compte au Pape du gouvernement de contrées qui ne peuvent pas être gérées directement par le Pape. 


9- Saint Pélage Ier (c. 558-561)

Mais chaque fois qu’un doute s’élève sur une chose relative à un Concile universel, lorsqu’il s’agit de recevoir un enseignement du Concile que l’on ne comprend pas, ceux qui désirent promptement le salut de leur âme doivent s’accorder avec l’explication du Siège apostolique.

Sed quoties aliqua de universali synodo aliquibus dubitatio nascitur, ad recipiendam de eo quod non intellegunt, rationem, aut sponte ii qui salutem animae suae desiderunt, ad apostolicam sedem pro recipienda ratione conveniant

Lettre IV [alias V] au Patrice Narcès, PL 69, colonne 397

Le pape Pélage réaffirme ici, en écrivant à un proche de l’empereur Justinien Ier (le général Narsès, impliqué dans la reconquête byzantine de l’Italie) contre le schisme de Paulin d’Aquilée, que le pontife romain possède une autorité doctrinale supérieure dans toute l’Eglise : c’est le pape qui a autorité pour expliquer l’enseignement des Conciles, ou clarifier les doutes relatifs à la doctrine apostolique. Il affirme également, en quelques sortes, qu’il est nécessaire au salut de se laisser guider par le Siège apostolique : “ceux qui désirent le salut de leur âme” (ii qui salutem animae suae desiderunt), doivent aller au siège apostolique pour recevoir l’explication des enseignements des Conciles (ad apostolicam sedem pro recipienda ratione conveniant). 


10- Saint Euloge d’Alexandrie (c. 580-600)

Ce n’est ni à Jean ni à aucun autre des disciples que le sauveur a dit : “Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, etc.”, mais c’est à Pierre seul, qui devait le renier, expier sa faute par les larmes de la pénitence, afin qu’il fut plus indulgent à l’égard des pécheurs.

Saint Euloge fut patriarche melkite d’Alexandrie entre 580 et 608. De ses écrits on ne trouve que peu de traces, on connaît surtout ceux qui sont cités et commentés par Photius. Photius commentait ce passage en exprimant son désaccord avec le patriarche d’Alexandrie, estimant que le “pouvoir des clés” désigne le pouvoir de lier et de délier les péchés que tous les apôtres ont reçu ainsi que les évêques leurs successeurs. Nous pouvons donc voir ici que Euloge, proche du pape Saint Grégoire le Grand, et malgré son statut de patriarche, croit que Pierre seul à l’exclusion des autres apôtres a reçu “le pouvoir des clés”, un gouvernement suprême sur l’Église. 


11- Saint Théodore Studite (c. 810)

Au très saint et souverain Père des Pères, à mon Seigneur Léon, Pape apostolique, Théodore, très humble prêtre et higoumène de Stoudion. Puisque c’est à Pierre le grand que le Christ notre Dieu, après lui avoir donné les clés du royaume des cieux, a conféré la dignité de chef du troupeau, c’est à Pierre, c’est-à-dire à son successeur, qu’il faut soumettre toutes les nouveautés hérétiques introduites dans l’Église universelle par ceux qui s’écartent de la vérité.

 Έπειδήπερ Πέτρω τώ μεγάλω δέδωκε Χρίστος ό Θεός μετά τας κλείς της βασιλείας τών ουρανών και το της ποιμνιαρχίας αξίωμα’ προς Πέτρον ήτοι τον αύτοΰ διάδοχον ότιοΰν καινοτομούμενον έν τη Καθολίκί) ‘Εκκλησία παρά τών άποσφαλλομένων της αληθείας άναγκαϊον άναφέρεσθαι.

Lettres, livre Ier, 33 ; P. G., t. XCIX, col. 1017 Β

Le meilleur “argument ad hominem” en faveur du catholicisme vis à vis des schismatiques orientaux est peut-être la doctrine de Saint Théodore Studite. Ces schismatiques honorent Saint Théodore comme une des plus grandes gloires de l’orthodoxie, un intrépide défenseur de la foi et du culte des icônes. Or Saint Théodore, comme d’autres saints du monastère du Stoudion, témoigne à plusieurs reprises de sa foi en la primauté et même l’infaillibilité pontificale. Confrontés aux défaillances du patriarche de Constantinople et à la violence des persécutions temporelles contre l’orthodoxie, les Studites ont compris mieux que d’autres la nécessité de s’appuyer sur le successeur de Saint Pierre, “roc de la foi”, centre de l’unité chrétienne et de la doctrine apostolique, qui continue d’enseigner la vérité quand le monde entier s’effondre. 


12- Théodore Abu Qurrah (c. 800-830)

Un exemple de témoignage des pouvoirs universels de la papauté extérieur au monde latin, et antérieur à la réforme grégorienne ou à la controverse photienne, est celui de Théodore Abu Qurrah, aussi appelé en Occident Aboucara (v. 750-v. 820). Aboucara est un personnage particulièrement intéressant : de formation gréco-syriaque (il se décrit lui-même comme un disciple de Saint Jean Damascène, ce qui doit s’entendre d’une manière symbolique car ce dernier est mort en 749), il écrit en langue arabe, et controverse contre les très nombreuses sectes, fausses religions et hérésies qui pullulent en Orient, spécialement à Harran, la ville dont il était évêque, en défendant toujours la doctrine catholique.

Le fait qu’il ait été confronté à tant de sectes différentes l’a poussé à donner à son exposé de la foi un caractère spécialement logique et exhaustif : précurseur de la scolastique en un certain sens, il utilise la raison et la philosophie d’Aristote (qui était mise en avant par les Arabes en ce temps) pour défendre les vérités de la foi, et aborde toutes choses d’une façon systématique et complète. Ceci explique qu’il a parlé plus abondamment de certains sujets sur lesquels d’autres Pères n’avaient auparavant pas jugé utile de s’attarder, ou n’en avaient pas eu l’occasion. Étant sans cesse au contact des fausses doctrines, Aboucara est poussé par une exigence apologétique spécialement forte.

Il est surtout connu pour sa controverse contre l’islam, qu’il a eu le courage de porter jusque devant le calife abasside Al-Mamun, dans une époque d’intenses débats intellectuels en Orient. Il est l’héritier d’une glorieuse tradition intellectuelle syriaque dont St Jean Damascène a été le plus grand représentant (“Le Damascène” et son “Exposé de la foi orthodoxe” est l’un des auteurs les plus cités par Saint Thomas d’Aquin dans la Somme théologique ; il semble en effet que l’exposé du Damascène soit la première “somme théologique” de l’histoire, le premier écrit qui expose de manière systématique et logique les différents dogmes de la foi). 

Avec Aboucara, apologète melkite du IXe siècle, nous sommes très loin, géographiquement et a fortiori intellectuellement, de la culture latine. Pourtant voici ce qu’Aboucara écrit, dans sa magistrale Démonstration de la foi de l’Eglise

Il faut noter que les Apôtres avaient pour chef saint Pierre à qui le Christ avait dit : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne triompheront point d’elle » (Matth., XVI, 18); à qui il dit aussi trois fois, après sa résurrection, près de la mer de Tibériade : « Simon, m’aimes-tu ? (Si tu m’aimes) Pais mes agneaux, mes béliers et mes brebis. » (Joan., xxi, 15-18.) Il lui dit ailleurs : « Simon, Satan a demandé de vous cribler comme on crible le blé, et j’ai prié pour toi afin que tu ne perdes pas ta foi; mais, à l’instant, tourne-toi vers tes frères et affermis-les. » (Luc, XXII, 31.)Vous voyez bien que saint Pierre est le fondement de l’Eglise propre au troupeau (des fidèles), et celui qui a sa foi ne la perdra jamais; c’est lui aussi qui est chargé de se tourner vers ses frères et de les affermir. Les paroles du Seigneur : « J’ai prié pour toi afin que tu ne perdes pas ta foi; mais tourne-toi à l’instant vers tes frères et affermis-les », ne désignent pas la personne de Pierre ni les Apôtres eux-mêmes. Le Christ a voulu désigner par ces mots ceux qui tiendront la place de saint Pierre à Rome et les places des Apôtres. (…) Il est donc de toute évidence que ces mots désignent les successeurs de saint Pierre, qui ne cessent en effet d’affermir leurs frères et ne cesseront jamais jusqu’à la fin des siècles.”

Aboucara continue appuie ensuite son propos par une énumération des interventions des successeurs de Saint Pierre en défense de la foi : 

Vous savez bien que lorsque Arius se révolta, une assemblée fut réunie contre lui par l’ordre de l’évêque de Rome. Le saint Concile l’a condamné et a fait cesser son hérésie; (…) Ainsi lorsque Macédonius se révolta au sujet du Saint-Esprit, une assemblée fut réunie contre lui à Constantinople par l’ordre de l’évêque de Rome; ce concile rejeta l’hérésiarque et l’Église accepta sa décision comme elle avait accepté celle du premier. (…) Lorsque Nestorius se révolta en disant du Christ ce qu’il en a dit, l’Eglise rejeta sa doctrine et la porta, selon sa coutume, au saint concile, qui fut réuni à Ephèse par ordre de l’évêque de Rome (…) Lorsque Eutychès et Dioscore se révoltèrent en disant du Christ ce qu’ils en avaient dit, l’Eglise a repoussé leur hérésie et les Saints Pères se sont levés contre eux. Mais l’Eglise n’a pas accepté leur doctrine ni celle de ceux qui les contredisent, elle les a fait traduire au jugement du saint concile, selon sa coutume. Le quatrième concile a été réuni alors à Chalcédoine par l’ordre de l’évêque de Rome; il les a excommuniés et a fait cesser leur hérésie (…) Quand Macaire, Cyrus et Sergius se révoltèrent et enseignaient leurs erreurs au sujet du Christ, l’Eglise refusa d’accepter leur opinion et plusieurs Pères s’élevèrent contre eux pour les discuter et repousser leur hérésie. Mais l’Eglise n’a pas accepté absolument leur opinion ni celle de leurs adversaires; elle les a portées au concile, selon sa coutume. Alors le Ve concile a été convoqué à Constantinople par l’ordre de l’évêque de Rome qui les a excommuniés et fait cesser leur hérésie (…)

Il conclut sa profession de foi, en rappelant qu’elle est fondée sur Saint Pierre : 

Mais, nous, orthodoxes et enfants de la sainte Eglise, nous rendons gloire et action de grâces au Christ, notre Dieu, qui nous a accordé la bonne volonté et l’obéissance aux saints conciles que le Saint-Esprit a fait parler. Nous sommes dans sa maison et dans le bercail de ses troupeaux. Par sa protection,nous sommes sauvés de Satan qui, comme un loup dévorant,rôde autour de nos âmes pour surprendre celui qui se hasarde à sortir de l’Église et en faire sa proie. Nous supplions notre Seigneur et notre Dieu Jésus-Christ de nous affermir pour toujours sur le roc de son Église sainte et de nous faire boire la liqueur de sa douce doctrine. Nous serons ainsi enivrés de son amour qui remplit nos âmes et nos cœurs de joie et de bonheur en nous portant à lui obéir par l’observation de ses commandements, pour vivre éternellement et hériter son royaume céleste préparé pour tout ce qui a été édifié sur le fondement de saint Pierre par le Saint-Esprit. Esprit-Saint, faites-nous connaître le Christ, le Fils éternel de Dieu, qui s’est incarné de la Vierge Marie par le Saint-Esprit pour notre salut.

À lui soit la gloire, la puissance, la majesté et l’adoration, avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.

Ce témoignage de foi éclatant est plus que suffisant pour prouver que la papauté et les prétentions qu’elle a eu contre les “orthodoxes” n’ont pas été “inventées par les Latins” à une époque tardive : si un disciple de Saint Jean Damascène, de culture grecque, syriaque et arabe, parle en des termes aussi limpides de la papauté un demi-siècle avant la révolte de Photius, c’est bien que cette doctrine fait partie d’un dépôt de foi qui dépasse l’Occident latin.

