Sommaire
I. Les théories erronées sur les rapports entre la raison et la foi
II. Le réalisme de saint Thomas d’Aquin
III. Le rôle de la raison en matière de religion
Il vous est sans doute déjà arrivé d’entendre des paroles de cette sorte à la télévision, dans la rue, entre amis ou en famille :
« Mais enfin, tu ne peux pas dire ça, c’est contre la science, c’est une mentalité religieuse ! Nous sommes au XXIème siècle, plus au Moyen-Âge ! »
« Je suis rationnel, pas religieux »
« C’est religieux et dogmatique, pas scientifique ! »
« Je ne crois que ce que je vois. » ou encore « Les dogmes religieux sont absurdes. ».
Les personnes qui s’expriment ainsi n’ont la plupart du temps aucune idée précise et véritable de ce qu’est la religion ou la science. Ce sont des phrases toutes faites répétées sans réflexion, à tort et à travers, exactement ce qui est reproché à la religion (à tort). Le serpent se mord la queue !
Cependant, elles peuvent facilement déstabiliser un catholique sincère mais novice, ou tout homme de bonne volonté désireux de défendre la vérité. C’est la raison pour laquelle il faut aborder cette question avec sérénité et intelligence pour être prêt à répondre à ce genre de formules. Avoir des connaissances solides sur ce sujet permet aussi de renforcer nos convictions, notre capacité de réflexion et notre bon sens.
Ainsi, nous montrerons que nos certitudes (notre foi comme nos connaissances naturelles) s’appuient sur des fondements sérieux et sur une réflexion cohérente et rigoureuse. Puissent alors ces personnes se remettre en question et admettre que pour connaître ce qui est vrai, il ne suffit pas de répéter aveuglément des slogans, il faut encore en montrer la pertinence ! Voyons donc quels sont, dans la réalité, les rapports entre foi et raison, science et religion : Opposition ? Complémentarité ? C’est l’intention de dégager une solution raisonnable à ce problème qui nous pousse à mettre ce petit travail entre vos mains. Bonne lecture !
I. Les théories erronées sur les rapports entre la raison et la foi
A. Le rationalisme 1
La première attitude à l’égard de ce problème est l’attitude rationaliste ou naturaliste. Selon elle, la raison naturelle de l’homme est la seule règle de la vérité et tous les autres types de connaissances sont à rejeter. C’est donc une négation a priori, avant même tout examen réfléchi, de l’existence de Dieu et de la possibilité d’une révélation. C’est pourquoi on l’appelle naturalisme, car elle rejette a priori ce qui est au-dessus des forces de l’homme et de la nature, c’est-à-dire le surnaturel. Ses défenseurs opposent la foi (donc la religion) et la raison (donc la science) et donnent une primauté absolue à la seconde sur la première. Pour eux, tout ce qui dépasse la raison est forcément faux. Certains naturalistes vont même jusqu’au relativisme : en plus de rejeter la légitimité de la religion, il refuse à la raison sa capacité de connaître véritablement les choses telles qu’elles sont.
Quelques exemples :
- Au Vème siècle avant notre ère, les sophistes de l’antiquité grecque comme Protagoras et Gorgias, véritables initiateurs du naturalisme et du relativisme. Pour eux, l’homme est la mesure de toute chose et la vérité est ce qui paraît tel à chacun, sans critère objectif discernable. En plus de ruiner les forces de la raison, ils bannissent la possibilité d’une révélation surnaturelle qui dépasse l’homme et s’impose à lui.
- Au XVIIème siècle, Spinoza et son Traité théologico-politique.
- Les penseurs rationalistes du XVIIIème siècle comme Kant, Diderot ou Voltaire. Ils prétendent que la religion et ses dogmes s’opposent à la science et aux progrès de la raison. Pour eux, la religion serait faite pour les gens simples et crédules. Il faut détruire l’influence de l’ordre surnaturel pour établir le règne de la pure raison : révolte de l’individu contre toute autorité, soit en obéissant qu’à soi (libéralisme) soit en rejetant les droits de l’Église (laïcisme).
