Modernisme et faux visionnaires : l’enfer vide

Hans Urs von Balthasar et Adrienne von Speyr

Peu de théologien ont acquis une réputation et un renom comparables à celui de Hans von Balthasar dans le monde conciliaire. Il est véritablement une référence et une autorité, et, ce qui nous semble d’autant plus intéressant, il l’est notamment pour les partisans les plus «conservateurs» de Vatican II, qui s’opposent violemment au progressisme : il est connu en effet pour avoir critiqué les dérives de l’église post-conciliaire, et pour avoir fondée la revue de «sensibilité conservatrice» Communio, avec Joseph Ratzinger et Henri de Lubac. Ledit Ratzinger, devenu «Benoît XVI», laisse entendre que ses deux théologiens préférés sont ses amis de longue date von Balthasar et de Lubac. Jean-Paul II était également l’ami personnel de von Balthasar, et lui a offert la dignité cardinalice peu de temps avant sa mort en 1988, pour consacrer son œuvre théologique et lui donner une autorité supplémentaire (comme il l’a fait pour Congar).

Voici ce qu’il dit de lui dans le discours qu’il prononce à l’occasion du «prix international Paul VI» qu’il lui décerne pour sa contribution à la théologie (1984) :

Sa passion pour la théologie, qui a soutenu son engagement dans la réflexion sur les œuvres des Pères, des théologiens et des mystiques, reçoit aujourd’hui une importante reconnaissance. Il a mis ses vastes connaissances au service d’une «intelligence de la foi» capable de montrer à l’homme contemporain la splendeur de la vérité qui émane de Jésus-Christ

https://www.cath.ch/newsf/hans-urs-von-balthasar-theologien-hors-norme-1-2/

Balthasar aurait certainement sa place dans un «top 5» des plus grands théologiens conciliaires (aux côtés de Yves Congar, Henri de Lubac, Joseph Ratzinger et Karl Rahner). Il se distingue de ses collègues précédemment cités par une sorte d’aura de piété et un intérêt particulier pour la mystique ; sa «cause de béatification» a été initiée en 2018 dans le diocèse suisse de Coire.

Or une grande partie de l’immense œuvre de von Balthasar est directement liée aux prétendues visions, révélations et apparitions de son étrange amie Adrienne von Speyr (1902-1967), femme mariée d’origine protestante exerçant la profession de médecin jusqu’en 1954, convertie au catholicisme en 1940 (après avoir été catéchisée par von Balthasar) et revendiquant avoir eu à partir de ce moment des expériences mystiques extraordinaires, une communication quasiment permanente avec l’au-delà. Balthasar était obnubilé par cette voyante : il est allé jusqu’à quitter l’ordre jésuite en 1950, ordre dans lequel il était entré en 1928, pour aller vivre chez von Speyr et son mari, et recueillir quotidiennement le récit de ses expériences mystiques. Il collabore avec elle pendant 27 ans, et vit chez elle pendant 15 ans. Interrogé sur son œuvre, le théologien répond volontiers qu’elle n’est rien par elle-même et que le mérite en revient plutôt à Adrienne von Speyr, chez qui il aurait puisé l’essentiel de sa science des choses surnaturelles. Il a en effet publié environ 60 ouvrages à propos des visions et révélations de von Speyr, dont il est l’unique témoin, dépositaire et commentateur.

Cette manière d’argumenter sur des grandes questions théologiques à partir de visions et de révélations privées, et cette relation «fusionnelle» entre une femme mariée et un prêtre sont tellement singulières et étranges qu’elles suscitent aujourd’hui encore de la méfiance auprès de certains conciliaires, qui n’ont pas tout oublié de la doctrine catholique et de l’esprit de l’Église. Un certain Ralph Martin, professeur de théologie au séminaire du Sacré-Cœur de Détroit (États-Unis), publie en 2014 dans la revue Angelicum un article intitulé «Balthasar and Speyr : First Steps in a Discernment of Spirits». [1] Pour ne pas attaquer trop brutalement cette figure si respectée du monde conciliaire, tant louée et honorée par les «papes», il use de précautions oratoires assez merveilleuses : n’étant pas du tout convaincu de la vérité de la principale thèse de von Balthasar et de von Speyr sur l’impossibilité pratique de la damnation (et à raison, puisque cette thèse contredit au moins l’enseignement ordinaire de l’Église, si elle ne contredit pas formellement certains passages de l’évangile), il propose quelques «réflexions préparatoires», quelques «premiers pas» pour permettre un meilleur «discernement des esprits» sur l’origine surnaturelle des visions d’Adrienne von Speyr et des thèses théologiques qui en sont issues. Pour nous qui ne sommes pas retenus par les mêmes impératifs de respect humain vis à vis des institutions conciliaires, il apparaît que tout ce que rapporte Ralph Martin dans son article est de nature à faire conclure certainement à la fausseté des visions de von Speyr [2]. Nous avons donc un cas d’école de fausses visions et de fausses révélations privées invoquées à l’appui d’une fausse doctrine.