On peut voir d’ailleurs une similitude de sentiments entre l’apologète melkite et les moines du Stoudion dont il est contemporain : peut-être était-il familier de leur doctrine, ou peut-être a-t-il simplement reçu cette même doctrine apostolique d’une source indépendante, de ses maîtres syriaques ou grecs. 


13- Photius lui-même affirme la primauté pontificale (c. 860)

Pour faire taire définitivement ceux qui prétendent que la primauté pontificale est une idée complètement étrangère aux Pères et aux chrétiens d’Orient, nous invoquons le témoignage de Photius lui-même : cet homme néfaste s’est séparé de Rome pour des raisons étrangères à la foi, et sa construction d’un arsenal théologique anti-romain n’intervient qu’après qu’il se soit vu refuser par le pape l’investiture en tant que patriarche de Constantinople. Dans un premier temps, Photius a enseigné, en unisson avec toute la tradition apostolique : 

  • Que Saint Pierre est le chef des Apôtres.
  • Que l’évêque de Rome est le successeur de Saint Pierre dans sa primauté. 

L’étude du R. P. Martin Jugie sur le sujet, dans laquelle les lecteurs pourront trouver toutes les citations originales en grec et bien d’autres citations encore, a de quoi ébranler toute la “mythologie” des schismatiques sur leur père fondateur, et confirmer le fait que la primauté romaine était acceptée par tous les orthodoxes avant les innovations de Photius.  Il a soutenu l’action de Grégoire Asbestas qui, en invoquant explicitement les canons du Concile de Sardique, en appelle à l’autorité du pape pour juger en appel la sentence de déposition du patriarche Ignace à son égard. Puis, après avoir lui-même usurpé le trône d’Ignace, Photius tente de se faire reconnaître par Rome et envoie une lettre pleine de respect à celui qu’il considère, à l’évidence, comme le successeur de Saint Pierre. Une partie de son argumentation contre Ignace est précisément le fait que celui-ci n’aurait pas respecté les prérogatives de l’évêque de Rome ! Avant que la condamnation définitive à son égard n’ait lieu, on trouve de la part de Photius une lettre au pape Nicolas Ier, déclarant que celui-ci et ses prédécesseurs avait reçu “la primauté”, bien qu’il glisse cette déclaration au milieu d’une critique sur le respect des canons :

les vrais canons doivent être gardés par tous, mais principalement par ceux que la Providence a amené à gouverner les autres; et parmi ces derniers, ceux qui ont en partage la primauté doivent briller entre tous par leur fidélité à les observer, car plus ils sont hauts placés, plus ils doivent s’attacher à la règle. (…) C’est pourquoi Votre Béatitude, prenant soin de faire observer la discipline ecclésiastique et suivant la droite ligne des canons, ne doit pas recevoir indistinctement sans lettres de recommandation ceux qui vont d’ici à Rome

P.G., t. CII, 596, 609

Ces actions et ces déclarations ne sont pas simplement des convenances ou des ruses : elles expriment simplement la manière dont les chrétiens orthodoxes considèrent le pape à l’époque, Photius compris, c’est à dire comme le successeur de Saint Pierre, héritier de la primauté et père de tous les chrétiens, doté d’une juridiction suprême, capable de briser en appel la sentence d’autres évêques, capable même de décider du sort du très puissant patriarcat de Constantinople. 

Le vendredi saint de l’année 861, Photius prêche un sermon sur l’espérance et la miséricorde dans l’église Sainte-Irène à Constantinople. Il invoque l’exemple du reniement de Saint Pierre, en disant que Dieu lui a donné la dignité de chef des apôtres et de pierre fondamentale de l’Eglise malgré ses péchés :

Voyez Pierre, leur disait-il; à la voix d’une servante, il renia son Maître, déclarant avec serment ne pas le connaître. Mais il lava la souillure de son apostasie par des larmes si abondantes qu’il ne déchut point de sa dignité de coryphée du chœur apostolique, qu’il a été établi pierre fondamentale de l’Eglise et qu’il a été proclamé par Celui qui est la Vérité même porte-clefs des cieux

S. ARISTARCHIS, t. I, p. 481-482

L’expression “coryphée” (κορυφαῖος, “chef de chœur”)  pour désigner Saint Pierre est d’ailleurs empruntée à Saint Jean Chrysostome. 

Dans la question 97 à Amphiloque, il déclare que Dieu a permis la chute de Pierre justement parce qu’il avait prévu de lui donner la primauté, et de le rendre compatissant pour les pécheurs dans son gouvernement : 

C’est dit-il, parce que Pierre devait recevoir le gouvernement de l’univers. Instruit par sa propre expérience, il se montrerait ainsi plein de bonté et d’indulgence à l’égard des pécheurs pénitents

Quaestio XCVII ad Amphilochium, P. G., CI, 608 C

Ce n’est que plus tard, après sa condamnation et déposition par le pape en 863, que Photius rédige un opuscule A ceux qui disent que Rome est le premier siège, dans lequel il laisse libre cours à son mépris des Latins et parle en des termes amers et violents. Il reprend le mythe de la “primauté de Saint André” par rapport à Saint Pierre, inventé du durant le schisme d’Acace (484-519), contredisant ce qu’il avait auparavant enseigné sur la primauté de Saint Pierre parmi les apôtres.

Quant à savoir si Photius considérait l’évêque de Rome comme le successeur de Saint Pierre, on peut dire qu’il connaissait ce principe aussi bien que tous les chrétiens de son temps, et qu’il l’affirme même dans son libelle contre la primauté : “Si Rome est le premier siège parce qu’elle reçut pour évêque le Coryphée, la primauté reviendra plutôt à Antioche. Pierre fut, en effet, évêque d’Antioche, avant de l’être de Rome”. Il appelle à plusieurs reprises le siège de Rome “trône apostolique par excellence”, même après le schisme, reconnaissant cette filiation avec Saint Pierre.  

Notons que Photius, qui était un homme orgueilleux, ambitieux et perfide, qui a changé de positions plusieurs fois suivant les circonstances (se montrant très courtois avec Rome dans les moments où il avait l’espoir d’être reconnu comme le patriarche légitime de Constantinople), n’était pas très aimé même parmi les schismatiques et n’a gagné leur admiration qu’assez tard dans l’histoire, quand ils ont senti le besoin de solidifier leur théologie anti-romaine. Ce n’est qu’à partir de 1911 que “Saint Photius” est fêté dans le calendrier de l’église de Constantinople. Il est en effet leur fondateur d’un point de vue logique et doctrinal, et il leur faut sauver Photius pour continuer d’être schismatiques, car si Photius est condamnable ils le sont autant que lui. Le schisme de 1054 est une conséquence directe des écrits et des scandales de Photius, bien que l’Eglise de Constantinople se soit réconciliée avec Rome et ait maintenu la communion jusqu’à cette date, non sans difficultés ; les arguments et surtout l’état d’esprit de Photius ont laissé des traces durables et préparé, par une espèce de mépris par principe des Latins et de tout ce qui vient d’Occident, la séparation finale. 


Conclusion

Nous avons vus de multiples témoignages patristiques, dont certains sont extérieurs à l’Occident, qui établissent sans discussion possible : 

  • Que l’on accordait à l’évêque de Rome une place spéciale et sans équivalent dans l’Eglise en raison des paroles de l’évangile contenues en Matthieu XVI où sont imposées à Saint Pierre “les clés du royaume des cieux”. 
  • Que cette primauté est d’abord une primauté de juridiction, une capacité à juger des causes relatives à n’importe quelle autre partie de l’Eglise, spécialement pour trancher un conflit n’a pas pu se résoudre au niveau local. 
  • Que cette primauté s’accompagne aussi d’un pouvoir spécial d’enseigner la vraie doctrine chrétienne, sans risque de corruption. Les jugements doctrinaux du Siège apostolique ont toujours été reconnus, par les véritables orthodoxes, comme des jugements définitifs. 

Si des discussions continuent d’avoir lieu sur la nature “papiste” des différents extraits que nous avons discutés, ce n’est pas parce que ceux-ci seraient fondamentalement ambigus, insuffisants ou mal traduits. C’est plutôt, nous devons l’admettre, parce que certains refusent par principe l’idée de la papauté. Ils ont endurci leur cœur et fait profession de lutter contre la vérité apparente pour défendre des doctrines qui leur plaisent davantage, pour des raisons étrangères au zèle pour la foi ; certainement pas en raison d’un souci de rigoureuse fidélité aux témoignages des Pères.

Jean-Tristan B.

Pourquoi être catholique plutôt qu’orthodoxe (2/7)


Raisons patristiques : les Pères affirment la papauté


3- Les Pères affirment négativement la papauté, en ne protestant pas contre les prétentions de Rome

Avant d’étudier les témoignages positifs des Pères en faveur de la papauté, il nous faut nous arrêter sur un point qui est rarement évoqué, et qui a pourtant toute son importance dans le débat entre catholiques et schismatiques : où sont les témoignages des pères contre la papauté ? 

La réponse est très simple, il n’y a jamais eu de protestation des Pères à l’égard des titres et des prétentions de l’Eglise de Rome, qui – contrairement à la légende moderne colportée par les universitaires de gauche et par les ennemis de l’Eglise en tout genre – ne sont pas soudainement apparus au milieu du Moyen-Age, sous l’impulsion des moines de Cluny et de la réforme grégorienne, alors que l’ensemble des chrétiens auraient auparavant vécu sous le régime de la “pentarchie”, où les 5 patriarches les plus éminents de la chrétienté (Rome, Constantinople, Jérusalem, Antioche, Alexandrie) auraient dirigé l’Eglise sur une sorte de pied d’égalité. Cette conception de la pentarchie relève largement du mythe, car il a bien toujours existé une primauté de juridiction et de magistère de l’évêque de Rome (spécialement visible dans le fait que les évêques d’Orient y compris ceux de Constantinople, d’Antioche et d’Alexandrie recourent sans cesse à Rome 1) pour trancher les conflits et surmonter leurs difficultés internes, et 2) pour condamner les hérésies), qui n’est pas une simple primauté honorifique due au statut politique de Rome, mais une primauté due aux pouvoirs que le Christ a donné à Saint Pierre. 

Les schismatiques répondront peut-être qu’il n’y a pas eu de protestation contre la papauté car à cette époque les évêques de Rome n’avaient pas été gagnés par la “folie des grandeurs” de la réforme grégorienne, par les “idées extrémistes” du moine Hildebrand, devenu pape sous le nom de Grégoire VII. Si “folie des grandeurs” il y a, force est de constater qu’elle a commencé bien avant Cluny et qu’on en trouve des traces non équivoques dès l’antiquité, tout au long du Haut Moyen-Age, et pas uniquement en Occident. En vérité, ce que l’on constate dans l’histoire ancienne de l’Eglise est que les orthodoxes ne contestent jamais les prérogatives de Rome, tandis que seuls les esprits teintés de schisme et d’hérésie se plaignent d’un “abus de pouvoir” ou d’une mauvaise interprétation des évangiles en faveur de la primauté pontificale.

L’étude de Mgr Batiffol sur les titres de l’évêque de Rome dans l’antiquité et le début du Moyen-Age (Cathedra Petri, 1938) nous fournit de nombreux et éclairants exemples sur cette primauté romaine revendiquée et manifestée dès l’antiquité, et jamais contestée par les véritables orthodoxes. Une autre étude de ce type, plus élargie, a été réalisée en 2003 par Scott Butler et John Collorafi (Keys over the Christian world: Evidence for Papal Authority [33 A.D.- 800 A.D.] from Ancient Latin, Greek, Chaldean, Syriac, Armenian, Coptic and Ethiopian documents). Nous en recommandons la lecture à ceux qui souhaitent approfondir le sujet.

Pour cet article nous ne sélectionnons que quelques exemples d’histoire ancienne de l’Église, dont certains datent d’avant que l’Église ait développé le moindre lien avec les autorités de l’empire romain, dans lesquels il est évident que Rome a revendiqué une primauté, non seulement en paroles mais en actes, et que cette primauté n’a pas fait l’objet d’une contestation forte et durable, l’ensemble des chrétiens la considérant comme normale même si certains ont contesté parfois la manière ou le sujet sur lesquels elle s’appliquait. Le principe de la primauté romaine était, implicitement ou explicitement, accepté par les chrétiens les plus orthodoxes, y compris en Orient.