- Les modernistes de la fin du XIXème siècle comme Alfred Loisy, George Tyrrell, Romolo Murri ou Buonaiuti, jusqu’à aujourd’hui, qui estiment que les dogmes et les mystères de la religion, supérieurs à la raison, ne sont que des symboles nés du sentiment religieux. Ces symboles sont utiles et nécessaires pour la religion, ils n’ont en revanche aucune réalité objective et la science doit les écarter. Ainsi verrez-vous des chrétiens modernes dire que la résurrection de Jésus-Christ est une invention de ses disciples. Une invention sincère et utile, mais une invention qui n’a pas eu lieu historiquement. Ils distingueront le Jésus-Christ de la religion et celui de l’histoire, ils soumettront tous les dogmes catholiques au diktat de la raison, refusant l’existence réelle de tout ce qui la dépasse2.
- La plupart des tenants du positivisme, qui s’en tient exclusivement à la valeur des faits étudiés par les sciences, c’est-à-dire aux connaissances que la critique kantienne avait seules pleinement justifiées (ou cru avoir pleinement justifiées), bornant la connaissance aux phénomènes, excluant la possibilité de remonter à des causes spirituelles (donc à la connaissance des concepts et de Dieu) et rejetant toute possibilité d’une révélation. Sous toutes ses formes et tous ses dérivés proches ou lointains : le positivisme sociologique dans sa pureté d’Auguste Comte ; le darwinisme de Buffon, Lamarck ou Darwin ; l’agnosticisme de Spencer et Huxley ; le socialisme athée de Karl Marx ; l’école anglaise de Stuart Mill et l’utilitarisme de Jeremy Bentham ; l’école sociologique d’Émile Durkheim ; l’école rationaliste et scientiste des francs-maçons de la IIIe République française, d’Ernest Renan.
- Enfin, issu d’un mélange explosif de toutes ces théories (et de bien d’autres), l’esprit massivement diffusé dans les sociétés occidentales contemporaines et largement adopté par le commun des mortels : la science s’oppose à la religion et celle-ci ne peut en aucun cas s’imposer comme une vérité objective. C’est la position de toutes les autorités en place, qui ont banni Dieu et la religion de leurs discours et de leur conduite : hommes politiques, juges, journalistes, médecins, scientifiques ou « philosophes ». « Soyons rationnels ! » disent-ils.
Cette attitude rationaliste ou naturaliste est donc la plus répandue dans l’époque moderne.
B. Le fidéisme3
La deuxième attitude est le fidéisme issu de la réforme protestante. Elle consiste à placer la foi et le surnaturel au-dessus de tout jusqu’à mépriser et piétiner la raison. L’usage de la raison, autonome en philosophie comme instrumental en théologie, sera donc banni. Le fidéisme semble donc être l’inverse du rationalisme à l’égard de la foi et de la révélation. Mais en fait, il est aussi son frère jumeau dans l’erreur. Les deux attitudes opposent la raison et la foi et jugent que la révélation non seulement dépasse la raison, mais est aussi absurde. Pour les rationalistes (qui nient le surnaturel) comme pour les fidéistes (qui exagèrent le surnaturel et nient plus ou moins le naturel), la foi est absurde et contraire à la raison. Face à ce dilemme, les premiers laissent tomber la foi pour la raison, les seconds laissent tomber la raison pour la foi. Les uns comme les autres coupent la réalité pour ainsi dire en deux, comme si une chose et son contraire pouvaient être vrais pour le même sujet, en même temps et sous le même rapport. Malgré l’absurdité supposée de la foi, les modernistes rationalistes admettent que Jésus-Christ a fait des miracles (en tant que religieux) et en même temps qu’il n’en a pas fait (en tant que citoyen ou scientifique) ; les fidéistes purs admettent que le mystère de la Sainte Trinité est vrai (qu’il y ait en Dieu une unique nature en trois personnes) et en même temps qu’il est absurde, donc qu’il n’est pas… et partant sacrifie la raison qu’ils jugent entièrement mauvaise et incapable de quoique ce soit.
Quelques exemples :
- Au XVIème siècle Luther, qui appelle la raison « la plus féroce ennemie de Dieu » juge « qu’elle est directement opposée à la foi » et « doit être tuée et enterrée » et Calvin qui explique que « la pire des pestes est la raison humaine ». Pour eux, la foi est l’adhésion à l’irrationnel…
- Au XIXème siècle, le père de l’existentialisme Kierkegaard, qui se réclame de la réforme pure et originelle.