Une doctrine fausse et scandaleuse

Balthasar l’avoue lui-même à demi-mot : cette proposition suivant laquelle la damnation est possible en théorie, mais impossible en pratique (infiniment improbable, suivant les termes que Balthasar reprend à Édith Stein), dont il trouve la confirmation dans les prétendues révélations de Speyr, est le fruit d’un effort visant à concilier l’hérésie de l’apocatastase avec l’enseignement de l’Église. L’apocatastase est une doctrine suivant laquelle à la fin des temps tout sera restauré «dans son ordre originel», ce qui signifie notamment que les démons et les damnés seront pardonnés et participeront à la gloire des bienheureux. Autrement dit, c’est une doctrine suivant laquelle «tout le monde se sauve». C’est une des thèses les plus célèbres d’Origène (185-253), et l’une de celles qui valut à cet auteur d’être anathématisé par le magistère de l’Église catholique, dans le 11e canon du IIe concile de Constantinople (553). Le pape Vigile (537-555) a par ailleurs condamné 9 propositions issues des écrits d’Origène (que l’on peut retrouver dans la compilation de textes magistériels du Denzinger, aux canons 403-410 de l’édition de 1957) ; l’apocatastase est condamnée par le pape en ces termes : «Si quelqu’un dit ou pense que le châtiment des démons et des impies est temporaire, et qu’il prendra fin après un certain temps, ou bien qu’il y aura restauration des démons et des impies, qu’il soit anathème». Les réflexions ultérieures sur l’apocatastase dépassent la simple question du pardon des démons et des damnés pour se concentrer sur la question plus générale du salut universel.

Von Balthasar, fasciné par Origène et en particulier par son eschatologie, veut croire à cette folle doctrine du salut universel, sans pour autant blesser extérieurement l’orthodoxie : il cherche à élaborer un cadre dans lequel on pourrait professer extérieurement l’enseignement de l’Église tout en le minimisant au point de pouvoir croire presque sans concessions à la thèse opposée. Remarquable exercice «d’herméneutique de la continuité» entre Origène et le IIe Concile de Constantinople…

Le fait de savoir si le Concile de Constantinople et le pape Vigile condamnent l’apocatastase et les autres doctrines hétérodoxes de l’origénisme est, paraît-il, l’objet de débats ou de réserves entre théologiens et historiens de l’Église : le canon ne précise aucune doctrine particulière, certes, mais il inclut Origène parmi une liste d’auteurs à anathématiser pour leurs doctrines impies ; nous savons par ailleurs que les débats préparatoires à l’ouverture du Concile ont porté entre autres choses sur l’origénisme, et l’origéniste Théodore de Scythopolis a été contraint de se rétracter suite aux anathèmes du Concile. Quant aux anathèmes du pape Vigile, certains font une difficulté du fait qu’ils aient été écrits par l’empereur Justinien, puis ensuite approuvés par le pape sous la pression de l’empereur qui le maintenait auprès de lui à Constantinople. [3]
Pour ce qui nous intéresse, la thèse du salut universel est si contraire à l’enseignement ordinaire de l’Église et à la sentence commune des théologiens que le débat sur la nature et la portée de l’anathème de Constantinople et des condamnations du pape Vigile nous semble secondaire, du moins nous n’avons pas besoin d’établir la force et la portée de ces condamnations pour prouver que cette thèse est fausse.

Les partisans de cette thèse répondent pour se défendre des accusations d’hétérodoxie qu’il ne s’agit pas d’une véritable doctrine mais d’une «pieuse espérance», dans le sens qu’il n’est pas certain que tous soient sauvés, mais que l’on peut l’espérer raisonnablement eut égard à la miséricorde de Dieu : pourtant, ils se placent bien sur un terrain spéculatif et rationnel en disant que la damnation de quiconque est «infiniment improbable», ce qui est émettre beaucoup plus qu’un simple souhait, comme Ralph Martin le remarque à juste titre. Y a-t-il une différence sémantique entre le fait qu’il soit «infiniment improbable» que des gens se damnent et le fait qu’il soit «certain» que personne ne se damne ? Non à vrai dire … Et quand bien même il ne s’agirait que d’une espérance, elle n’est pas fondée en raison, on pourrait même déjà dire qu’elle est réprouvée par le magistère ordinaire et universel de l’Église.