Il est absurde de prétendre que ce principe est lié au prestige politique de la ville, dans un contexte où cette ville, mondialement réputée pour ses mœurs débauchées, est le siège d’un empire païen persécuteur, et aussi – ce qui ne manque pas d’importance – dans un contexte où la chrétienté romaine est beaucoup plus culturellement influencée par l’Orient que l’inverse (la liturgie même de l’église de Rome est en grec jusqu’au IVème siècle, et beaucoup de papes sont d’origine orientale). Rome, d’une manière générale, est d’un prestige culturel inférieur à l’Orient et les Romains de la haute société parlent grec en signe de distinction. Il n’y a aucune “primauté honorifique” crédible qui puisse être attachée à Rome par opposition aux autres sièges apostoliques avant que l’empire romain ne devienne chrétien. Seule la transmission du pouvoir de la primauté de Saint Pierre aux évêques de Rome peut expliquer ce qui s’est passé dans les épisodes d’histoire (très) ancienne de l’Église ci-dessous. 


1- La controverse sur la date de Pâques (c. 190)

Alors que l’Eglise vivait encore dans les catacombes, les contacts humains et épistolaires entre les différentes Églises et spécialement entre Rome et les Églises d’Orient étaient permanents. L’Occident et l’Orient ont en ce temps-là un mode de calcul différent pour la date de Pâques, l’Orient suivant l’ancienne coutume juive. Ce sujet inquiétait les papes du IIème siècle qui craignaient de voir une différence aussi importante entre l’Orient et l’Occident dans la loi de prière.

Le pape Victor Ier (189-199) s’empare de ce sujet d’une manière violente et excommunie les évêques d’Asie mineure : comment interpréter une telle action ? Il est impossible que l’évêque de Rome ait pris cette initiative si extrême, s’il n’estimait pas (et si l’ensemble des chrétiens n’estimaient pas) qu’elle était fondée en droit. Cette décision, sans doute excessive, fut contestée par les intéressés : mais il est fort intéressant d’étudier dans quels termes prennent place la contestation. Eusèbe de Césarée, dans le Vème tome de son Histoire ecclésiastique, explique que les Asiates ont contesté la violence de l’action, mais pas les pouvoirs de l’évêque de Rome : on ne voit aucun de ces anciens pères, bien qu’ils expriment un fort désaccord, contester comme le fit Photius que l’évêque de Rome ait même le droit d’excommunier un autre évêque en dehors de sa juridiction territoriale spécifique. Voyez le passage d’Eusèbe : 

Sur ce, le chef de l’église de Rome, Victor, entreprend de retrancher en masse de l’unité commune les chrétientés de toute l’Asie ainsi que les églises voisines, les tenant pour hétérodoxes. Il notifie par lettres et déclare que tous les frères de ces pays-là sans exception étaient excommuniés. Mais cela ne plut pas à tous les évêques, ils l’exhortèrent au contraire à avoir souci de la paix, de l’union avec le prochain et de la charité : on a encore leurs paroles ; ils s’adressaient à Victor d’une façon fort tranchante. Parmi eux encore se trouve Irénée, il écrivit au nom des frères qu’il gouvernait en Gaule. Il établit d’abord qu’il faut célébrer seulement le jour du dimanche le mystère de la Résurrection du Seigneur ; puis, il exhorte Victor respectueusement à ne pas retrancher des églises de Dieu tout entières qui gardent la tradition d’une coutume antique et donne beaucoup d’autres avis

Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique, V, 24

Ainsi les évêques concernés, par la voix du grand Saint Irénée, “exhortent respectueusement” le pape de “ne pas retrancher des églises”. Si n’importe quel autre évêque, même un patriarche, avait pris une décision similaire en dehors de sa province ecclésiastique, il aurait été rappelé au fait que ses pouvoirs ne sont pas illimités. Ici pourtant, l’évêque de Rome excommunie les évêques d’Asie, bien loin du “patriarcat occidental” dont aiment parler les schismatiques modernes, et se voit respectueusement demander par Saint Irénée de lever son excommunication, ce qui sous-entend que celle-ci a une forme de validité, autrement il suffirait de l’ignorer. Si les chrétiens d’Orient avaient été animés à l’époque des mêmes sentiments que Photius, le schisme général entre Rome et l’Orient aurait commencé en 190. La manière dont a agi Victor Ier contre les Asiates est sans doute plus choquante que la manière dont a agi le pape Nicolas Ier à l’égard de l’usurpateur Photius. Pourtant, les vénérables Pères de l’Eglise apostolique n’ont pas entrepris à cette occasion de nier que Rome soit “le premier siège”. Suite à cette controverse, l’usage oriental de la célébration de la Pâque s’est peu à peu entièrement aligné sur celui de l’Eglise de Rome. 


2- La controverse sur le Baptême des hérétique (c. 250)

Dans la tourmente des persécutions de Dèce (249-250), de nombreux chrétiens ont malheureusement apostasié en acceptant de brûler un grain d’encens aux idoles. Une fois la persécution terminée, nombreux sont ceux qui demandent à être pardonnés et réintégrés dans la communion de l’Eglise. Le statut de ces lapsi divise : certains estiment que l’attitude de l’Eglise, qui consiste à accorder l’absolution aux apostats, est trop laxiste, parmi eux Novatien qui fait schisme et prétend être l’évêque légitime de Rome, et refuse d’accepter à la communion les lapsi pénitents.

A mesure que les persécutions s’éloignent, la secte de Novatien commence rapidement à s’étioler. De nombreux novatianistes veulent revenir dans l’Eglise : la question se pose de savoir s’il est nécessaire de baptiser à nouveau ceux qui ont été baptisés dans la secte novatienne. Saint Cyprien, et avec lui de nombreux évêques africains, défend l’opinion selon laquelle ce second baptême est nécessaire. Le Pape Etienne Ier (254-257) non seulement défend la doctrine contraire (selon laquelle le baptême des hérétiques et des schismatiques est valide, et qu’il est sacrilège d’effectuer un second baptême), mais impose aux autres évêques de rétracter la doctrine du second baptême. S’en suit une lutte passionnée avec le pape qui mène l’Eglise africaine au bord du schisme. 

De cet épisode, les schismatiques tentent parfois de puiser des preuves de “l’opposition de Saint Cyprien à la primauté romaine”. La question est en réalité complexe et Saint Cyprien, bien qu’il ait pu agir avec un mauvais esprit, n’a jamais véritablement cherché à réfuter la doctrine de la primauté. 

On pourrait tenter par exemple d’utiliser ce passage  :

Il ne faut point se retrancher derrière la coutume, mais vaincre par la raison. Pierre, que le Seigneur a choisi tout d’abord, et sur lequel il a bâti son Église, se trouvant par la suite en désaccord avec Paul au sujet de la circoncision, ne montra point d’arrogance ou de prétention insolente ; il ne dit point qu’il avait la primauté, et que les nouveaux-venus et les moins anciens devaient plutôt lui obéir, et il ne méprisa point Paul, sous le prétexte qu’il avait été persécuteur de l’Église, mais il se rendit de bonne grâce à la vérité et aux justes raisons que Paul faisait valoir. Il nous donnait ainsi une leçon d’union et de patience, et nous apprenait à ne point nous attacher avec obstination à notre propre sentiment, mais à faire plutôt nôtres, quand elles sont conformes à la vérité et à la justice, les idées bonnes et salutaires qui peuvent nous être suggérées par nos frères et nos collègues

Saint Cyprien, épître 71

Ce massage montre plutôt : 

  • Que Saint Cyprien est d’accord pour dire que “le Seigneur a bâti son Eglise sur Pierre”.
  • Que le pape de l’époque revendique la primauté.
  • Que Saint Cyprien ne dit pas qu’il est faux que Pierre ait la primauté, mais exhorte son successeur à agir avec humilité en acceptant les suggestions qui viennent de l’extérieur si elles sont vraies et justes, au lieu d’imposer toujours son avis au nom de la primauté. 

Saint Cyprien reste attaché à ses positions et convoque un concile des évêques d’Afrique, de Numidie et de Maurétanie en septembre 256, pour affirmer plus solennellement la doctrine du second baptême. Le concile s’ouvre sur une déclaration qui semble critiquer l’attitude du pape : “car nul d’entre nous ne se pose en évêque des évêques, nul ne tyrannise ses collègues ni ne les terrorise pour contraindre leur assentiment, vu que tout évêque est libre d’exercer son pouvoir comme il l’entend, et ne peut pas plus être jugé par un autre que juger lui-même un autre”. La critique n’est pas directe mais simplement suggérée, car le contexte de la déclaration est un propos plus général sur le fait que chaque évêque participant à ce concile local est amené à exprimer librement son opinion sans craindre d’être persécuté. Cependant le terme “évêque des évêques” et le vocabulaire de la “tyrannie” et de la contrainte sont probablement un écho du ressentiment de Cyprien contre les revendications du pape.

Saint Cyprien et les évêques africains étaient-ils alors dans une position analogue à celle de Photius, niant la primauté du pape et rejetant ses enseignements ? Ce n’est pas ce que nous apprend l’histoire de cette controverse. Saint Jérôme, écrivant environ un siècle et demi plus tard[1], nous apprend que :

  • Saint Cyprien et le concile de Carthage ont envoyé leur décret conciliaire au pape.
  • Que le pape (Sixte II, successeur d’Etienne) a refusé leur doctrine.
  • Que ces évêques rétractèrent leur opinion suite à la condamnation du Pape, pour accepter la doctrine de la validité du baptême conféré en dehors de l’Eglise.

La controverse s’est donc terminée, après plusieurs remous, par une acceptation de l’enseignement du pape de Rome. Nous avons conservé très peu de traces des interventions de Rome dans cette controverse, en dehors d’une citation du pape Etienne dans une épître de Saint Cyprien ; il est possible qu’à un moment donné, le pape – qui jusque là tentait de convaincre ceux de l’opinion adverse plutôt que de leur imposer une doctrine – a clairement usé de son autorité apostolique pour trancher le débat, et que Saint Cyprien – qui connaissait mieux que quiconque le principe de la primauté, exprimé dans son traité sur l’unité de l’Eglise – a fini par accepter de se rétracter.


3- La controverse arienne et le concile de Sardique (343)

Après la condamnation de l’arianisme par le concile de Nicée (325), un grand nombre d’évêques orientaux se sont malheureusement laissés séduire par des versions « modérées » de l’hérésie arienne et ont activement combattu les défenseurs de l’orthodoxie, dont le plus célèbre fut Saint Athanase, évêque d’Alexandrie entre 328 et 373.

L’empereur Constantin a légalisé le christianisme (313), soutenu l’Eglise et demandé la convocation du Concile de Nicée, mais il est cependant fort novice en théologie et n’est pas lui-même pas véritablement chrétien (il sera baptisé sur son lit de mort par un évêque arien). Pour des raisons non exactement élucidées, peut-être parce qu’il se préoccupe surtout de l’unité extérieure des chrétiens et que l’arianisme modéré est devenu la position majoritaire, il finit par renverser sa politique pour défendre les ariens. Ainsi dans les dernières années de la vie de Constantin (330-337), le parti des ariens devient le plus puissant dans la chrétienté.

Les ariens entreprennent de déposer Saint Athanase lors du concile d’Antioche (335), dirigé par Eusèbe de Nicomédie. A partir de ce moment, l’évêque de Rome entreprend, de sa propre autorité, de briser les décisions illégitimes des évêques d’Orient. Nous voyons le pape prendre fait et cause pour Saint Athanase, et agir véritablement comme s’il était l’autorité suprême dans l’Eglise ; qualité qui ne lui était contestée, en réalité, que par les sympathisants de l’arianisme.

L’historien Socrate de Constantinople (qui écrit son Histoire ecclésiastique vers 440) commente le conciliabule d’Antioche en disant qu’il est illégitime précisément parce que l’évêque de Rome n’était ni présent ni représenté :

Jules Evêque de Rome n’y assista point non plus, et n’y envoya personne en sa place, bien que selon un ancien Canon, il n’était pas permis de rien ordonner dans l’Eglise, sans le consentement de l’Evêque de Rome.

