Les chrétiens en Terre Sainte aujourd’hui : entretien avec l’abbé Ugo Carandino

Nous reproduisons ici un entretien avec l’abbé Ugo Carandino paru en janvier 2024 sur un site internet italien, Il Maccabeo. L’abbé Carandino revient sur l’histoire et l’état actuel des communautés chrétiennes en Palestine, en tenant compte de l’intensification de la guerre depuis octobre 2023. Bonne lecture.

Carte de la Terre Sainte et plan de Jérusalem au temps de Jésus

La situation de conflit permanent opposant Israël et la Palestine fait périodiquement l’objet d’une attention médiatique importante, fluctuant en fonction de l’ampleur et de l’intensité des affrontements. Cependant, derrière et au-delà des bruits des missiles, des déclarations pompeuses, des négociations politiciennes et des accords internationaux, se cache une histoire silencieuse, oubliée et ignorée : c’est la vie des chrétiens en Terre Sainte, une vie difficile et éprouvante, faite de discrimination et d’oppression. Nous avons le plaisir de rapporter sur notre site Il Maccabeo, sous la forme d’un entretien, les considérations de l’abbé Ugo Carandino à ce sujet. Prêtre de l’Institut Mater Boni Consilii, il s’est rendu plusieurs fois en pèlerinage en Terre Sainte, ce qui fait de lui un observateur attentif des événements affectant la vie des chrétiens en Israël et en Palestine.

L’histoire et l’importance des chrétiens en Terre Sainte

Il Maccabeo : Monsieur l’abbé, nous tenons tout d’abord à vous remercier de l’amabilité dont vous faites preuve en vous rendant disponible pour répondre à nos questions. Pour comprendre l’actualité sans s’arrêter à des considérations superficielles, il est nécessaire de connaître le contexte historique des phénomènes que nous étudions. Une idée historique fausse mais commune voudrait que les chrétiens aient, pour l’essentiel, disparu de Terre Sainte avec l’arrivée des armées musulmanes au VIIe siècle. L’épopée des Croisade (à partir du XIe siècle) n’aurait été qu’une sorte de « vengeance », ou tout au plus une entreprise injuste, anachronique et sans espoir. Cependant, nous savons de sources britanniques que dans la première moitié du XXe siècle, les chrétiens de ces terres représentaient encore environ un dixième de la population totale. Qu’est-ce qui a conduit à une réduction numérique aussi drastique que celle que l’on constate aujourd’hui, en l’espace de quelques décennies seulement ?

Abbé Carandino: Le christianisme est né en Palestine et continue d’y exister depuis, alternant des moments heureux et des moments particulièrement difficiles. Une date significative à noter concernant la présence chrétienne en Terre Sainte est le 11 décembre 1917, lorsque les troupes britanniques, françaises et italiennes (il y avait un noyau de carabinieri reali italiens) entrèrent à Jérusalem. L’Empire ottoman fut alors vaincu, et après plusieurs siècles de domination musulmane, la ville sainte et la Palestine (à l’époque la partie septentrionale uniquement) se sont à nouveau retrouvées sous le gouvernement de nations « chrétiennes » (au moins par l’histoire). L’enthousiasme des représentants des différentes Églises (ou plutôt de l’Église catholique et des sectes non catholiques) était au plus haut, des images de soldats victorieux associées à celles des anciens croisés circulaient, et la possibilité de rechristianiser la Terre Sainte apparaissait à l’horizon. Le fait que le général Allenby, commandant britannique, ait fait lire la proclamation de la victoire aux troupes européennes par un frère franciscain a accru les espoirs des catholiques.

Entrée du Général Allenby à Jérusalem, 11 décembre 1917

En effet, la reconstruction de nombreux sanctuaires détruits par les persécutions et les catastrophes naturelles a eu lieu précisément dans ces années-là. L’année 2024 marque par exemple le centenaire de la construction de deux des églises les plus importantes de Terre Sainte, celle de la Transfiguration sur le Mont Thabor et celle de l’Agonie à Gethsémani, deux chefs-d’œuvre de l’architecte Barluzzi. A l’époque, les différentes congrégations religieuses rivalisaient pour ouvrir un établissement dans les Lieux Saints, et les différents gouvernements favorisaient ces colonies. Le gouvernement italien, par exemple, faisait la promotion de la culture et de la langue italienne en Palestine à travers l’ANSMI (Association Nationale d’Aide aux Missionnaires Italiens), fondée par Ernesto Schiapparelli.