Que l’on prenne par exemple des extraits du catéchisme de saint Pie X ou du catéchisme du concile de Trente sur la question de la damnation et des damnés : il serait bien étrange d’affirmer que ces paroles auraient encore du sens si les damnés n’existaient que «en théorie» et pas «en pratique».

Comment seront les corps des damnés ?
Les corps des damnés seront privés des propriétés glorieuses des corps des Bienheureux et porteront la marque horrible de leur éternelle réprobation.

Catéchisme de saint Pie X, Chapitre 12, Le onzième article du credo


En quoi consiste le malheur des damnés ?
Le malheur des damnés consiste à être toujours privés de la vue de Dieu et punis par d’éternels tourments dans l’enfer.

Catéchisme de saint Pie X, Chapitre 13, Le douzième article du credo

… une prison affreuse et obscure, où les âmes des damnés sont tourmentées avec les esprits immondes par un feu perpétuel et qui ne s’éteint jamais. Ce lieu porte le nom de géhenne, d’abîme ; c’est l’Enfer proprement dit.

Catéchisme du concile de Trente, Chapitre 6

Le sens premier et évident de ces propositions implique l’existence en acte des damnés, pour aujourd’hui et pour les derniers temps. Si les damnés n’existaient qu’en théorie, le catéchisme aurait dû être réécrit au conditionnel : «le malheur des damnés consisterait à, le corps des damnés serait privé de». A moins de considérer que l’Église réserve cet enseignement «exotérique» de l’enfer et de la damnation au plus grand nombre, aux gens qui auraient besoin d’être effrayés pour pratiquer la vertu, et que seul le petit nombre pourrait comprendre l’enseignement ésotérique de l’absence de damnés en enfer … Les pères de l’Église, les saints, les docteurs et les théologiens ont toujours été à peu près unanimes pour dire non seulement qu’il y avait bien des gens en enfer (ce dont personne ne peut raisonnablement douter en lisant simplement l’évangile), mais encore que le plus grand nombre des hommes se damne : si personne ne peut avancer de chiffre ou de pourcentage avec certitude, tous s’accordent pour dire, en conformité avec l’enseignement de Jésus-Christ lui-même dans la parabole des noces, qu’il y a «beaucoup d’appelés mais peu d’élus» (Mat. XXII, 14) : tous les hommes sont appelés au salut et reçoivent de Dieu les grâces nécessaires et suffisantes pour opérer ce salut, mais la plupart ne répondent pas à l’appel et méprisent la grâce de Dieu. Réalité terrifiante que ne dément pas l’expérience quotidienne du monde : l’endurcissement dans le péché est visible partout, jusqu’à l’article de la mort. Et qui meurt endurci dans le péché se damne : on peut espérer qu’un pécheur endurci se soit secrètement repenti avant de mourir par l’effet d’une grâce spéciale, mais on ne peut pas présumer que ce genre de grâces extraordinaires soient fréquentes. Certains théologiens, comme Suarez, espèrent raisonnablement que le plus grand nombre des catholiques se sauve : ce n’est pas encore affirmer que le plus nombre des hommes se sauve, puisque les catholiques n’ont jamais formé plus de la moitié de l’humanité.

L’enfer d’après Brueghel le Jeune

Si l’Église a enseigné partout et toujours, dans son magistère ordinaire, que les damnés existaient réellement, et même qu’il est probable que le plus grand nombre des hommes se damne par obstination dans le péché, cet enseignement est infaillible et il est vain de se perdre dans des rêveries sur une existence «uniquement théorique» des damnés et de la damnation.

Ce n’est pas simplement vain : c’est dangereux et scandaleux.