Socrate le Scholastique, Histoire ecclésiastique, Livre II, chapitre 8 dans PG, 67/195

De « l’ancien canon » mentionné par Socrate, nous ne savons rien de précis. Ce commentaire est simplement un témoignage supplémentaire que la primauté du pape était crue les premiers chrétiens, au point d’être inscrite dans le droit ecclésiastique et ce avant le concile de Sardique dont nous discuterons bientôt. L’historien Sozomène (qui écrit aussi dans les années 440-450) rapporte substantiellement la même chose que Socrate, savoir que le pape a condamné le concile de Tyr et a rappelé qu’il était contraire aux canons de prendre une décision aussi grave pour l’Eglise que la déposition du patriarche d’Alexandrie sans son accord.

En 340, le pape tient un concile à Rome qui annule les décisions du concile de Tyr et rétablit Saint Athanase dans son droit. Pour donner un caractère plus solennel encore aux nouvelles définitions contre l’arianisme, les Occidentaux (surtout Saint Ossius de Cordoue, bras droit du pape ayant joué un rôle important lors du Concile de Nicée), appuyés par les empereurs Constant et Constance, souhaitent réunir un concile œcuménique. La localisation de Sardique (nom antique de Sofia, dans l’actuelle Bulgarie), entre Occident et Orient, est choisie pour permettre au plus grand nombre d’évêques de s’y rendre. La majorité des évêques d’Orient, sympathisants de l’arianisme, n’y participent malheureusement pas, ne supportant pas la présence de Saint Athanase, et multipliant les injures et les attaques contre Rome. C’est un véritable schisme entre l’Occident et la majeure partie de l’Orient qui s’en suit.

Le concile de Sardique rassemble néanmoins, d’après Sozomène, environ 300 évêques d’Occident et 76 d’Orient. D’autres historiens diminuent beaucoup le nombre d’évêques présents, mais cette question a peu d’importance. Les canons de ce concile relative à l’autorité du pontife de Rome (qui n’est par ailleurs même pas présent) témoignent de la foi des chrétiens de l’époque en une autorité suprême du successeur de Saint Pierre, contestée seulement par les sympathisants de l’arianisme :

3. (…) Si cependant un évêque pense qu’il fut condamné pour une affaire, qui à son avis n’est point mauvaise, mais bonne, en sorte que le jugement doive être révisé, s’il plaît à votre charité, honorons la mémoire de l’apôtre Pierre, et que les juges eux- mêmes écrivent à Jules, évêque de Rome, afin que le tribunal, le cas échéant, soit à nouveau constitué par les évêques de la province voisine et que lui-même envoie des arbitres; mais si un pareil tribunal ne peut être constitué -car c’est à lui de décider si l’affaire a besoin d’être révisée -, ce qui fut déjà décidé ne doit pas être remis en question et le décret rendu sera confirmé

Le 3e canon du concile de Sardique déclare que l’évêque de Rome a le pouvoir de réviser en appel la sentence d’un autre évêque, et que c’est « honorer la mémoire de l’apôtre Pierre » que de déclarer ce pouvoir. D’autres canons du même concile entrent dans le détail de ce thème de l’appel à Rome en cas de conflit de juridiction au niveau provincial.

Certains voudraient voir dans ces canons, et pourquoi pas dans la personne d’Ossius, l’origine de « l’invention de la papauté », dans le sens qu’un pouvoir de ce type n’existait pas auparavant et qu’il aurait été arbitrairement attribué à l’évêque de Rome par le concile de Sardique. Ces menteurs sont réfutés par le récit de Sozomène et de Socrate le Scolastique, qui témoignent que c’est en vertu d’un « ancien canon » que l’évêque de Rome proteste contre l’illégitimité du concile oriental réuni contre Athanase plusieurs années avant le concile de Sardique, et que ce pape Jules revendique à ce moment un droit de contrôle sur ces décisions qui pourtant ne relèvent pas de sa province ecclésiastique ou de son « patriarcat occidental ». Nous avons vu, dans les exemples précédents, que cette revendication du pape à réguler les affaires de l’Eglise universelle s’est déjà manifestée aux IIe et IIIe siècles. Le concile de Sardique ne fait donc que confirmer des notions déjà existantes dans la mentalité chrétienne et dans le droit canon. 

Nous voyons dans cette affaire que Saint Athanase et tous les orthodoxes acquiescent, tacitement par leur silence, ou explicitement par leur ratification, au pouvoir suprême de l’évêque de Rome dans l’Eglise, un pouvoir tel que celui-ci peut briser en appel n’importe quelle sentence prononcée à un niveau inférieur de la hiérarchie ecclésiastique.


4- L’affirmation de la papauté par le concile de Rome (382)

Peu de temps après le Ier concile de Constantinople (381), l’empereur Théodose Ier réunit un autre synode à Constantinople, auquel le pape ne participe pas : Damase Ier réunit plutôt un concile à Rome, qui est surtout célèbre pour avoir été l’occasion de la définition du canon des Saintes Ecritures. Le concile déclare en outre :

La sainte Église romaine n’a pas été placée en avant des autres par quelque décision synodale mais a obtenu le premier rang par la voix évangélique de notre Seigneur et Sauveur, puisqu’il dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur elles, et je te donnerai les clefs du Royaume des cieux et tout ce que tu auras lié sur terre sera lié aussi dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur terre sera aussi délié dans les cieux » (Matthieu 16, 18). La société du très bienheureux Paul, le vase d’élection, lui a été ajoutée, lui qui, combattant, n’a pas été couronné à un (moment) différent, comme les hérésies (le) coassent, mais (l’a été) au même moment, en un seul et même jour, par une mort glorieuse, avec Pierre, dans la ville de Rome, sous le César Néron. Ils consacrèrent également la susdite sainte Église romaine au Seigneur Christ et la placèrent devant toutes villes dans le monde entier par leur puissance (praesentia) et leur triomphe à vénérer. Le premier rang de l’apôtre Pierre revient donc à l’Église romaine, qui n’a ni tache, ni ride, ni rien de ce genre (voir Éphésiens 5, 27). Le deuxième siège a été consacré au nom du bienheureux Pierre par son disciple et évangéliste Marc à Alexandrie, lui qui, envoyé par l’apôtre Pierre, a prêché la parole de vérité et a consommé le glorieux martyre en Égypte. Et c’est du bienheureux Pierre qu’à Antioche on tient l’honorabilité du troisième siège, parce que c’est là-bas qu’il s’était rendu avant d’habiter à Rome et (parce que) c’est là-bas que pour la première fois le nom de chrétiens s’est manifesté (Actes 11, 26) (comme celui d’) une nouvelle nation

Texte tiré du Decretum Gelasianum, 3, éd. E. von Dobschütz, Leipzig, 1912, p. 7 ; “Latin Lists of the Canonical Books. I. The Roman Council under Damasus, A.D. 382”, introd. et éd. C. H. Turner, Journal of Theological Studies, 1, 1899, p. 560.

Il apparaît donc que dès le IVème siècle, les papes énoncent ouvertement la doctrine finalement rejetée par Photius au IXème siècle, et par ses héritiers du XIème siècle, en déclarant que la primauté de Rome provient du premier rang de l’apôtre Pierre, et des paroles prononcées par le Christ sur « les clés du royaume des cieux ».


Conclusion

Ces différents épisodes de l’histoire de l’Eglise nous apprennent   :

  • Que la prétention à la primauté de la part de Rome existe depuis l’antiquité la plus reculée (exemples des IIème, IIIème et IVème siècles).
  • Que cette prétention n’a rien à voir avec la place de la ville dans l’empire romain, mais est explicitement reliée aux paroles de l’évangile sur Saint Pierre.
  • Que cette prétention à la primauté n’a pas suscité, parmi les Pères de l’Eglise et plus généralement parmi les orthodoxes, de condamnation ou de réfutation.
  • Que les protestations des premiers chrétiens contre les actions de Rome
    • Ne portent pas sur le principe même de la primauté.
    • Se plaignent de la sévérité de certains papes, mais sans nier leur droit à agir pour réguler les affaires des Eglises à travers le monde.
    • Ont tendance à cesser une fois que Rome a exprimé sa volonté de manière suffisamment ferme, et que ceux qui entendent cette volonté sont suffisamment pieux et orthodoxes.

Nous avons donc une affirmation au moins négative de la papauté de la part des Pères qui ne protestent pas contre ces revendications continuelles à la primauté de juridiction et même à l’autorité doctrinale suprême de la part de Rome. Nous verrons, dans la partie suivante, que plusieurs Pères ont plutôt explicitement soutenu ces revendications.

Jean-Tristan B.


[1] Blessed Cyprian… condemning the baptism of heretics, sent [the acts of] an African Council on this matter to Stephen, who was then bishop of the city of Rome, and the twenty-second from Blessed Peter; but his attempt was in vain. Eventually the very same bishops, who had laid down with him that heretics were to be rebaptized, returning to the ancient custom, published a new decree. [Contra Lucif., 23. PL 23: 186]

Pourquoi être catholique plutôt qu’orthodoxe (1/7)

12 raisons de rejeter le schisme oriental

Il se manifeste ces derniers temps une étrange sympathie pour les “orthodoxes” dans les milieux catholiques conservateurs ou traditionalistes, ce qui est un grave paradoxe quand on considère que la raison d’être du traditionalisme est principalement le rejet de l’œcuménisme de Vatican II, de cette sympathie excessive pour les “frères séparés” qui pousse à rejeter la doctrine catholique sur la nature de l’Eglise et la nécessité d’être en communion avec le Saint-Siège pour être un véritable chrétien et sauver son âme. 

On considère qu’il y a “peu de différences” entre ces “orthodoxes” et les catholiques, qu’ils sont plus proches de notre foi que ne l’est Vatican II, qu’ils sont dignes d’admiration. Cette sympathie grandit chez certains jusqu’au point de provoquer une apostasie : un rejet du catholicisme pour rejoindre la soi-disant orthodoxie, car l’orthodoxie aurait “conservé la vraie foi” tandis que Rome s’égare non seulement depuis Vatican II, mais même depuis le Moyen-Age ou la fin de l’empire romain.

Face à cette dangereuse tendance, qui procède de l’ignorance des choses de la foi et de l’affaiblissement de la charité, nous avons souhaité rappeler pourquoi, en présence de Dieu, nous devons absolument être catholiques et pas “orthodoxes” si nous voulons sauver notre âme. 

Nous prions Dieu et ses saints de dissiper les mensonges des schismatiques, qui cachent sous milles arguties et sophismes subtils leur orgueil et leur nationalisme, qui sont la seule cause de leur rejet de l’autorité bienfaisante et sanctifiante du bienheureux Pierre : car en effet, ni les saintes écritures, ni la lecture des saints Pères, ni la considération de l’histoire de l’Eglise, ni la raison et la logique ne permettent de rejeter l’autorité de Pierre et de ses successeurs sur l’ensemble de l’Eglise.

Comme nous aurons l’occasion de le voir, les schismatiques ont pour procédé de refuser le sens évident des textes polémiques ou problématiques, et de complexifier excessivement le sujet afin de le faire apparaître comme plus embrumé qu’il ne l’est réellement, et prétendre que les Ecritures ou les Pères parlent d’un tout autre sujet que ce qui est immédiatement apparent. Les catholiques pour leur part se contentent d’interpréter ces citations suivant leur sens évident et en lien avec leur contexte immédiat et éloigné, suivant les règles classiques de l’interprétation, puisqu’ils ne cherchent pas à cacher dans l’obscurité les vérités que contiennent ces citations. 

Puissent les chrétiens ne pas tomber dans les pièges des schismatiques, ne pas se laisser détourner par les quelques apparences de piété et de tradition qu’ils mettent en avant, et rester ou revenir dans le giron de l’unique et véritable Église, hors de laquelle il n’y a point de salut, celle que Jésus-Christ a fondé sur Pierre. Ainsi soit-il.  