- Au XXème siècle, Karl Barth, pasteur protestant de la même veine.
- Ajoutons ici aussi les modernistes. Cela peut paraître contradictoire puisque nous les avons déjà classés parmi les rationalistes. En fait, tout se tient, et tout tend à montrer que le modernisme est bien « l’égout collecteur de toutes les hérésies », selon les mots de saint Pie X. En effet, le modernisme ne s’attaque pas à tel ou tel vérité de foi, il change radicalement la notion même de foi, entraînant de fait l’écroulement de tout l’édifice des vérités révélées. Plus haut, nous avons vu que le modernisme était agnostique et rationaliste: l’intervention de Dieu dans l’histoire (par une révélation par exemple) serait inconnaissable puisque nos connaissances se borneraient aux phénomènes sensibles. Il n’y aurait donc aucun critère objectif permettant de discerner la véracité d’une révélation divine (son fait). Par conséquent, on doit expulser tous les phénomènes surnaturels de nos démarches scientifiques. Voici le rationalisme: comme homme, le surnaturel n’est pas et ne saurait être démontré. Mais le modernisme n’abdique cependant pas la religiosité. Il se dit encore chrétien et homme de foi. Comment parvient-il à faire ce tour de passe-passe, puisque le contenu de la révélation est en soi inconnaissable comme objet extérieur et intelligible ? Il recourt à l’expérience et au sentiment religieux. Le contenu de la religion (donc la révélation) serait déterminé au fil du temps par les besoins naturels et sentimentaux issus du subconscient des fidèles (ce que saint Pie X appelle « l’immanence vitale »). Il serait le fruit non d’une révélation extérieure, objective et intelligible, (donc immuable et indépendante de nos sentiments et désirs) ce qui irait contre l’exigence moderne de rationalité agnostique; mais d’un mouvement vital intérieur se traduisant par des expressions dogmatiques symboliques. Le besoin et le sentiment religieux font naître des dogmes de la conscience aveugle des fidèles, au gré de l’évolution des circonstances. Il n’y a plus rien d’objectif et d’immuable, tout est subjectif et changeant. Comme cette révélation intérieure est vitale (c’est-à-dire spontanée, incontrôlée, irréfléchie, plus ou moins vague et indescriptible) et répond à un besoin, elle s’impose comme telle et sans réflexion, indépendamment de la cohérence de son contenu. Voici le fidéisme: comme religieux, il faudrait admettre même des choses jugée absurdes car elle seraient imposées par le sentiment religieux. Ces vérités religieuses sont relatives et peuvent changer au gré des fluctuations de la vie des fidèles et de leurs exigences du moment. Comme les sentiments et les mouvements vitaux évoluent, les expressions religieuses qu’ils expriment évoluent aussi. Leur contradiction n’est pas un problème, puisque la religion n’est pas affaire de vérité mais de sentimentalité: on retrouve le fidéisme qui accepte le contradictoire et l’absurdité. La conséquence: Dieu n’est plus un être transcendant et parfait (l’acte pur de saint Thomas) qui se manifeste librement et gratuitement aux hommes (ce qui implique que la nature humaine n’exige pas cette révélation et cette participation à l’ordre surnaturel qui est un don, donc qui est indépendant de nous. Cela implique aussi qu’il n’y ait qu’une seule vérité et donc qu’une seule vraie religion); c’est une manifestation sentimentale des exigences humaines (ce qui implique que toutes les religions peuvent être légitimes, elles ne sont que des expressions particulières du sentiment religieux de différents peuples à différentes époques: qui pourrait oser dire que le sentiment religieux du protestant ou du musulman est moins fort que celui du catholique? Ce qui implique aussi que Dieu n’est plus transcendant, indépendant et parfait mais que c’est l’homme qui se forme un Dieu selon ses besoins et ses désirs subjectifs: Dieu est exigé par la nature en tant que besoin, il se confond avec l’homme en tant qu’expression sentimentale: le modernisme est donc un naturalisme et un panthéisme.)