Basilique de la Transfiguration, Mont Thabor

De toute évidence, c’était avant tout la composante chrétienne de la population palestinienne – on peut l’estimer à 15 %, avec des pourcentages élevés dans des villes comme Nazareth et Bethléem – qui espérait un avenir radieux, après des siècles de vexation. Mais les revues franciscaines de Terre Sainte ont rapidement identifié le projet sioniste comme une menace pour ces espoirs de restauration. Malheureusement, ces craintes se matérialisèrent, et à partir de 1948 (date de la proclamation de l’État d’Israël) commença l’exode des chrétiens, en particulier de la bourgeoisie, qui représentait une composante qualifiée de la classe dirigeante locale.

Une nouvelle réduction du nombre de chrétiens s’est produite après la guerre des Six Jours en 1967. Si en 1948 les catholiques de rite latin à Jérusalem étaient au nombre d’environ 90 000, aujourd’hui, en y ajoutant les catholiques de tous rites et les chrétiens des différentes « églises », nous arrivons à 9 000 personnes ! Le pourcentage total est aujourd’hui tombé en dessous de 2% et, avec la guerre actuelle, de nombreux jeunes chrétiens, qui ne trouvent pas de perspectives d’emploi ni de sécurité pour leur famille, envisagent sérieusement de partir à l’étranger.

La persécution des chrétiens en Terre Sainte

Il Maccabeo : Vous vous êtes rendu plusieurs fois en pèlerinage en Terre Sainte. Que pouvez-vous nous dire de ce que vous avez observé concernant la vie quotidienne des chrétiens dans ce qu’on appelle l’État d’Israël ? Ici aussi, la vulgate commune dépeint une situation de « tolérance » à l’européenne (issue de idées maçonniques et des Lumières). Cependant, les images récentes et répétées de crachats dans la rue dirigés contre des religieux ou des pèlerins chrétiens, ou même de véritables agressions sont le plus souvent qualifiées par les autorités de chamailleries ou s’ils elles sont punies, le sont de façon très légère, bien en dessous de ce qu’elles mériteraient.

Abbé Carandino : Pour répondre, je me réfère à la réponse précédente, car les espérances déçues et l’occasion de restauration manquée qui suivirent 1917 peuvent nous aider à comprendre la situation actuelle. Aujourd’hui, nous sommes habitués à considérer la présence d’autorités civiles non chrétiennes comme tout à fait normale en Terre Sainte, avec un choix qui se réduit à des institutions juives ou musulmanes. Après la chute de l’Empire ottoman (un des nombreux bouleversements géopolitiques de la Première Guerre mondiale, événement tragique et providentiel pour ceux qui poursuivaient des projets ambitieux), l’organisation politique et sociale de la Palestine pouvait revenir dans le giron du christianisme, et donc faire en sorte que les Palestiniens baptisés se retrouvent doublement « chez eux » (charnellement et spirituellement), protégés par une législation favorable.

Le passage du pouvoir non chrétien des Turcs au pouvoir tout aussi non chrétien des sionistes, qui est particulièrement exclusif, a donné naissance à la situation actuelle. Aujourd’hui, les chrétiens sont considérés comme des invités, dans un déni total de leur double lien avec la Terre Sainte, comme héritiers des premières communautés chrétiennes et comme population locale indigène. Si les manifestations d’intolérance de certains groupes juifs évoqués dans la question touchent particulièrement le clergé (local ou visitant les Lieux saints), tous les chrétiens palestiniens en Israël sont pénalisés par une loi approuvée en 2018, qui définit l’État d’Israël comme « le pays d’origine du peuple juif », dans lequel les non-juifs sont précisément des invités étrangers, plus ou moins bienvenus chez les autres. À la suite de cette innovation législative et du durcissement de la ligne gouvernementale, les cas d’intolérance religieuse envers les bâtiments et les personnes de différentes communautés se sont multipliés ces dernières années dans la vieille ville de Jérusalem, provoquant l’amertume des communautés locales.

La police s’interpose entre des Juifs et le monastère franciscain de la Flagellation, Jérusalem, 4 octobre 2023

Il Maccabeo : Quelle est la condition des chrétiens dans les territoires palestiniens, d’après ce que vous avez observé ou entendu ?