SOMMAIRE

  • I- Raisons scripturales
    • 1- La papauté est affirmée dans les Évangiles
    • 2- La papauté est visible dans les Actes des Apôtres
  • II – Raisons patristiques
    • 3- Les Pères affirment négativement la papauté, en ne protestant pas contre Rome
    • 4- Les Pères affirment positivement la papauté, en défendant Rome
    • 5- Les Pères affirment le Filioque
  • III – Raisons historiques
    • 6- La bienfaisance de Rome dans l’histoire de la chrétienté
    • 7- Les saints affirment la papauté
    • 8- Les miracles se produisent dans la communion catholique
    • 9- La soumission des schismatiques au pouvoir temporel
  • IV – Raisons intrinsèques
    • 10- La monarchie est le gouvernement le plus parfait
    • 11- Les chrétiens ont besoin d’une autorité juridictionnelle suprême
    • 12- Les chrétiens ont besoin d’une autorité doctrinale suprême

Raisons scripturales : les Écritures affirment la papauté

Saint Pierre et Jésus, Eglise Saint-Germain-l’Auxerrois (Paris)

1- La papauté est affirmée dans les Évangiles

Les Évangiles comportent deux principaux passages relatifs au primat de Saint Pierre. Le premier est celui de la promesse du primat, ou de la désignation de Pierre, comme devant recevoir une autorité suprême (Mt XVI, 13-20). Le second est l’imposition du primat, après la Résurrection, suite à la triple profession de Pierre (Jn XXI, 15-17).

Les protestants et les schismatiques veulent prétendre que ces textes, surtout Matthieu XVI, sont purement symboliques et n’ont aucun rapport avec la personne de Pierre spécifiquement. Pourtant tous les passages de la Bible, même ceux qui ont le sens symbolique le plus riche, ont aussi un sens littéral qui n’est pas contradictoire avec le sens symbolique. Il appartient en dernière instance à l’Église d’interpréter authentiquement les Saintes Écritures, mais même en l’absence du jugement de l’Église, il existe des règles ordinaires d’interprétation, et celles-ci n’excluent pas par défaut le sens littéral ou apparent.  

Une lecture honnête de ces passages, sans a priori, suffit à comprendre qu’il y a plus qu’un symbole, et que le Christ a un dessein particulier sur Pierre qui n’est pas le même dessein que pour les autres apôtres. Notre Seigneur impose certains pouvoirs aux apôtres collectivement, mais impose certains pouvoirs à Pierre spécifiquement à l’exclusion des autres, ainsi qu’il est visible dans ces deux passages des Évangiles. 

On peut voir dans le premier texte : 

  1. La raison pour laquelle Jésus donne à Simon cet étrange surnom de Cephas (“pierre” en araméen). Jusqu’ici, l’Évangile dit simplement que le Christ a imposé ce surnom à Simon fils de Jean, sachant qu’il ne s’agit pas d’un prénom à l’époque, mais bien d’un surnom qui évoque la pierre physique (Jn I, 42). Par ailleurs, dans la culture juive, le changement de nom n’est pas anodin : il signifie par exemple l’accession à une nouvelle fonction, ou un changement radical de vie, comme lorsque Saul devient Paul. Aucun autre apôtre n’a reçu du Christ un tel changement de nom : il y a donc une raison spéciale à cette particularité du nouveau nom de Simon. Dans ce passage, le Christ dévoile la raison de ce changement de nom, qu’il a décidé de sa propre autorité, et la nature de la fonction associée : il destine “Pierre” à être le fondement de son Église.
  1. Que la fonction de Pierre a un lien spécial avec la foi : en effet, le Christ déclare que Pierre sera le fondement de son Église après avoir obtenu de lui une profession de foi éclatante, que les autres apôtres n’ont pas été en mesure de fournir : “Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant”.  Notre Seigneur répond : “Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas, parce que ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais Mon Père qui est dans les Cieux” : ainsi le Christ dit à Pierre qu’il a professé la foi exacte par l’inspiration directe de Dieu, et non pas par ses propres forces. Il s’agit d’une préfiguration de l’infaillibilité pontificale. 
  1. Que Jésus promet de donner à Pierre une forme d’autorité suprême sur l’Église : “je te donnerais les clés du royaume des Cieux”. Le sens de cette expression s’éclaire assez naturellement lorsqu’on la compare à d’autres passages des Écritures. Tout d’abord les clés, lorsqu’elles sont en lien avec une entité politique telle qu’une ville ou un royaume, symbolisent dans la Bible (et plus généralement dans les civilisations qui ont connu des cités fortifiées) l’autorité suprême sur cette entité. Ensuite, le royaume des Cieux doit s’entendre ici comme l’Église, et non comme le paradis, bien que le folklore chrétien représente Saint Pierre comme ayant les clés des “portes du paradis”, ce qui relève du symbole. Le contexte nous permet de comprendre que le Christ parle ici d’une société humaine (puisqu’elle est sujette à des “clés”, comme une cité qui possède des portes), c’est-à-dire l’Église qu’il projette d’instituer. L’interprétation la plus simple et évidente de ce passage est donc : Jésus promet de donner à Pierre l’autorité suprême sur l’Église. Il n’y a pas d’autre manière cohérente d’interpréter cette phrase, surtout en considérant sa seconde partie sur le fait de “lier” et de “délier”, qui évoque dans la phraséologie juive les actes de gouvernement et de législation.
  1. Que l’autorité que Jésus promet à Pierre est spécialement étendue et universelle : “tout ce que tu lieras sur terre sera lié dans le Ciel, tout ce que tu délieras sur terre sera délié dans le Ciel”. Qu’on médite un instant cette phrase : prise dans son sens littéral, il n’y a aucune limitation posée à cette autorité des clés. Nous lisons bien “tout” serait susceptible d’être lié ou délié, selon le pouvoir qui lui a été donné. Ainsi on peut dire que la théocratie pontificale (qui n’est pas un dogme de foi) trouve son origine dans une lecture littérale de la Bible : les catholiques du Moyen Âge n’ont pas tiré de nulle part l’idée que le Saint Père possède un pouvoir suprême sur “tout”, même en matière temporelle. Même si l’on ne voulait limiter cette autorité qu’à la sphère ecclésiastique, qu’au “royaume des Cieux”, on voit qu’elle est absolument suprême dans ce domaine. 

On peut voir dans le second :

  1. Que le Christ prend à part Pierre spécifiquement, dans une scène où tous les apôtres sont présents, pour demander de lui des sacrifices et un dévouement supplémentaire : m’aimes-tu plus que ceux-ci
  1. Que le Christ demande spécifiquement le consentement de Pierre à sa volonté, en réitérant la même question à trois reprises : m’aimes-tu ? L’amour, dit Saint Thomas, consiste à vouloir le bien de la personne aimée, et à le poursuivre et le procurer autant qu’il est possible. Le Christ demande donc à Pierre s’il est prêt à poursuivre son bien, et par extension le bien de son Église : à la profession de Pierre, le Christ répond en lui commandant de “paître”, de prendre soin de son troupeau. L’un des effets de l’amour entre deux êtres est l’union des volontés : le Christ demande à Pierre cette union de sa volonté à la sienne, concernant le bien du troupeau à paître. Nous trouvons donc dans l’Évangile le principe de l’acceptation de l’élection par le pape, par l’adhésion de sa volonté au bien de l’Église et à la fin pour laquelle elle a été instituée. 
  1. Que le Christ commande spécifiquement à Pierre de paître son troupeau, ce qui est une manière symbolique, et néanmoins non équivoque, de désigner l’ensemble de ceux qui croient en lui, tous les fidèles réunis dans l’Église : il ne fait pas de doute que c’est à ce moment que le Christ réalise la promesse faite à Pierre en Matthieu XVI ; après avoir promis à Pierre “les clés du royaume des Cieux”, le pouvoir de lier et de délier, voilà à présent qu’il commande à Pierre de “paître” son troupeau (c’est-à-dire son Église, le royaume des Cieux précédemment mentionné), peu de temps avant de quitter la terre dans sa glorieuse Ascension. L’Évangile relate donc le moment où Pierre a effectivement reçu du Christ l’autorité qu’il lui avait promise avant sa Crucifixion. 
  1. Que le Christ distingue les agneaux et les brebis, ce qui pourrait sembler à première vue comme une distinction anodine. Mais nous savons que chaque parole du Christ est pesée, et que les mots qu’il prononce ne sont pas employés au hasard. Ainsi, cette distinction entre “agneaux” et “brebis” est traditionnellement interprétée comme une distinction entre les simples fidèles (les agneaux, qui sont plus petits et moins forts) et le clergé, spécialement les évêques (les brebis, qui sont la partie mûre et forte du troupeau). L’Évangile suggère donc également que l’autorité de Pierre ne s’étend pas seulement aux simples fidèles, mais également aux évêques, aux “brebis” fortes qui ont néanmoins elles aussi besoin d’être soignées par le pasteur. 

Jésus-Christ n’a pas dit : je te donnerais un primat honorifique entre les apôtres tes pairs ; mais : je te donnerais les clés du royaume des Cieux. Il n’a pas dit : ta parole a une valeur honorifique supérieure entre les apôtres, qui sera de nature à apaiser les conflits ; mais : tout ce que tu lieras sur terre sera lié dans le Ciel, tout ce que tu délieras sur terre sera délié dans le Ciel, ce qui signifie en des termes particulièrement solennels l’imposition d’une autorité suprême : comme si le Ciel lui-même obéirait aux commandements de Pierre, tant l’autorité que le Christ lui promet est grande. Le Christ n’a pas dit à tous les apôtres ensemble : paissez mes agneaux, paissez mes brebis ; mais à Pierre seul : pais mes agneaux, pais mes brebis.

Il se trouve des protestants assez obtus pour reconnaître que Pierre a reçu l’autorité suprême du Christ, mais que cela devait servir uniquement à l’établissement de l’Église, et qu’à la mort de Pierre il n’y avait plus besoin d’un tel pouvoir et qu’il s’est éteint. Les “orthodoxes” contrairement aux protestants sont censés reconnaître le principe de la succession apostolique : le Christ donne aux apôtres certains pouvoirs qu’ils transmettent à leurs successeurs, dont la légitimité est attestée par l’unanimité des premiers chrétiens qui parlent des évêques comme les successeurs des apôtres. Ils devraient donc logiquement reconnaître le principe de la transmission du pouvoir de Pierre à ses successeurs ; et nous verrons plus tard que cette transmission a été effectivement reconnue par plusieurs Pères de l’Eglise.


2- La papauté est visible dans les Actes des apôtres

On trouve également dans les actes des apôtres certains signes des pouvoirs spéciaux de Saint Pierre par rapport aux autres Apôtres.