II. Le réalisme de saint Thomas d’Aquin4
A. Le rejet du rationalisme et du fidéisme
Pour saint Thomas, ces deux attitudes sont inacceptables car elles sont incohérentes et illogiques. Saint Thomas ne tire aucune conclusion a priori, il essaie d’éclairer tous les problèmes posés avec une intelligence lumineuse et une incomparable prudence. Tout d’abord, il admet l’existence d’une unique réalité. Ainsi, deux propositions contradictoires ne peuvent être vraies en même temps. L’absurde n’a donc aucune consistance réelle, il ne peut pas exister car il implique une contradiction indépassable. Ainsi, un rond-carré ne peut exister, c’est absurde. Le rond et le carré s’excluent mutuellement, par conséquent, un rond-carré ne signifie rien. La foi ne peut donc pas être absurde car ce serait dire qu’elle n’est rien. Donc les fidéistes purs de la réforme se trompent.
Ensuite, la négation a priori des rationalistes est illégitime car elle ne repose sur aucun motif raisonnable. En effet, pour avoir le droit de rejeter le surnaturel, il faudrait que la raison humaine soit la raison absolue et totale, infaillible et omnisciente, capable de tout connaître de fond en comble. Alors seulement, le surnaturel, comme contenu supérieur à la raison, serait inexistant, puisqu’en dehors du champ intégral de celle-ci, qui sonde l’être sous tous ses rapports. Or, l’expérience quotidienne et le bon sens nous disent que la raison humaine est limitée, fragile et faillible. Nous nous trompons souvent et nous ne connaissons rien intégralement, même parmi les choses accessibles à la raison. Donc il n’est pas permis de nier quoique ce soit a priori, à moins que cette chose soit absurde (comme le rond-carré ; l’effet sans cause etc.). Le caractère incompréhensible (au sens de supérieur à la raison) d’une chose n’implique pas son inexistence. En niant a priori le surnaturel et la foi, le rationalisme procède de manière irrationnelle. En effet, la négation, au lieu de sortir de l’enquête, la domine et la dirige ; elle est érigée en principe absolu, en dehors et au-dessus de toute discussion : c’est une préférence irrationnelle et un choix capricieux tout à fait injustifié.
B. La solution thomiste
Se hissant comme sur un sommet surplombant ces deux vallées de perdition intellectuelle, saint Thomas propose une solution cohérente en adéquation avec la réalité et ses principes immuables. Tout d’abord, nous remarquons qu’il existe deux chemins différents pour connaître avec certitude la réalité. Soit par un constat ou une démonstration nous donnant l’évidence de la chose en elle-même, et c’est la science au sens large (j’existe; il fait beau; 2+2 = 4); soit par un témoignage crédible, sans que nous puissions constater ou démontrer la chose par nous-mêmes, et c’est la foi au sens large (La Révolution française a commencé en 1789; Hugues Capet a été couronné en 987). Si nous trouvons la solution d’un problème de mathématique par l’application d’un théorème adéquat, nous en avons la science via une connaissance intrinsèque. Nous pouvons dire que nous savons que cette solution est vraie. Si, ignorant encore des mathématiques, un enfant demande à son père de lui donner la solution d’un problème, il lui fera confiance en croyant son témoignage. Il aura raison de lui faire confiance car son père est digne de foi et qu’il est raisonnable de le croire. Il aura aussi la vraie solution du problème. En revanche, il ne l’aura pas acquise par lui même, mais par une foi humaine. Le chemin du savoir comme celui de la croyance, nous le voyons, peut permettre d’avoir une certitude. La condition est la même dans les deux cas : raisonner pour démontrer la vérité en elle-même ou raisonner pour démontrer la véracité du témoin et, partant, la vérité de ce qu’il dit. La finalité est aussi la même : avoir une