Dangereux pour ceux qui y croient : car cela revient à dire qu’ils se croient assurés de leur salut quel que soit au fond leur degré de mérite, ce qui est difficilement dissociable du péché de présomption (selon le catéchisme de saint Pie X, «espérer par présomption se sauver sans mérite» est un des six péchés contre le Saint-Esprit, une faute particulièrement grave donc). Avoir la certitude que l’on aura le degré de mérite suffisant pour se sauver au moment de la mort est en pratique la même chose que de prétendre se sauver sans mérite : dans les deux cas, le salut devient une affaire acquise et sans enjeu, et «la vie continue» sans souci réellement motivé de perfection ou de combat spirituel, sans cette «angoisse du salut» que connaissaient tous les saints (pour eux-mêmes et pour leur prochain), et avec cette espèce de confiance insensée que Dieu ne pourra pas nous refuser le salut quoi que l’on fasse.

Scandaleux pour ceux à qui l’on enseigne cette doctrine : scandaleux au sens premier du terme, c’est à dire occasionnant le péché. Le «petit nombre» des «fervents» qui enseigne et diffuse cette doctrine (ou cette «espérance») du salut universel pourra prétendre qu’elle ne porte pas au laxisme mais plutôt au don généreux de soi à un Dieu si bon et miséricordieux ; pour le «grand nombre» qui entend cet enseignement, nous pouvons être certains que l’effet est tout autre en pratique. Depuis que pour des «motifs pastoraux» les conciliaires se refusent à prêcher sur l’enfer ou diffusent de manière plus ou moins explicite la croyance en un salut facile et universel (croyance très visible dans les cérémonies d’inhumation par exemple), les églises sont vides, les peuples ne croient plus à l’enseignement de l’Église, le nombre des vocations religieuses et sacerdotales est en chute libre : en bref les choses de Dieu ne suscitent plus que de l’indifférence et de la froideur pour le plus grand nombre des baptisés (si déjà ils croient encore en l’existence de Dieu). Il y a évidemment un lien de cause à effet entre ces deux phénomènes : si vous enseignez au peuple, explicitement (en parlant de von Balthasar …) ou insidieusement (en employant une liturgie joyeuse et une prédication naïvement optimiste à tous les enterrements, y compris des enterrements d’apostats ou de personnes ayant commis le suicide – qui sont normalement privées de sépulture ecclésiastique), que Dieu est trop bon pour damner quiconque et que tout le monde se sauve, alors le peuple vivra sans se soucier du respect des commandements de Dieu, puisqu’il n’y a pas de risque réel à les violer, et que le monde est rempli de tentations auxquelles il serait pénible de résister. C’est la voix du démon qui pousse l’homme tenté à commettre le péché en lui insinuant une vision déformée et excessive de la miséricorde de Dieu, nous disent tous les auteurs spirituels : force est de constater que les pasteurs conciliaires sont devenus, bon gré mal gré, la voix du démon pour le peuple dont sont censés avoir la garde.

Le pape Pie XII a rappelé à plusieurs occasions qu’il était un devoir grave pour ceux qui avaient charge d’âme de prêcher sur l’enfer, et de prêcher sans atténuation et sans fausse délicatesse sur ce sujet si grave et si propre à susciter dans les âmes tièdes ou pécheresses des germes de conversion et de pénitence. Un sujet grave en effet car il y a réellement des gens qui se damnent, et si l’on voulait opposer révélation privée à révélation privée, pour contrer les prétendues révélations d’Adrienne von Speyr, la bataille serait vite gagnée par le grand nombre de révélations et visions des saints concernant l’enfer et le nombre extrêmement grand des damnés. Sainte Thérèse d’Avila répétait à qui voulait l’entendre que la plus grande grâce de sa vie était d’avoir eu une vision de l’enfer et des horribles tourments des damnés, et plus précisément de la place qui lui était réservée en enfer si elle continuait à se complaire dans sa tiédeur. Elle fut pendant des années une religieuse médiocre et mondaine, toute occupée de converser avec la bonne société et de s’en faire admirer ; après avoir mesuré les conséquences possibles d’une conduite aussi légère pour la vie du siècle à venir, elle est devenue une sainte. Quel contraste entre la doctrine des véritables saints et celle de ces étranges visionnaires des temps modernes.


Pourquoi Balthasar s’est attaché à Speyr ?

Voici une citation qui illustre, dans toute sa profondeur, la raison pour laquelle Balthasar s’attache à Speyr, et qui est de nature à alarmer les chrétiens sincères sur les motivations de ce «grand théologien» :

«Troughout my patristic studies, what I longed and looked for (…) was a catholicity that excluded nothing (…) only in Adriennes’s theology, I found it.».

«Au cours de mes études patristiques, ce que je cherchais et désirais ardemment … était une catholicité qui n’exclue rien … je ne l’ai trouvée que dans la théologie d’Adrienne».