  1. Lors du premier concile de l’histoire de l’Église, qui se tient à Jérusalem pour trancher la question du maintien des pratiques judaïques dans les communautés chrétiennes (Actes XV), on constate que 1) Pierre est le premier à s’exprimer entre tous les apôtres, 2) Il s’exprime pour mettre fin à une dispute, 3) Tous les assistants se taisent suite à l’intervention de Pierre, 4) Jacques intervient dans un second temps pour soutenir le propos de Pierre. L’intervention de Jacques est souvent interprétée par les modernistes ou autres négateurs de la primauté pontificale comme une “preuve de la collégialité” et de l’égalité entre les apôtres : ce n’est pourtant pas ce que l’on voit dans le texte des Actes, puisque c’est bien Pierre qui condamne les judaïsants d’abord, et Jacques intervient pour confirmer le propos de Pierre, ce qui ressemble au déroulement des autres conciles œcuméniques dans lesquels le pape donne la direction avec la participation des différents évêques. 
  1. Saint Paul, après sa conversion et son séjour en Arabie, s’est rendu auprès de Saint Pierre spécifiquement avant de commencer son apostolat : Ensuite, trois ans plus tard, je vins à Jérusalem pour voir Pierre, et je demeurai auprès de lui quinze jours ; mais je ne vis aucun autre des Apôtres, sinon Jacques, le frère du Seigneur. (Gal I, 18-19). Notons bien le “pour voir Pierre”, qui n’est pas “pour voir les apôtres” ou “un apôtre”, il y a donc une raison qui l’a poussé à se recommander à Pierre spécifiquement. C’est seulement à partir de ce séjour à Jérusalem auprès de Pierre que Paul commence sa mission auprès des Gentils. 
  1. Dans la même Épître, Saint Paul évoque deux choses qui sont souvent interprétées à tort comme des arguments pour diminuer l’autorité pontificale : 1) le fait que sa mission a été confirmée par les “colonnes de l’Église”, Pierre, Jacques et Jean (Gal II, 9) ; 2) le fait qu’il s’est opposé de front à Pierre en critiquant vivement sa conduite à l’égard des judaïsants (Gal II, 11-14). Quant au premier point, il n’y a rien qui soit contradictoire avec la primauté pontificale d’appeler certains évêques et apôtres des “colonnes de l’Eglise”, ce genre d’expression a pu être employé à d’autres époques pour désigner des théologiens et des saints éminents. On voit par ailleurs dans les Actes et dans l’histoire de l’Église primitive qu’il y a bien une hiérarchie entre ces “colonnes”, et que Pierre est le premier et le seul qui a manifestement une primauté sur les autres. Quant au second point, saint Paul n’a pas critiqué un enseignement de Pierre, mais une action pratique et un problème disciplinaire : Il serait donc ridicule de fonder un prétendu “droit de s’opposer au pape” (sous-entendu, de s’opposer à ses enseignements et de refuser ses ordres) sur le fait que Paul a critiqué la politique de Pierre à l’égard des judaïsants. On peut être en désaccord avec les actes prudentiels du pape, sa manière de gérer tel ou tel problème ; cela n’a rien à voir avec le fait de corriger ses enseignements ou de refuser les lois qu’il a promulguées.

Jean-Tristan B.

Fête de Notre-Dame de Lourdes – le récit d’une guérison miraculeuse

La guérison miraculeuse de Pierre de Rudder

A l’occasion de la fête de Notre-Dame de Lourdes, fixée par l’Église au 11 février, nous souhaitions vous partager le récit d’un miracle opéré par l’intercession de la sainte Vierge.

Ce miracle nous permet de tirer plusieurs enseignements. Il revêt avant tout un intérêt spirituel. En effet, le modeste ouvrier belge dont la jambe fut guérie a d’abord été récompensé pour sa piété profonde envers Notre-Dame. Ce pauvre homme a été éprouvé par Dieu et ne s’est jamais découragé. Sa confiance en Dieu et son amour pour lui n’ont été ébranlé à aucun moment. Il est resté fidèle à ses devoirs de chrétiens et a conservé une grande dévotion envers Marie. Lorsqu’il est venu implorer le secours de Notre-Dame de Lourdes dans le sanctuaire d’Oostacker, à Gand, il n’avait que le bon plaisir de Dieu en tête. En effet, sa blessure l’empêchait de remplir convenablement ses devoirs de père de famille. Il était peiné du seul fait de ne pouvoir accomplir ses devoirs de justice et d’amour envers Dieu et ses proches. Quelle grandeur d’âme ! Un cœur si noble et si simple, fait très rare de nos jours… Dieu l’a récompensé pour cette humilité et cette pureté à toute épreuve. Une prière pleine de confiance lui permit de guérir. La guérison obtenue, il n’en fut que plus pieux et il ne se laissa pas emporter par l’orgueil et l’excès des allégresses purement humaines. Il en remercia avant tout Notre-Dame et fit du reste de sa vie un don de gratitude et d’amour envers Dieu. Dans les désolations comme dans les consolations, il resta attaché à Dieu et fidèle à ses devoirs. Prenons donc exemple sur ce beau portrait.

Nourrissons une grande dévotion envers Notre-Dame, qui est le seul chemin qui mène à Jésus-Christ. Soyons fidèles à nos devoirs d’état et à nos prières quotidiennes. Fréquentons régulièrement les sacrements et entourons-les d’un grand respect. Pratiquons les vertus chrétiennes dans tous les domaines de notre vie et conservons, dans les moments de joie comme dans les plus grandes épreuves, une inébranlable confiance en Dieu.

Ce miracle revêt aussi un intérêt apologétique qui permet de renforcer nos convictions religieuses. Dans les sections précédentes (voir Les Miracles), après avoir donné une définition du miracle, nous avons démontré qu’il ne pouvait venir que de Dieu. Loin d’être une sorte d’hallucination fantasmagorique ou une « invention de curé », le miracle possède des aspects intelligibles et compréhensibles par notre raison. Au sens large, il est un fait sensible qui se produit en dehors du cours ordinaire des choses. Au sens strict, c’est un fait sensible, produit par Dieu, en dehors du cours ordinaire des choses, pour prouver la vérité d’une révélation et son origine divine. Il est donc avant tout un fait. 

Ce fait, nous pouvons le constater, le voir, l’admirer, le toucher, il s’impose à nous et nous met « devant le fait accompli ». Qui que nous soyons, croyant ou incroyant, ce fait, s’il a eu lieu historiquement, est absolument indéniable. Il est indéniable car il est une évidence : une réalité vue immédiatement. C’est pour cela qu’il met si mal à l’aise les rationalistes… Ne pouvant se permettre de rejeter la réalité du fait qui s’impose, ils se perdent dans la recherche de causes toutes plus farfelues les unes que les autres (supercherie, hallucination collective, suggestion mentale, hypnose, probabilité statistique…) : ce qui les mène à tomber dans l’irrationalité et parfois la magie au sens propre ! Tous les rationalistes sont donc plus ou moins irrationnels. Puisque nous ne pouvons pas nier ce fait, nous sommes contraints de l’expliquer, d’une manière ou d’une autre. 

Or, nous voyons que ce fait se passe totalement en dehors du cours ordinaire des choses, dérogeant aux lois physiques les mieux connues et les plus certaines. Si nous ne connaissons pas toutes les lois de l’univers dans le détail, nous en connaissons un bon nombre avec certitude. Par exemple, nous savons que, selon le cours ordinaire des choses, la matière n’apparaît pas instantanément. Pour réparer une fracture, nous sommes certains qu’il faut du temps, du repos et des remèdes adaptés, parce que les hommes l’observent depuis la nuit des temps et qu’ils en ont fait une science (la médecine, la chirurgie). Nous connaissons encore les propriétés naturelles et constantes de millions d’éléments, qui, placés dans les mêmes circonstances, produisent toujours et infailliblement les mêmes effets. Encore nous savons que tout effet a une cause proportionnée. Autrement, comment une ville pourrait par exemple être alimentée en électricité ? Ne connaissons-nous pas avec certitude les méthodes de production et de conduction de l’électricité ? Si celles-ci étaient incertaines, pourquoi avoir créé toute une industrie avec des moyens humains et financiers faramineux ? Cela aurait été suicidaire !

Ceci peut s’appliquer à tous les domaines de la vie. Pourquoi se lever et marcher si nous ne sommes pas certains de la gravité, de la force motrice de notre système musculaire, de la solidité du sol etc. ; pourquoi prendre la voiture si à tout moment l’essence ou le moteur peuvent changer de propriétés et agir comme n’importe quel autre élément, si les roues peuvent se mettre à ne plus adhérer à le route mais tout à coup faire glisser la voiture ; pourquoi manger un aliment si d’un coup, sans explication, il pouvait être toxique un jour, comestible un autre jour, utile pour telle tâche le lundi et pour telle autre le vendredi. Les exemples sont inépuisables parce que pour vivre, pour réfléchir et pour agir, nous devons avoir et nous avons de fait des millions de certitudes indubitables. Rien n’aurait plus de sens si les mêmes causes, dans les mêmes circonstances, ne produisaient plus les mêmes effets. Ce serait le règne de l’absurde, tout pourrait être tout et nous ne serions sûrs de rien : nous ne pourrions plus rien faire. Si le feu pouvait se mettre à mouiller, le coton à piquer, le chat à parler, le chien à danser, l’homme à voler, la matière à apparaître soudainement de nulle part, le monde ne serait qu’un chaos permanent… Par ailleurs si nous n’étions certains de rien et que les mêmes causes, dans les mêmes circonstances, pouvaient produire des effets tout à fait opposés et disproportionnés ; ou si les mêmes effets, dans les mêmes circonstances, pouvaient être entraînés par des causes toutes plus éloignées les unes que les autres ; comment la science elle-même pourrait-elle exister ? Mieux, comment pourrions-nous connaître la moindre chose, puisque ces choses (seraient-elles encore des « choses », dénomination qui suggère déjà un principe substantiel et des propriétés stables) changeraient à tout instant et que nous ne pourrions plus associer une propriété ou une action à un être, ce qui constitue proprement le mouvement vital et spontané de toute connaissance. La science se fonde justement sur la constance et l’immutabilité de certaines lois. Sans cette intelligibilité et ces proportions constantes, la science s’effondre d’elle-même, et toute la société avec elle… Or la science existe. Donc ces lois constantes aussi.

Le bon sens et la science permettent donc d’avoir une approche réellement rationnelle du miracle. Il faut certes être prudent et ne pas faire preuve de crédulité devant le moindre fait qui nous paraît inexplicable. En revanche, il ne faut non plus s’aveugler et nier sans examen tout fait de ce genre. Il faut, comme toujours dans la vie, utiliser son intelligence et chercher la vérité par une enquête sérieuse. Si le fait constaté est réellement inexplicable par la science parce qu’il déroge aux lois les mieux connues (par exemple la guérison instantanée d’une blessure très grave sans l’intervention de causes proportionnées), alors il n’y a aucune raison de nier son caractère miraculeux. Le mot « miraculeux » ne doit pas ici être un obstacle. Dans le langage courant, il est péjoratif. Il renvoie souvent à l’idée d’un fait étrange, inexplicable mais aussi souvent irrationnel et impossible, fruit d’une imagination ou d’une erreur. En réalité, ce n’est rien de moins qu’un fait rationnellement constatable et vérifiable qui remplit des critères bien établis, eux aussi vérifiables. Autrement, ce n’est pas un miracle. 

Nous sommes donc en face de deux évidences que le bon usage de la raison et l’honnêteté nous poussent à accepter : 1° le fait sensible, 2° le caractère miraculeux de ce fait. Nous pouvons conclure que l’auteur de ce miracle est l’auteur des lois physiques qui ont été suspendues, c’est-à-dire Dieu. Ensuite, le miracle est toujours mis en relation avec une religion, pour confirmer son origine divine. Dans le cas qui nous occupe, Pierre de Rudder est catholique. De plus, le miracle s’est produit au sanctuaire Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker, à Gand. Ce sanctuaire est lié aux apparitions de la sainte Vierge à Lourdes, en 1858, où celle-ci s’est proclamée « l’Immaculée conception ». Nous savons par ailleurs que le Pape de l’Église catholique, Pie IX, avait proclamé le dogme de l’Immaculé conception en 1854. Le miraculé, après sa guérison, est demeuré catholique et a été un moyen de conversion à la religion catholique pour de nombreuses personnes. Nous constatons une relation explicite entre la religion catholique et le miracle, donc la religion catholique est bien divine. Vous verrez, par les récits et les documents authentiques (serments, déclarations, témoins nombreux et divers, photos, conversions et conséquences) qui suivent, que la guérison de Pierre de Rudder est bien un miracle en faveur de la religion catholique. Rappelons aussi que ce cas est un exemple parmi des milliers d’autres miracles dont la religion catholique seule peut se vanter. Enfin, la foi ne repose pas sur ces miracles, mais sur l’autorité de Dieu se révélant. La richesse de la religion catholique va bien au-delà de ce fait historique. Il ne faudrait pas tomber dans un rationalisme critique et étriqué. Qu’il ait eu lieu ou non ne modifie en rien la divinité du catholicisme. En revanche, sa réalité est un signe parmi d’autres de cette divinité. 

« En présence d’une idée aussi persistante et aussi ancrée parmi les hommes que celle du miracle, en présence de faits qui, s’ils étaient établis, modifieraient peut-être l’assiette de notre vie morale, aucun homme sincère avec lui-même ne peut se contenter de hausser les épaules et de passer. Il faut qu’il aborde le troublant sujet, ne fût-ce que pour se prouver à lui-même qu’il peut légitimement s’en désintéresser. »

(R.P. Joseph de Tonquédec, article Miracle du Dictionnaire Apologétique de la Foi Catholique, dir. A. D’Alès, vol. 3, Paris, 1916, col. 519-520)

Exposition du chanoine Texier

Pierre de Rudder : Fracture de la jambe, avec plaie gangréneuse.