certitude. Pour saint Thomas, l’existence de Dieu peut être démontrée par la raison naturelle. Il est donc objet de science (contre les fidéistes). On y arrive en appliquant les principes les plus essentiels de la raison (le principe de causalité par exemple) à l’expérience la plus immédiate (la réalité du mouvement ou l’ordre de l’univers par exemple). On s’élève ainsi, par une démonstration a posteriori et sans aucun préjugé indu (à partir des seules évidences : l’expérience et les principes), des choses qui sont mues au premier Moteur immobile, des causes subordonnées à la Cause première, des êtres contingents à l’Être nécessaire, des degrés de perfection au souverain Parfait, de l’ordre de l’univers à l’Intelligence ordinatrice. Cependant, cette connaissance scientifique nous amène à connaître le vrai Dieu comme Être suprême, créateur et parfait souverain, à travers ses créatures, non comme Dieu Trinitaire, Incarné, et Sauveur. Cette connaissance naturelle de Dieu avait aussi été atteinte par des philosophes non chrétiens (Aristote par exemple). Il est donc nécessaire, pour avoir une connaissance pour ainsi dire intime de Dieu, que Dieu lui-même nous la révèle. Alors, Dieu sera aussi objet de foi (contre les rationalistes). Dieu en lui-même (Une Nature en trois Personnes, Père, Fils et Saint-Esprit ; le Fils fait Homme en unissant la nature humaine et la nature divine dans la seule Personne du Verbe) est inaccessible à la raison humaine, il la surpasse de part en part. C’est par un acte gratuit et plein d’amour, la Révélation, que Dieu s’est fait connaître en lui-même aux hommes. C’est par un acte non moins gratuit et non moins plein d’amour qu’il a donné à leur intelligence la lumière de la foi qui la proportionne pour ainsi dire à la hauteur des vérités auxquelles il faut adhérer. La foi n’est pas un élan aveugle du subconscient ni un saut dans le vide. La révélation est rationnellement crédible (les « motifs de crédibilité » étudiés par l’apologétique) et son Auteur ne l’est pas moins (par analogie avec le cas du père évoqué plus haut, nous démontrons que Dieu est le plus crédible des témoins, ne pouvant ni se tromper, ni nous tromper). Lorsque nous demandons par exemple à un bon ami des nouvelles d’un parent, nous faisons un acte de foi humaine en son témoignage. Nous savons que cet ami est d’une grande probité: toujours égal à lui-même, constant, stable et équilibré, la farce n’est pas dans son caractère, resplendissant qu’il est de grâce et de vérité. Il ne nous passerait même pas par la tête une seconde de remettre en doute ses dires, par exemple: tel parent est désormais marié et a un fils. Nous serions même en quelque sorte obligé d’adhérer en conscience à ce témoignage au-delà de tout soupçon… sous peine d’agir imprudemment en niant indûment une vérité. Nous n’hésiterions d’ailleurs pas à la répandre: « un tel a désormais un fils, c’est merveilleux! », et notre interlocuteur de le répandre à son tour. Sans jamais avoir l’évidence de la réalité que nous n’avons pas pu constater par nous-mêmes, nous croyons cela vrai et de fait cela est vrai. Cette croyance nous dépasse en quelque sorte mais est précédé et s’appuie sur un acte de science par lequel on en démontre les motifs de crédibilité qui rendent cette croyance certaine. De manière analogue dans la révélation, avant d’y adhérer, nous prouvons par la seule raison que Dieu est le témoin le plus crédible qui soit et que c’est bien Dieu qui a révélé ce à quoi nous adhérons. L’acte de foi est donc un acte prudent et raisonnable qui nous pousse à adhérer, au moyen de notre intelligence et de notre volonté mues par la grâce, à Dieu lui-même se révélant. C’est la foi divine.
« Qu’une chose doive être crue, ce n’est pas la foi qui le voit, c’est la raison » Cardinal Pie, Discours et instructions.