Abbé Carandino : La frustration face au contexte dans lequel ils sont contraints de vivre est évidente, comme le montre par exemple l’histoire d’un jeune homme d’affaires de Bethléem, qui s’est plaint le 8 septembre dernier (2023) de ne pas avoir d’autorisation pour assister à un concert organisé à Jérusalem en l’honneur de l’Immaculée Conception : un court déplacement de quelques kilomètres seulement était rendu impossible par un mur de séparation. Eh bien, je pense que le manque de liberté de mouvement, en particulier pour les jeunes, constitue un fardeau important ; une situation qui rend les relations sérieuses entre jeunes gens encore plus difficiles pour une communauté chrétienne de plus en plus petite qui souhaite fonder de nouvelles familles catholiques.

Évidemment, ce qui s’est déclenché depuis début octobre rend tout plus difficile, tant pour les citoyens israéliens qui sont des arabes chrétiens que pour ceux qui dépendent de l’Autorité nationale palestinienne. Les médias du Patriarcat latin et de la Custodie franciscaine racontent que la méfiance et le ressentiment mutuel entre Israéliens et Arabes sont devenus démesurés, avec des relations sociales de plus en plus tendues, voire interrompues. Pensons par exemple aux mesures gouvernementales particulièrement pénalisantes pour les travailleurs chrétiens qui passaient chaque jour d’une partie de la Terre Sainte à une autre. Cette menace de pauvreté pour certains secteurs s’ajoute à celle, plus générale, causée par le manque de pèlerins et de visiteurs, ce qui a mis à genoux le secteur du tourisme, l’une des principales sources de travail pour de nombreuses familles chrétiennes. Il y a ensuite les milliers de chrétiens de la ville de Gaza, latins et schismatiques grecs compris (ils représentaient avant la guerre 0,05% de la population de la bande de Gaza), qui ont été déplacés depuis octobre dans les structures des deux communautés et qui ont vu leurs maisons bombardées, restant sans aucune perspective d’emploi pour ceux qui parviennent à survivre.

L’avenir des chrétiens en Terre Sainte

Il Maccabeo : En conclusion, quel est l’horizon de résolution de la crise actuelle le plus conforme à la doctrine catholique et à la liberté des chrétiens en Terre Sainte ? Bref, vers quelles intentions devons-nous diriger nos prières et, le cas échéant, quelles perspectives pratiques devons-nous espérer ?

Abbé Carandino : Au cours des siècles passés, les catholiques de Terre Sainte, bien qu’écrasés par la domination musulmane, d’abord arabe puis turque, ont toujours trouvé une aide constante et significative de la part de la chrétienté, qui a favorisé le travail séculaire de la Custodie franciscaine pour la défense des communautés locales et des pèlerins. C’est ce qui manque aujourd’hui, et ce qui manquait en 1917 : non plus des nations catholiques déterminées à sauvegarder la présence chrétienne en Terre Sainte, voire à la faire prospérer le plus possible, mais plutôt des nations apostates englouties dans les sables mouvants de la laïcité, sans aucune intention d’offenser les nouveaux maîtres de la Palestine, et donc insensibles au sort des communautés chrétiennes.

Je vais vous donner un exemple : les gouvernements d’Italie, d’Espagne, de France et de Belgique entretiennent une relation diplomatique particulière avec la Custodie, qui se réduit cependant à de simples actes de présence à certains événements et réceptions. De la part des institutions italiennes, je ne vois aucune intervention pour revendiquer ce que le pape Pie XII demandait avec force et clarté depuis 1948 (et qui est théoriquement encore la position officielle du Saint-Siège), à ​​savoir un statut international pour Jérusalem, capable de garantir la liberté des Lieux Saints et par conséquent la reconnaissance des droits fondamentaux aux chrétiens locaux. A ces omissions s’ajoutent des intentions regrettables : malheureusement, les plus jeunes générations de la classe politique traitent des questions particulièrement complexes et délicates avec une superficialité désarmante, faisant primer l’illusion d’un avantage politique éphémère plutôt que de contribuer à une résolution judicieuse et durable des bouleversements politiques et sociaux qui troublent la Terre Sainte depuis des décennies. L’hypothèse d’un renversement de la structure diplomatique et politique en déplaçant les ambassades de Jérusalem, avancée par certains hommes politiques italiens, en est l’exemple le plus clair et le plus alarmant. Il ne semble donc pas que la solution puisse venir des chancelleries, où se trouvent des hommes d’État incompétents, bien en-dessous des devoirs exigés par leurs fonctions et soumis aux plus forts.