Avant la guérison

Le 16 février 1867, Pierre de Rudder, ouvrier agriculteur, né et habitant à Jabbeke (Flandre occidentale), eut la jambe gauche broyée par la chute d’un arbre qu’il aidait à abattre. Le docteur Aflenaer, d’Oudenbourg, constata une fracture des deux os, le tibia et le péroné, à la même hauteur, un peu plus bas que le genou. Malgré les soins, une plaie gangréneuse se déclara, les fragments d’os se dépouillèrent de leur périoste ; un morceau d’os se détacha même, laissant un intervalle entre les deux fragments brisés. Le mal se prolongea pendant huit ans et deux mois, ne faisant qu’empirer. Pendant ce temps, le patient, qui souffrait atrocement, fut visité et soigné par de nombreux médecins : le Docteur Aflenaer, déjà cité, les docteurs Verriest et Tchackert, de Bruges, le professeur Thiriart, de Bruxelles, le docteur Buylaert, de Varssenaere, le docteur Van Hoestenberghe, de Stalhille. Tous s’accordèrent à déclarer la consolidation impossible en de pareilles conditions, et regardaient le blessé comme incurable. Voici, d’ailleurs, le rapport du docteur Van Hoestenberghe, sur une visite qu’il fit à de Rudder en janvier 1875 :

« Rudder avait une plaie à la partie supérieure de la jambe ; au fond de cette plaie, on voyait les deux os, à une distance de trois centimètres l’un de l’autre. Il n’y avait pas la moindre apparence de cicatrisation. Pierre souffrait beaucoup et endurait ce mal depuis huit ans. La partie inférieure de la jambe était mobile dans tous les sens. On pouvait relever le talon, de façon à plier la jambe dans son milieu. On pouvait la tordre et ramener le talon en avant, et les orteils en arrière. Tous ces mouvements n’étaient limités que par la résistance des tissus mous. »

Un témoin, Jean Houtsaeghe, déclare avoir vu, à la fin mars, Pierre « plier la jambe avec la main, de façon à faire sortir par la plaie les deux extrémités de l’os cassé, qui est venu de l’extérieur. »

Enfin, trois autres témoins, Jules Van Hooren, Adouard Van Hooren et Marie Wittizael, ont signé le certificat suivant :

« Les soussignés déclarent avoir vu, le 6 avril 1875, la jambe fracturée de Rudder ; les deux parties de l’os rompu perçaient la peau et en étaient séparées par une plaie purulente, sur une longueur de 3 centimètres. »

Les schémas, ainsi que ceux qui suivront, sont tirés de l’ouvrage Les guérisons de Lourdes en schémas, par les docteurs Vallet, président du Bureau des Constatations, et Dubuch (Téqui, édit.).

La guérison

Or, le lendemain, 7 avril 1875, le pauvre estropié, se traînant sur ses béquilles, parcourt péniblement, en plus de deux heures, les 2.500 mètres qui le séparaient de la station de chemin de fer, est hissé dans un wagon pour Gand, en descend pour prendre l’omnibus d’Oostacker, dont le plancher est bien vite souillé du pus sanguinolent qui découle de sa pauvre jambe. Il arrive ainsi, au prix de quelles souffrances, au but de son pèlerinage : la Grotte de Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker. Là il implore le pardon de ses péchés et la grâce de pouvoir travailler pour gagner la vie de sa famille. Aussitôt, il sent passer dans son être comme une révolution. Ne sachant encore ce qu’il fait, il se précipite sans béquilles, traverse les rangs des pèlerins, et se jette à genoux devant la statue. Alors seulement il s’aperçoit qu’il est guéri : il se tient debout, il marche avec facilité et sans douleur. On examine aussitôt le membre malade : 

« La jambe et le pied, fort gonflés quelques instants auparavant, ont repris leur volume normal, si bien que l’emplâtre et les bandes qui enveloppaient la jambe sont tombés d’eux-mêmes ; plus de plaies ; toutes les deux sont cicatrisées ; et enfin, ce qui dépasse tout, les os rompus se sont rejoints malgré la distance qui les séparait ; ils se sont soudés l’un à l’autre, et les deux jambes sont égales. »

Abbé Bertrin, Histoire critique des évènements de Lourdes, apparitions et guérisons)

Après la guérison : les attestations

Les trois témoins déjà nommés signèrent l’attestation suivante :

« Nous déclarons que de Rudder est revenu, le 7 avril, de son pèlerinage de Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker, parfaitement guéri. L’os était soudé, la plaie disparue ; de Rudder pouvait marcher, se tenir debout et travailler, aussi bien qu’avant son accident. »

Les autorités civiles et religieuses et les notables du lieu voulurent, par ailleurs, laisser un témoignage authentique du fait.

« Nous, soussignés, paroissiens de Jabbeke, déclarons que le tibia de Pierre-Jacques de Rudder, né et domicilié ici, âgé de 52 ans, avait été tellement brisé par la chute d’un arbre, le 16 février 1867, qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la chirurgies, le malade fut abandonné et déclaré incurable par les hommes de l’art, et regardé comme tel par ceux qui le connaissaient ; qu’il a invoqué Notre-Dames de Lourdes, vénérée à Oostaker, et est revenu chez lui tout guéri et sans béquilles, de sorte qu’il peut, comme avant l’accident, se livrer à tous les travaux. Nous déclarons que cette guérison, subite et admirable, a eu lieu le 7 avril 1875. »

Suivent la signature des magistrats, prêtres et notables (dont certains, comme le vicomte du Bus, étaient jusque-là des incrédules), et le sceau de la commune (15 avril 1875).

Les médecins eux-mêmes allaient apporter leur témoignage : le 8 avril au matin, le docteur Aflenaer était chez son client ; il constata la guérison, et fut frappé de trouver « la face interne du tibia entièrement lisse à l’endroit de la fracture ». Il ne put cacher son émotion et proclama le caractère surnaturel de la guérison.  La 9 avril, c’était le tour du docteur Van Hoestenberghe, qui trouve de Rudder en train de bêcher son jardin. Laissons-le parler :

« Qu’ai-je trouvé ? Une jambe à laquelle il ne manquait rien, si bien que, si je n’avais pas examiné le malheureux auparavant, j’aurais certainement émis la conviction que cette jambe n’avait jamais été cassée. En effet, en passant les doigts lentement sur la crête du tibia, on n’y sent pas la moindre irrégularité, mais une surface parfaitement lisse de haut en bas. Tout ce que l’on découvre, ce sont quelques cicatrices superficielles à la peau. »

Docteur Van Hoestenberghe – Lettre au docteur Boissarie, 3 septembre 1892

Et le docteur Van Hoestenberghe, auparavant incrédule, se convertit entièrement. La même chose arriva pour un grand nombre de personnes qui virent de Rudder continuer une vie de labeur et de piété aussi ; durant les vingt-trois ans qu’il vécut encore, il fit plus de 400 pèlerinages d’actions de grâces à Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker. Deux autres confirmations vinrent encore :

En 1892, le docteur Royer, de Lens-Saint-Rémy, résolut d’ouvrir une enquête d’une rigueur scientifique absolue sur la guérison de Pierre de Rudder. Les témoignages multiples et unanimes l’amenèrent à cette conclusion :

« Pas de cal fibreux entre les fragments… les os se sont soudés directement l’un à l’autre. De plus, la jambe gauche ne présentait pas plus de courbure que la jambe droite. Enfin, malgré la perte d’un morceau d’os et bien que les fragments fussent séparés par un distance de 3 centimètres avant la guérison, aucun raccourcissement n’existait dans le membre. Le doute serait déraisonnable et, par conséquent, illégitime ; toute âme droite reconnaîtra qu’il y a, dans cette guérison, une intervention surnaturelle. »

Docteur Royer

En 1898, âgé de 75 ans, Pierre de Rudder mourut d’une pneumonie. Le docteur Van Hoestenberghe voulut voir les os de cette jambe si longtemps malade et obtint l’autopsie. Ce témoignage confirma tous les autres. La photographie ci-jointe montre aisément que la jambe gauche est à la foi témoin de l’accident, par la trace visible de la double cassure, et témoin aussi de la guérison miraculeuse, car les deux os de cette jambe sont aussi longs que ceux de la jambe droite.

« Le Chirurgien invisible qui avait daigné intervenir avait fait en un instant ce que nul autre n’avait pu faire en de longues années, et il l’avait fait avec un art admirable. En même temps, pour que nul n’en ignorât, sa main avait laissé la trace de la fracture, qui restait une preuve de la divine opération. »

Abbé Bertrin

C’était aussi la conclusion d’un article publié en octobre 1899 dans la Revue des questions scientifiques, par le docteur Royer, le docteur Van Hoestenberghe et le docteur Deschamps. Après avoir raconté et établi tous les faits, ils démontrent avec une clarté et une force irrésistibles que la guérison n’a pu être l’œuvre d’une force naturelle. 

Saint Denis de Paris

Saint Denis

Pour nous qui sommes Parisiens, et nous sentons spécialement attachés au souvenir et à l’intercession du martyr saint Denis, premier évêque de Paris, il nous semble important de tirer au clair la question de sa véritable identité, au regard de ce que l’histoire peut nous apprendre :  pendant très longtemps, les Français et même les catholiques du monde entier à leur suite ont cru que Denis de Paris était l’aréopagite Denys cité dans les Actes des Apôtres, un des Athéniens qui s’est converti au Christ à la suite de la prédication de saint Paul. Il nous semble qu’il s’agit d’une erreur, et qu’il n’y a pas à craindre de verser dans le rationalisme en l’affirmant.

C’est l’occasion pour nous de parler d’un thème qui a son importance dans l’époque actuelle de recul de la foi et de confusion universelle des esprits : il serait à notre avis une erreur, plus ou moins grave et dangereuse, de réagir au rationalisme et au relativisme ambiant par le fidéisme, c’est-à-dire par la séparation étanche entre le domaine de la raison et celui de la foi, en dépréciant excessivement la raison  et toute sorte de connaissance scientifique. Une des manifestations du fidéisme peut être, pour ce qui se rapporte à la vie des saints, de croire sans examen à tous les récits populaires ou traditionnels (pas au sens de la Tradition ecclésiastique, mais d’une tradition humaine) se rapportant auxdits saints.

S’il n’est pas rationnel de remettre en cause sans raison, par principe, un récit traditionnel comportant des miracles ou des faits extraordinaires et glorieux (comme si les chrétiens des générations précédentes étaient par défaut des menteurs ou des rêveurs), il peut être rationnel de le faire s’il y a une preuve interne ou externe au récit qui le rend difficile ou impossible. Le fait qu’un « consensus » des chrétiens à l’échelle de plusieurs siècles adhère à ce récit, ou que le martyrologe romain lui-même le rapporte, n’est pas de nature à engager l’infaillibilité de l’Eglise : l’infaillibilité nous garantit qu’un document comme le martyrologe ne contient rien de contraire à la foi et aux mœurs, mais ne garantit pas l’absence d’erreur historique ou relevant d’un autre domaine contingent.