H.U. von Balthasar, Our Task, 44

Une catholicité, un catholicisme, qui n’exclue rien ? Effectivement, il ne pouvait pas trouver une telle catholicité chez des auteurs vraiment catholiques, et il ne l’a trouvée que chez une fausse visionnaire délirante et peut-être démoniaque, parce que cette attitude de «non-exclusion» radicale n’a rien de catholique et de divin : le bien exclut le mal, la vérité exclut l’erreur, Dieu exclut le démon, la cité de Dieu exclut la cité des hommes. Paroles «manichéennes» et insupportables pour un esprit imprégné des idées modernes, dont la racine est l’agnosticisme, qui veut brouiller ou nier les frontières entre le bien et le mal, entre la vérité et l’erreur. Si le fait de trancher, de définir et d’exclure certaines doctrines ou certaines personnes au profit d’autres était une faute ou un désordre, c’est Jésus-Christ en personne, le maître de vie, qu’il faut accuser de faute ou de désordre. Les paroles de Jésus-Christ sur la géhenne, qui sont effectivement assez «excluantes», n’ont pas plu à Balthasar : il est donc allé se chercher d’autres maîtres selon ses désirs. Il est heureux pour nous de pouvoir disposer d’une citation de lui qui décrive aussi explicitement ses motivations : il a cherché «une catholicité qui n’exclue rien», il ne l’a trouvée que chez une fausse visionnaire. La catholicité de von Balthasar n’exclut rien … sauf la vraie théologie catholique !

Bien que le seul fait que les «révélations» de Speyr contiennent une doctrine fausse et scandaleuse est, de soi, suffisant pour être certain que ses révélations ne sont pas d’origine divine, il est toujours utile de remarquer que ces soi-disant révélations sont entourées d’une foule de signes inquiétants et bizarres qui les privent définitivement de tout crédit. Les informations que nous allons relater sont issues de l’article de Ralph Martin précédemment évoqué, nous ne le citerons pas dans le détail mais les lecteurs pourront s’y rapporter au besoin.


Du merveilleux, du grotesque et du bizarre

Nous pouvons lister un ensemble de choses grotesques ou malsaines dans les récits des visions de Speyr :