« Celui qui croit une chose ne la croirait pas s’il ne voyait que cette chose doit être crue, soit à cause de signes évidents, soit pour un autre motif du même genre. » Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae, qu. I, art.4
« Dresser l’une contre l’autre la religion et la science, c’est surtout le fait de gens mal instruits dans l’une et dans l’autre. » P.Sabatier
Nous voyons comme cette solution est féconde et comme elle évite les excès de part et d’autre. La foi dépasse la raison (la Sainte-Trinité, l’Incarnation, sont des mystères) mais n’est pas absurde. Foi et raison ne peuvent se contredire car il existe une unique réalité qu’elles perçoivent sous différents rapports. La raison et la foi sont complémentaires, comme l’ordre naturel et l’ordre surnaturel : la foi suppose la raison car elle s’y enracine une fois celle-ci bien disposée. Cependant la foi éclaire, illumine et transcende la raison par une connaissance bien supérieure à ses exigences naturelles. Enfin, la foi jouit d’une certitude absolue car elle se fonde sur l’infaillibilité et la bonté de Dieu, elle aura donc un droit de contrôle sur les démarches de la raison (tout en laissant ces démarches autonomes en elles-mêmes). Saint Thomas fait donc une part à la raison et à la foi, excellentes toutes deux et unies par la vérité, tout en précisant ce qui les distingue. Ne pas accepter cette complémentarité reviendrait à refuser la réalité et à soutenir des absurdités. Ainsi l’avaient bien compris Bossuet et Chesterton :
« Les absurdités où les libertins tombent en niant la religion deviennent plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne ; et pour ne vouloir pas croire à des mystères incompréhensibles, ils suivent l’une après l’autre d’incompréhensibles erreurs. » – Bossuet, Oraison funèbre de la Princesse palatine, 1ère partie
« Quand on cesse de croire en Dieu, ce n’est pas pour croire en rien. C’est pour croire en n’importe quoi. » Chesterton (c’est du moins à lui qu’on l’attribue)
III. Le rôle de la raison en matière de religion
La raison et la foi ne peuvent donc pas se contredire. La foi, parce que son objet proprement dit est supérieur à la raison, la dépasse infiniment. En revanche, elle ne la contredit pas et ne propose à aucun moment l’absurdité au croyant. En effet, toutes les deux ont été données par Dieu à l’homme : la raison comme propriété naturelle due, la foi comme vertu surnaturelle gratuite ; et toutes les deux ont pour objet des choses réelles soient créées par Dieu et accessibles aux lumières naturelles de l’homme (la raison), soient Dieu lui-même en tant qu’il se révèle et inaccessibles aux lumières naturelles de l’homme (la foi). Donc, l’une ne saurait contredire l’autre. Le mystère et le supra-rationnel (ce qui dépasse l’entendement humain) est tout autre chose que l’absurde et l’irrationnel (qui implique contradiction et violation des premiers principes de l’être), il est simplement une part de la réalité que l’homme ne peut ni atteindre ni comprendre par lui-même.
Ensuite, la raison et la foi coopèrent et se complètent admirablement par de multiples façons. Voyons-en quelques-unes.
- La raison peut démontrer les vérités philosophiques qui forment l’essentiel du spiritualisme réaliste (existence, spiritualité et immortalité de l’âme ; existence d’un Dieu personnel et transcendant, créateur et rémunérateur ; existence de la liberté humaine et de la morale naturelle, donc du mérité et du démérite, de la récompense et du châtiment). Ces démonstrations sont encore extérieures à la foi. Elles sont souvent utilisées en apologétique avant l’exposition des motifs de crédibilité proprement dits.
- La raison peut fournir des motifs de crédibilité de la foi (les miracles, les prophéties, le « Fait de l’Église ») pour établir le caractère légitimement croyable du catholicisme dans son ensemble. Ceci est encore purement philosophique et naturel. Mais une fois exposés, ces motifs de raison amènent l’homme sincère au seuil de la foi surnaturelle. Il est en effet rationnellement convaincu que l’unique Dieu de vérité et d’amour est l’Auteur de la religion catholique. Il est donc disposé, malgré l’absence d’évidence intrinsèque des mystères qui le dépassent infiniment, à embrasser tout ce que Dieu a révélé. Cette adhésion se fait sur l’autorité même de Dieu dont il a prouvé la véracité. Une motion de sa volonté et, par-dessus-tout, la motion de la grâce divine qui met la foi dans son âme complètent son chemin spirituel et illustrent à merveille la complémentarité entre raison et foi.