Il nous apparaît donc que saint Denis de Paris n’est pas l’Athénien disciple de saint Paul, mais un évêque missionnaire envoyé en Gaule par le Pape au IIIe siècle, aux côté de 6 autres compagnons que l’histoire a aussi retenus comme fondateurs de diocèses français : Saturnin de Toulouse, Gatien de Tours, Trophime d’Arles, Paul de Narbonne, Austremoine de Clermont, Martial de Limoges. D’autres évêques semblent avoir été envoyés de Rome à la même époque : Lucien de Beauvais et Rieul de Senlis entre autres. C’est le récit de saint Grégoire de Tours, et il nous semble plus fiable que celui de l’abbé Hilduin de Saint-Denis, qui est à l’origine de la tradition d’identifier Denis de Paris et Denys l’Aréopagite. Nous présenterons brièvement différents éléments à l’appui de cette opinion

Grégoire de Tours : Saint Denis envoyé en Gaule à l’époque de la persécution de Dèce (250)

Voici le passage des Histoires de saint Grégoire de Tours, le célèbre historien des Francs, concernant les sept évêques missionnaires :

« Sous l’empereur Dèce il s’éleva contre le nom chrétien un grand nombre de persécutions, et on fit un si grand carnage des fidèles qu’on ne pourrait les compter. Babylas, évêque d’Antioche, avec trois petits enfants, Urbain, Prilidan et Épolone ; Sixte, évêque de la ville de Rome ; Laurent, archidiacre, et Hippolyte, reçurent le martyre pour avoir confessé le nom du Seigneur. Valentinien et Novatien, alors les principaux chefs des hérétiques, à l’insinuation de l’ennemi de Dieu, attaquèrent notre foi. Dans ce temps sept hommes, nommés évêques, furent envoyés pour prêcher dans les Gaules, comme le rapporte l’histoire de la passion du saint martyr Saturnin. « Sous le consulat de Décius et de Gratus, comme le rappelle un souvenir fidèle, la ville de Toulouse eut pour premier et plus grand évêque, saint Saturnin. » Voici ceux qui furent envoyés : Gatien, évêque à Tours ; Trophime à Arles ; Paul à Narbonne ; Saturnin à Toulouse ; Denis à Paris, Strémon [Austremoine] en Auvergne et Martial à Limoges. Parmi ces pontifes, Denis, évêque de Paris, subit divers supplices pour le nom du Christ, et, frappé du glaive, termina sa vie en ce monde. Saturnin, déjà assuré du martyre, dit à deux prêtres : « Voici que je vais être immolé, et le temps de ma destruction approche ; je vous prie, jusqu’à ce que je termine ma vie, de ne pas m’abandonner. » Ayant été pris, on le conduisit au Capitole, et, abandonné par les deux prêtres, il fut emmené seul. Se voyant ainsi délaissé, on raconte qu’il fit cette prière : « Seigneur Jésus-Christ, exauce-moi du haut de ta sainte demeure ; que cette Église n’obtienne jamais d’avoir un évêque pris entre ses citoyens. » Nous savons que jusqu’à présent sa prière a été exaucée. Attaché à la queue d’un taureau en fureur, et précipité du haut du Capitole, il termina sa vie. Gatien, Trophime, Strémon, Paul et Martial, vivant dans une éminente sainteté, après avoir gagné les peuples à l’Église et répandu partout la foi chrétienne, moururent en confessant paisiblement le Seigneur. Ceux qui sont sortis du monde par la voie du martyre, et ceux qui sont morts sans trouble dans leur foi sont unis dans le royaume des cieux. »

Premier livre des Histoires [1]

La liste traditionnelle des évêques de Paris : 4 évêques entre Denis et Victorinus

L’abbé Jean Lebeuf (1687-1760), auteur d’une histoire de la ville et du diocèse de Paris, mentionne un Catalogue ou liste des évêques de Paris établie vers l’an 940. Il n’en a pas trouvé de plus ancienne, on peut considérer par défaut qu’il s’agit de la liste traditionnelle, retenue par tradition orale. Dans cette liste, succèdent immédiatement à saint Denis : Mallon, Maxe, Marcus, Adventus, Victorinus. Ce dernier, Victorinus, était évêque de Paris en 346, date à laquelle il témoigne en faveur de Saint Athanase dans la querelle qui l’oppose aux sympathisants de l’arianisme qui l’on chassé d’Alexandrie. Entre saint Denis et Victorinus la liste traditionnelle des évêques de Paris ne mentionne que quatre évêques. Il est a priori invraisemblable de penser que presque trois siècles se soient écoulés et qu’ils n’aient comptés que six évêques pendant ce temps (dans l’hypothèse d’un Denis vivant à l’époque apostolique) : une fois qu’une église est établie par un évêque, et malgré les persécutions et mises à mort récurrente des évêques en ces temps-là, il est rare qu’il y ait eu des périodes de vacance qui s’étendent sur plus de quelques années. Il serait plus vraisemblable que les évêques de Paris se soient succédés de de manière continue pour des périodes allant d’une dizaine à une trentaine d’années. L’abbé Lebeuf ne fait d’ailleurs pas de difficulté d’admettre que Denis est venu à Paris vers le milieu du IIIème siècle. [2]

La première vita de Sainte Geneviève (520)

Sainte Geneviève est connue pour avoir eu une grande dévotion à l’évêque martyr de Paris, elle a notamment fait construire une chapelle sur l’emplacement de son tombeau. La première « vie de sainte Geneviève » dont on ait la trace, écrite 18 ans après sa mort (que l’on situe généralement le 3 janvier 502), évoque brièvement saint Denis comme un évêque envoyé par le Pape pour évangéliser la Gaule. Le pape mentionné dans cette première vita est saint Clément, qui règne entre 92 et 99 selon Eusèbe de Césarée : il y a discordance avec la version de Grégoire de Tours, mais cela ne concorderait pas vraiment non plus avec la version d’un Denis disciple de saint Paul. Saint Clément, quatrième Pape de l’Eglise catholique, appartient bien à l’époque apostolique : les témoignages de saint Irénée et de Tertullien (IIème siècle) concordent pour dire qu’il a connu personnellement saint Pierre et qu’il a reçu de lui les ordres sacrés. Mais si Denis l’Aréopagite pouvait encore être vivant à la fin du Ier siècle, il aurait été un vieillard (la prédication de saint Paul à Athènes a lieu entre 50 et 52), et on pourrait se demander pourquoi le Pape enverrait un homme de cet âge fonder un diocèse en terre étrangère, d’autant que ce saint Denys est considéré en Orient comme le premier évêque de l’Eglise d’Athènes : c’est dans l’ordre du possible, mais la concordance n’est pas idéale

Les philologues estiment généralement que cet alinéa sur l’origine romaine de la mission de saint Denis est une interpolation tardive d’un copiste, car il n’est pas présent dans d’autres vitae de sainte Geneviève de la même époque. Interpolation ou non, le texte ne fait pas mention du lien entre saint Denis et saint Paul, qui mériterait pourtant d’être relevé dans le cas où la tradition de l’époque en ferait état. Il est possible que cette mention sur la mission de Saint Denis soit un souvenir authentique de son origine romaine (envoyé par le Pape pour évangéliser la Gaule), et que le nom précis du Pape de l’époque ait été oublié et confondu avec une figure mieux connue comme celle de saint Clément.

La première Passion de Saint Denis (c. 490)

La toute première vie ou « Passion » de saint Denis (Gloriosae martyrum passiones) a visiblement été écrite peu de temps avant la première vita de Sainte Geneviève,  étant donné que l’auteur de cet écrit mentionne la « Passion de Saint Denis » comme une de ses sources. D’après son incipit, elle a été rédigée à la fin du Ve siècle, du vivant de sainte Geneviève donc et peut-être sous l’impulsion de celle-ci (on estime que c’est en 475 que sainte Geneviève fit construire une église sur le tombeau de saint Denis). Cette première Passion, plus ancienne trace écrite des traditions concernant saint Denis, ne fait aucun lien entre ce Denis et le disciple de saint Paul : c’est un argument assez fort en la défaveur de cette idée.

L’auteur dit lui-même dans un long préambule qu’il est obligé de se fier à des traditions orales assez imprécises, en l’absence de documentation écrite. A notre avis, comme nous le disions plus haut, la tradition orale a retenu l’origine romaine de la mission de saint Denis, et oublié le Pape de l’époque en l’amalgamant à un autre pape plus connu, sans souci de concordance chronologique. L’auteur de cette première Passion ne mentionne d’ailleurs ni Clément ni aucun autre nom : il ne sait pas qui était le Pape de l’époque. Ce serait donc l’auteur de la vita de sainte Geneviève, ou bien le copiste de l’époque carolingienne, qui est à l’origine de cette attribution, et pas l’auteur de la première vie de saint Denis. [3]

Cette vie mentionne un détail intéressant qui fait référence au contexte du IIIe siècle bien plus qu’à celui du premier siècle : la ville de Paris aurait été occupée à l’époque par des Germains, et saint Denis a concentré sa prédication sur cette population. On sait en effet qu’au début de la deuxième moitié du IIIème siècle, soit précisément à l’époque de la mission des sept évêques mentionnés par Grégoire de Tours, a lieu une invasion de la Gaule par les Alamans et les Francs. Repoussés une première fois par l’empereur Gallien, les Francs reviennent en Gaule dans les années 260. En 275, les Francs gagnent de nouvelles positions en Gaule, et c’est en 277 qu’ils sont « définitivement » repoussé par l’empereur Probus. Durant cette période allant grossièrement de 250 à 275, qui est a priori l’époque de la mission de saint Denis, une occupation de Paris par les Francs est un fait historique tout à fait vraisemblable.

Une association tardive (VIIIe-IXe siècle)

Pour autant que l’on puisse en juger, il n’existe pas de trace d’une association entre Denis de Paris et le disciple athénien de saint Paul avant le VIIIe siècle au plus tôt. La deuxième Passion de saint Denis, qui est une réécriture de la première, date du milieu du VIIIe siècle ou du début du IXe siècle selon les avis, et est le premier document à mentionner l’association. Peu de temps après, l’abbé Hilduin de Saint-Denis écrit aussi une vie du saint tutélaire de son abbaye, à la demande de l’empereur Louis le Pieux, et abonde particulièrement dans le sens de l’identification entre Denis de Paris et l’Aréopagite. Hilduin n’est pas l’auteur de l’association, puisqu’il reprend à son compte une tradition qui a déjà cours à son époque, mais il en sera le principal illustrateur et propagateur.

Par ailleurs il est établi désormais que les écrits attribués à Denys l’Aréopagite ne peuvent pas dater de l’époque apostolique : entre autres choses, ils contiennent un extrait des écrits du néoplatonicien Proclus (412-485), on fixe à présent leur rédaction entre la fin du Ve siècle et le début du VIème. A partir de l’époque d’Hilduin, l’hagiographie confonds peu à peu trois Denis en une seule personne, et l’abbaye ainsi que la ville de Paris retirent un prestige particulier de l’aura des écrits du Pseudo-Denys. Dans la suite des siècles les Français resteront attachés à cette tradition, étant donné le lien particulier qui unit saint Denis à la monarchie française (comme en atteste le cri de guerre des armées du roi de France : Montjoie ! Saint-Denis !). Cependant dès le XVIIe siècle, dans une époque de progrès de la méthode historique [cf. Dom Mabillon et les Mauristes], cette identité est mise en doute et l’opinion savante se rattache de plus en plus à celle du récit de saint Grégoire de Tours, faisant de saint Denis un compagnon du glorieux martyr saint Saturnin, envoyés en mission depuis Rome au milieu du IIIème siècle.

Ce ne serait pas déshonorer la France et son histoire glorieuse que d’admettre qu’il y ait pu avoir une erreur sur l’identité du premier évêque de Paris et protecteur particulier des rois de France. Sachons plutôt réconcilier cet héritage français avec la vérité historique telle que nous pouvons le connaître aujourd’hui, sans chercher à augmenter par des mythes sans fondement une gloire et des mérites qui sont déjà bien réels. L’évêque Denis est venu sur nos terres pour prêcher aux peuples la Vérité, et il est mort pour le témoignage de la Vérité : soyons ses vrais disciples en plaçant la Vérité au-dessus de tout, y compris de l’attachement à des traditions ou à des opinions qui flattent nos affections, mais ne sont pas faites pour l’honneur de Dieu si elles ne sont pas conformes à la réalité.

Jean-Tristan B.


[1] Disponible en ligne à cette adresse : https://fr.wikisource.org/wiki/Histoires_(Gr%C3%A9goire_de_Tours)/1

[2] Le livre de l’abbé Lebeuf sur la ville et le diocèse de Paris : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k751079/f30.item

[3] Une étude sur les différentes Passions de saint Denis est disponible dans ce mémoire d’Angélique Monnier : https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_S_31132.P001/REF