  • Speyr prétendait être quotidiennement en relation avec l’au-delà : on ne connaît pas de saints, même parmi les plus grands visionnaires, qui aient été visités aussi souvent par le Ciel, au point de fournir matière à plus de soixante livres de révélations inédites. Il y a quelque chose de démesuré dans ces proportions. Il n’est d’ailleurs pas rare chez d’autres faux visionnaires d’avoir écrit ou parlé avec autant de profusion et de détail (Valtorta a rempli 122 cahiers, soit près de 15 000 pages manuscrites), ce qui est d’autant plus susceptible d’attirer la curiosité du public. En l’occurrence, Speyr prétendait être en communication quotidienne avec saint Ignace de Loyola, communication si aisée et régulière que Balthasar pouvait par exemple soumettre une question qu’il avait pour saint Ignace à sa voyante et obtenir sa réponse dans la journée, ou dans l’instant qui suivait. C’est pour le moins inhabituel, sinon invraisemblable …
  • Dans un de ses entretiens, saint Ignace aurait déclaré qu’il avait changé d’avis sur certaines questions spirituelles en discutant avec saint Jean l’évangéliste au Paradis … quelle stupidité ! Comme si les saints, absorbés et réjouis par la vision béatifique, se préoccupaient de débattre et de discourir entre eux comme les hommes le font sur terre. Comme si par ailleurs il y avait le moindre désaccord apparent entre la spiritualité de saint Ignace et la spiritualité contenue dans l’évangile de saint Jean. Le fait d’opposer saint Jean l’évangéliste à la «pensée dominante dans l’Église» est un thème typique du gnosticisme et de l’occultisme : comme saint Jean emploie un langage plus spirituel que les autres évangélistes, donc plus susceptible d’interprétations diverses, les ennemis de la vérité aiment à lui faire dire des choses contraire au magistère de l’Église et aux doctrines communément admises par les théologiens (sans se mettre en peine, d’ailleurs, de concilier les passages qui leurs plaisent chez saint Jean avec d’autres passages du même saint Jean qui les contredisent formellement : seule l’interprétation ecclésiastique de saint Jean est complète et cohérente). Il est plus courant pour des francs-maçons que pour des catholiques d’opposer la «spiritualité johannique» à la «spiritualité ignatienne». Il est d’autant plus étrange, dans ce contexte, que Balthasar prétende avoir quitté l’ordre jésuite pour fonder la «communauté de saint Jean» sur le conseil de saint Ignace de Loyola lui-même (via la voyante Speyr), qui serait devenu «johannique» en discutant avec saint Jean au Paradis … par ailleurs le thème de l’opposition entre «l’Église visible» de Pierre et «l’Église des saints» de Jean et de Marie est un thème central dans la «spiritualité» de Balthasar et de l’institut qu’il a fondé [4] … Difficile de passer à côté de la possible symbolique occultiste de cette posture.
  • Speyr se serait rendue dans l’âme de certaines personnes pour les consoler : elle aurait pu, en se rendant à l’intérieur des personnes, pénétrer leurs pensées les plus secrètes, et leur suggérer des meilleures pensées depuis l’intérieur de leur âme … voilà jusqu’à quel niveau peut aller l’extravagance et la folie des faux voyants. Il est métaphysiquement impossible qu’une personne humaine entre «dans» une autre âme humaine, ce langage est dépourvu de sens. Certains saints avaient le don de «lire dans les cœurs» des personnes qu’ils rencontraient : cela veut dire qu’ils connaissaient leurs pensées, pas qu’ils rentraient littéralement à l’intérieur d’eux comme le dit Speyr, qui prétendait avoir été transportée à de multiples reprises à l’intérieur de personnes souffrantes, par-delà le monde entier, pour les consoler, ou pour les aider à se confesser … violant au passage le secret de la confession entre le prêtre et le pénitent.
  • Speyr prétendait avoir retrouvé sa virginité physique : elle serait alors la première dans l’histoire de l’humanité à bénéficier de cet étrange miracle … Mariée à deux reprises, elle a engendré 3 enfants morts-nés. Speyr ne prétend pas avoir retrouvé une «virginité spirituelle» comme dans le cas d’une veuve qui se consacre à Dieu, ou de personnes mariées qui s’accordent entre elles pour faire vœu d’abstinence. Elle prétend avoir retrouvé sa virginité physique, dans le sens par exemple de la Sainte Vierge qui a donné naissance à Notre-Seigneur «sans rupture du sceau de sa virginité» et de l’honneur particulier qui y est associé. A quelle fin Dieu aurait-il restauré la virginité physique d’une personne qui l’a perdue ? En quoi cela pourrait la rendre plus spirituelle, plus humble et plus dévouée à Dieu ? L’effet serait présentement le contraire de l’humilité. Cela la rendrait simplement plus distinguée et plus honorable, dans le sens qu’un honneur spécial est associé aux femmes qui ont consacré leur virginité à Dieu : peut-être que la voyante voulait être associée à cet honneur, bien qu’elle ne le méritait pas…
  • Outre ces extravagances déjà mentionnées, il est intéressant de remarquer que Speyr a prétendu avoir vécu (ou Balthasar le prétend à propos d’elle) à peu près tout ce qu’il y a de plus extraordinaire dans la vie des grands saints du passé : stigmates, bilocation, radiation de lumière, lévitation, parler spontané en langues étrangères, extases. Pour la plupart des saints ayant vécu ces phénomènes, les témoins sont nombreux et dignes de foi. Pour Speyr, le seul témoin est Balthasar, qui est plutôt un témoin indirect parce qu’il croit sa voyante sur parole lorsqu’elle affirme qu’il lui est arrivée quelque expérience extraordinaire. Au vu de ce qui est mentionné plus haut, chacun saura juger de la crédibilité de ce témoin.

Une relation éminemment malsaine

La première chose qui frappe, à étudier la relation entre Balthasar et Speyr, est la forte intimité qui les unissait : comme nous l’avons déjà mentionné, Balthasar est allé jusqu’à quitter son ordre religieux (acte extrêmement grave et rare dans l’histoire de l’Église : il n’est pas anodin qu’un religieux soit relevé de ses vœux) pour vivre chez sa voyante, quinze années durant. Un prêtre qui vit chez une femme ?