Saint Pie X (Pape de 1903 à 1914) et Théodore Herzl (1860-1904), un des père du sionisme. Lors d’une visite de Herzl au Vatican en 1904, Saint Pie X refusa catégoriquement de soutenir le mouvement sioniste, parce que les Juifs ont refusé de reconnaître Jésus-Christ.

Quant au Vatican, je me souviens des paroles que m’a dites un prêtre cet été en Galilée. C’était un vétéran des pèlerinages, et il jugeait sévèrement ce qu’il considérait comme une politique de prudence excessive de la part du Saint-Siège. En ce sens, je crois que le dialogue interreligieux judéo-chrétien, qui a atteint des niveaux incroyables dans les années 1980 avec Jean-Paul II, n’a pas contribué à l’exercice digne et fructueux de la diplomatie vaticane. J’ouvre une parenthèse pour souligner comment l’esprit missionnaire, même face à une réalité difficile, ne doit pas abandonner l’espoir de conversion à la vraie Foi en la Très Sainte Trinité de tous ceux qui n’ont pas la grâce du Baptême, puisque seul le baume de la grâce sanctifiante peut transformer les hommes et préparer une saine transformation de la société israélienne et palestinienne.

Parue en 2022, cette anthologie rassemble la totalité des discours, homélies, interviews et textes officiels de Jean-Paul II, qui évoquent la question des relations avec le Judaïsme. La couverture nous montre Jean-Paul II face au mur des lamentations, le 26 mars 2000. Parmi les hérésies défendues par Jean-Paul II, on retrouve l’idée selon laquelle l’ancienne alliance avec le peuple juif n’aurait pas été révoquée. Ainsi, les juifs ayant refusé Jésus-Christ pourrait se sauver sans se convertir: L’apostolat de St Paul était donc inutile ?

Revenant à notre discussion, il semble donc qu’il n’y ait, humainement parlant, aucune perspective d’une structure sociale pacifique et équilibrée dans la Terre choisie par Dieu pour l’œuvre de la Rédemption. Les événements qui ont éclaté début octobre dernier ont rendu la situation générale encore plus dure, et l’actualité dramatique concernant la population civile confirme cette perspective, avec le risque réel que le conflit puisse affecter l’ensemble du Proche-Orient.

Cependant, les affaires humaines sont toujours soumises à la Divine Providence, qui peut faire échouer les projets humains de manière inattendue. Nos prières sont donc nécessaires pour demander et obtenir cette intervention divine. Après tout, c’est précisément sur cette terre que nous sommes passés miraculeusement du Vendredi Saint au Dimanche de la Résurrection. Il est évident que la prière doit être la conséquence d’une plus grande attention du public sur le sort de la présence chrétienne en Terre Sainte, actuellement ignorée par les médias.

Prière à Marie Reine de la Palestine

Pour conclure, en paraphrasant les paroles de Pie XI (« Pax Christi in Regno Christi« ), ne nous lassons pas de demander la paix du Christ dans la terre du Christ, à travers l’intercession de Marie Reine de la Palestine, Titre significatif qui fut choisi par l’ancien Patriarche de Jérusalem, Mgr Louis Barlassina, pour consacrer en 1920 le Patriarcat latin de Jérusalem à la sainte Vierge :

Icône de Marie Reine de la Palestine

O Marie Immaculée, gracieuse Reine du Ciel et de la Terre, nous voici prosternés devant votre trône, pleins de confiance en votre bonté et votre puissance infinies. Nous vous supplions de tourner votre regard compatissant vers la Palestine qui, plus que tout autre contrée vous appartient, car vous l’avez comblée de grâces par votre naissance, par vos vertus et par vos douleurs. Et c’est d’elle que vous avez donné au monde le Rédempteur.
Souvenez-vous aussi que c’est là que vous êtes devenue notre tendre Mère et la dispensatrice des grâces. Aussi, veillez sur votre patrie terrestre et protégez-la tout particulièrement, dissipez les ténèbres de l’erreur afin qu’y resplendisse le Soleil de la Justice éternelle, et faites que s’accomplisse la promesse sortie des lèvres de votre divin Fils de former un unique troupeau sous un seul pasteur. Et, à nous tous, obtenez de servir le Seigneur dans la sainteté et la justice tous les jours de notre vie, afin que par les mérites de Jésus et votre aide maternelle, nous puissions au terme de notre vie passer de cette Jérusalem terrestre aux splendeurs de la Jérusalem céleste. Amen.


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