- Le contenu de la foi s’exprime par des formules intelligibles accessibles au sens commun. il s’exprime avec des mots compréhensibles à la raison et par lesquels on s’élève par analogie au surnaturel proprement dit. Il faut donc développer et utiliser sa raison pour recevoir la foi. Ainsi, comme la foi est reçue dans l’intelligence, celle-ci joue un rôle de premier plan dans l’acte de foi. Parce que c’est aux hommes que Dieu se révèle, il adapte la communication de la vérité aux propriétés naturelles de ces hommes. De plus, le principe de non-contradiction étant inhérent au fonctionnement naturel de l’intelligence qui répugne à concevoir l’absurdité au sens strict (rond-carré; le tout est plus petit que la partie etc.), la foi ne peut en contenir si elle s’y enracine. Par exemple : En Jésus-Christ il y a deux natures en une personne. Chacun de ces mots est en soi compréhensible par la raison. Nous savons ce qu’est une nature, nous saisissons le sens de la numération, la notion de personne nous est aussi familière. S’il y a mystère (qu’une unique personne puisse posséder deux natures nous dépasse), il n’y a pas de contradiction (ce n’est pas deux natures en une nature par exemple). Si les formules sont assimilées naturellement par le sens commun, leur sens réel est élevé à l’ordre surnaturel par l’analogie de la foi. Ainsi, ce qu’une personne est dans l’ordre naturel créé, une personne divine l’est proportionnellement dans l’ordre surnaturel divin. Cette implantation féconde de la foi dans l’intelligence est ce qu’on appelle l’intelligence de la foi, intelligence que le fidéisme et le rationalisme démolissent.
- La raison, mue et informée par la foi, peut chercher un motif vraisemblable aux données contenues dans la Révélation, données qui dépendent en fait d’une libre décision divine et échappent souvent à l’esprit humain.
- Le mystère est supra-rationnel mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons rien en savoir. Ce n’est pas un « vide absolu » qui nous condamnerait au silence ou au verbalisme. Travaillant en esprit de foi et retaillant en quelque sorte ses concepts et ses vues sur mesure, l’intelligence, qui n’aboutit certes pas à nous en faire voir clairement le cœur, ni même à nous en donner l’évidence, peut arriver à en acquérir une idée analogique, qui tend à être une explication, un peu comme un polygone inscrit dans un cercle tend à la limite à être un cercle. Ainsi des notions issues de la philosophie rationnelle comme celles de nature, de personne, de substance ou d’accident permettront de mener des analyses théologiques à propos de la Trinité, de l’Incarnation ou de l’Eucharistie. La foi n’est pas un impensé total. La théologie est justement là pour réfléchir sur les données de la foi.
- La raison peut établir que les mystères ne sont pas contradictoires et que les objections contre ces mystères sont erronées. (Ainsi l’Église réfute les attaques que les musulmans font à la Trinité en montrant qu’elles ne tiennent pas. S’il est impossible de prouver un mystère par définition, il est possible de défendre sa légitimité et sa convenance.)
- Les divers éléments contenus dans la révélation sont à l’état « brut » (Sainte Écriture et paroles de Jésus-Christ, enseignements des Pères, décrets des conciles). Il faut les coordonner, les rattacher par des liens de principe à conséquence. C’est un des principaux rôles de la théologie.
- Enfin, en partant d’une proposition révélée et d’une proposition connue par la raison naturelle, on obtiendra, par voie déductive, une conclusion qui participera à la fois de la lumière révélée et de la lumière rationnelle. Par exemple : Jésus-Christ est un homme (proposition révélée), or les hommes ont une âme (proposition connue par la raison), donc Jésus-Christ a une âme (conclusion théologique). Ou encore : L’Eglise et le Pape sont infaillibles (proposition révélée), or Vatican II et ses papes successifs enseignent des erreurs opposées à la foi (proposition connue par la raison), donc Vatican II et ses papes successifs ne représentent pas l’Église et ne sont pas de vrais Papes (conclusion théologique).
Nous voyons que la foi et la raison, loin de s’opposer, s’épousent et se complètent admirablement dans le sujet humain pour la plus grande gloire de Dieu. Soyons donc raisonnables et mettons l’intelligence à la première place dans notre vie. Soyons fidèles et laissons la foi pénétrer notre intelligence, celle-ci n’en sera que plus forte. Nous devons être bien convaincus que le rejet de la religion, tantôt fanatique et militant, tantôt dédaigneux et paresseux, n’a pas sa source autre part que dans l’ignorance, l’orgueil et les attaches passionnelles. La raison n’y a jamais sa part. D’ailleurs, si la géométrie s’opposait autant à nos passions et à nos intérêts immédiats que la religion et la morale, elle serait tout autant contestée malgré toutes les démonstrations (et nous verrions des libertins dire que 2+2=4) … Avouer que la somme des angles d’un triangle est égale à 180° n’a en effet pas la même implication que d’accepter que Dieu existe et qu’il s’est révélé dans le catholicisme. Ceci explique peut-être cela ?