On pourrait tenir comme un principe général qu’il n’est ni prudent ni souhaitable pour un clerc d’entretenir une amitié forte, nourrie par des entretiens intimes quasiment quotidiens, avec une femme. La principale raison du célibat consacré est d’ordre affective : le prêtre, le religieux ou la religieuse, a consacré entièrement son cœur à Dieu. L’état de perfection religieuse n’est possible que dans le célibat, parce que la vie conjugale est remplie d’affections et d’attachements qui, pour être parfaitement légitimes et même nécessaires au bon développement de la vie, empêchent de se consacrer aux choses de Dieu en toute liberté. S’il est possible d’atteindre un haut degré de sainteté en vivant dans le mariage, comme le prouve par exemple la vie de saint Louis, il faut convenir qu’il est plus facile et plus naturel de se sanctifier dans la vie religieuse et le célibat consacré, en n’ayant pas d’autre préoccupation que la gloire de Dieu et le salut des âmes.

Or l’amitié entre personnes du sexe opposé, et en dehors du strict cercle familial, nous parlons ici d’une amitié profonde basée sur des communications intimes de sentiments et d’idées, ne diffère de la vie amoureuse proprement dite que par l’absence de communication physique : le seul terme ordinaire et souhaitable d’une profonde amitié entre un homme et une femme est le mariage. Il n’est pas rare que l’adultère résulte d’une relation excessivement amicale entre un homme et une femme qui, initialement, n’avaient aucune intention de rompre les promesses de leur mariage : seulement ils se sont laissés aller imprudemment à l’attrait d’une amitié et d’une intimité spirituelle qu’ils ne trouvaient peut-être plus dans leur mariage. Entretenir une «relation platonique», ne pouvant pas raisonnablement mener à un mariage, est donc éminemment malsain et dangereux.

On pourrait objecter à ce raisonnement en invoquant des exemples d’amitiés profitables entre une personne consacrée et une autre personne du sexe opposé. L’histoire de l’Eglise compte en effet plusieurs exemples de saints de sexe opposé qui ont travaillé ensemble étroitement pour la gloire de Dieu : saint François d’Assise et sainte Claire, saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, saint Vincent de Paul et sainte Louise de Marillac. On connaît aussi la pratique, encouragée par l’Église, de la fraternité spirituelle entre des religieuses contemplatives et des prêtres missionnaires via des échanges épistolaires (ainsi sainte Thérèse de Lisieux est connue pour avoir eu cette relation spéciale avec l’abbé Maurice Bellière). Mais nous répondrons que dans tous ces cas évoqués, la relation est fondée principalement si ce n’est uniquement sur le zèle pour la gloire de Dieu (et pas sur la complémentarité naturelle des caractères, comme dans une amitié humaine ordinaire), et l’amitié et l’intimité dans ces cas précis ne dépassent jamais certaines bornes que la prudence impose nécessairement à qui veut ne pas perdre son cœur, et ensuite perdre son âme.

Or la relation entre Balthasar et Speyr ressemble fort à une «relation platonique», bien différente d’une collaboration désintéressée en vue de la gloire de Dieu. En particulier, les termes qu’ils emploient pour décrire cette relation comportent un symbolisme sexuel pour le moins troublant. L’œuvre religieuse et spirituelle qu’ils estiment devoir mener en commun (la fondation de la «communauté Saint-Jean», qui n’existe quasiment plus aujourd’hui d’ailleurs) est souvent appelée par la voyante «leur enfant» : comment un homme et une femme peuvent-ils avoir un enfant ensemble ? … Cette image est déjà troublante, mais il y a plus encore : la voyante déclare qu’à l’âge de 15 ans elle aurait reçu une «blessure intérieure» ou une «marque» de Hans von Balthasar par anticipation de sa rencontre avec lui, et pour signifier leur future collaboration : il s’agirait de dire que comme ces deux âmes ne pouvaient pas avoir de relations sexuelles, mais qu’elles devaient ensemble «porter du fruit», il fallait que la femme soit en quelque manière marquée dans sa chair par la vertu fertilisante de l’homme, afin d’être fécondée … difficile de voir quelque chose de divin derrière ce mystico-sensualisme éminemment malsain.


Une voyante autoritaire et manipulatrice

Le fait qu’un prêtre ait une relation fusionnelle avec une femme mariée n’est pas le seul problème dans le cas présent : dans cette relation, le prêtre (qui est censé être le supérieur, le conseiller, le confesseur) est parfois comme à la merci de sa voyante qui semble lui donner des ordres, lui faire des reproches amers et lui dicter la voie de la bonne conduite spirituelle. Balthasar, subjugué, est docile et semble considérer comme venant du Ciel les brimades qu’il reçoit de la voyante. Les rôles sont inversés !