Lien vers une vidéo sur l’harmonie entre foi et raison, par M. l’Abbé Dutertre :
Cours extraits de trois ouvrages traitant la question des rapports entre foi et raison, philosophie et religion, philosophie et théologie. Nous en conseillons vivement la lecture :
- Louis Jugnet, Pour connaître la pensée de saint Thomas d’Aquin, « Chapitre 1 : Foi et Raison » (nous lui empruntons la plupart de nos vues, surtout dans la partie III, jusqu’à recopier parfois texto.)
- Louis Jugnet, Problèmes et grands courants de la philosophie, « Chapitre V : Philosophie et Religion »
- Jacques Maritain, Éléments de philosophie, tome 1, « Chapitre 1 : nature de la philosophie, point 26 : Philosophie et Théologie. »
Mathis C.
1 Dans son bref Eximiam Tuam de 1857, Grégoire XVI parle du « système erroné et très pernicieux du rationalisme, souvent condamné par le Siège apostoliques », pour mettre en échec les erreurs d’Antoine Günther. Dans le Syllabus de Pie IX publié en 1864, sont condamnés le rationalisme absolu dans la première partie, le rationalisme modéré dans la deuxième. Sont condamnées par exemple les thèses suivantes : « La raison humaine, considérée sans aucun rapport à « Dieu », est l’unique arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal : elle est à elle-même sa loi » ou « La foi du Christ est en opposition avec la raison humaine, et la révélation divine non seulement ne sert de rien, mais encore elle nuit à la perfection de l’homme ». Le concile Vatican I (1870) renouvelle ces condamnations. Léon XIII, saint Pie X et leurs successeurs se sont élevés contre le rationalisme.
2 Saint Pie X a condamné le modernisme en 1907 dans une encyclique fameuse et profonde, Pascendi Dominici gregis. Le modernisme y est dénoncé comme étant « la synthèse de toutes les hérésies ». L’année suivante, en 1908, Alfred Loisy est excommunié. En 1950, dans son encyclique Humani Generis, Pie XII condamne les erreurs modernes qui menacent les fondements de la foi. Parmi elle, la nouvelle théologie, fille du modernisme, et la critique moderniste des Saintes Écritures.
3 En défendant la légitimité de la réflexion théologique depuis son institution, l’Église écarte de facto le fidéisme. Elle a toujours enseigné que la foi et le mystère dépassaient la raison sans la contredire. Les papes des XIXème et XXème siècles l’ont du reste nominalement dénoncé, surtout dans ses formes plus récentes (le fidéisme et le traditionalisme du XIXème siècle) qui, sans nier la non-contradiction foi-raison, ont tendance à raboter le rôle, la puissance et l’importance de l’ordre naturel et de la raison (Pie IX par le concile Vatican I, saint Pie X, Pie XII…).
4 La doctrine, les principes et la méthode de saint Thomas d’Aquin ont été pleinement adopté par l’Église au moins à partir du Concile de Trente (1545 – 1563), quand saint Pie V le déclara Docteur de l’Église (1567) et que la Somme théologique devint la référence absolue dans les séminaires. En 1879, l’Encyclique Aeterni Patris de Léon XIII promeut la philosophie de saint Thomas et prescrit son étude dans les écoles et les séminaires. On y lit que « quiconque s’y est tenu ne s’est jamais écarté du sentier de la vérité et que quiconque l’a attaquée a toujours été regardé comme suspect d’erreur. »En 1914, le Motu Proprio Pastoris Angelici de saint Pie X prescrit que dans les écoles de philosophie et les séminaires seraient enseignés et tenus religieusement les principes et les grands points de la doctrine de saint Thomas d’Aquin, et que, dans les centres d’études théologiques, la Somme théologique serait le livre de texte. Enfin, le Code de droit canon de 1917, préparé par saint Pie X et promulgué par Benoît XV, prescrit en son canon 1366, §2 : « Les professeurs doivent ordonner les études de philosophie rationnelle et de théologie, de même que la formation des élèves dans ces disciplines, selon la méthode du docteur angélique, et s’en tenir religieusement à sa doctrine et à ses principes. ».