On ne le répétera jamais assez dans cette époque malade de d’égalitarisme, le catholicisme est une religion cléricale : le prêtre est supérieur aux fidèles, il a autorité pour les diriger, les conseiller, les reprendre et les guider dans la pratique des commandements et la recherche de la perfection spirituelle. Il est en pratique impossible d’atteindre la perfection spirituelle sans le conseil suivi d’un prêtre : c’est le moyen ordinaire que Dieu prévoit pour sanctifier les âmes, et à ceux qui disent que c’est d’abord le Saint-Esprit qui éclaire et qui sanctifie, le pape Léon XIII répond (dans son encyclique contre l’américanisme) que dans la Providence de Dieu le Saint-Esprit s’exprime aux âmes le plus souvent et le plus ordinairement dans la direction spirituelle (par un prêtre formé aux sciences sacrées et à l’enseignement de l’Église). Tous les grands saints mystiques et visionnaires avaient un confesseur et directeur spirituel auxquels ils étaient pleinement soumis : ce ne sont pas eux qui démentiraient Léon XIII.

Il n’est donc pas normal qu’un prêtre reçoive d’une laïque des directives de direction spirituelle. C’est auprès d’un autre prêtre qu’il devrait chercher des conseils et des directives dans cette matière délicate, quand bien même il aurait en face de lui une sainte. Imagine-t-on sainte Thérèse d’Avilla donner ne serait-ce que des conseils spirituels à son confesseur, sans que celui-ci le lui demande ? C’est invraisemblable. Nous évoquions dans notre précédent article sur les visions et révélations privées que l’attitude autoritaire d’une voyante était un signe disqualifiant pour sa crédibilité, car très éloignée de l’humilité qui accompagne nécessairement une piété sincère.

Cette remarque faite, on peut constater avec Ralph Martin que l’attitude de Speyr à l’égard de Balthasar relève plus de mécanismes humains de manipulation et de demande d’attention que d’une hypothétique mission spirituelle. Par exemple, Speyr l’accuse fréquemment de ne pas la soutenir et de ne pas être suffisamment présent pour l’épauler alors qu’elle «revit la Passion du Christ» pendant la semaine sainte … Elle dit par rapport à leur «enfant» que le rôle du «père» est de prendre soin de l’épouse, et que Balthasar ne remplit pas suffisamment bien son rôle. Elle dit que Balthasar ne la défends pas suffisamment par rapport aux critiques qui sont émises à son égard … la voyante demande de l’attention, mais elle sait aussi se montrer plus directrice et dit qu’elle voit dans l’âme de Balthasar de l’obscurité spirituelle, un manque d’amour de Dieu et un manque de vie de prière. Parfois la voyante prétend recevoir de saint Ignace des instructions précises pour des pénitences ou autres exercices spirituels, et le malheureux Balthasar est réprimandé s’il ne suit pas les instructions suffisamment bien. Tout ceci est bien étrange.


Des signes probablement démoniaques

Outre les bizarreries déjà mentionnées, un certain nombre de faits étranges dans la vie d’Adrienne von Speyr pourraient relever d’une influence démoniaque. En particulier, on retrouve plusieurs occurrences d’un phénomène communément attribué à l’action du démon : la modification de la voix, l’utilisation d’une intonation beaucoup plus rauque et sèche que d’ordinaire, avec un volume anormalement élevé.

Le 11 juillet 1941, Speyr «convoque» Balthasar à son bureau pour lui faire une violente sermonade d’environ une heure sur son manque de soutien : Balthasar rapporte que la voix de Speyr est différente que d’habitude, comme si «quelqu’un d’autre parlait à travers elle».

La cérémonie d’abjuration de Speyr (qui est née protestante), un an plus tôt, comporte un fait assez déroutant. Alors qu’elle doit réciter la profession de foi catholique, elle s’arrête et hésite au moment de prononcer les paroles «extra quam est nulla salus» : hors de laquelle [l’Église catholique] il n’y a point de salut. Balthasar dit qu’elle n’a pas prononcé les mots. Son mari en revanche, qui assistait à la cérémonie, dit qu’il l’a entendu dire les mots distinctement mais avec une voix étrange : autre occurrence possible du fameux phénomène de la voix modifiée. La voyante aurait-elle donc un problème avec le dogme selon lequel il n’y a pas de salut hors de l’Église catholique ?… Dans une version comme dans l’autre, elle n’a pas prononcé les paroles aisément et facilement comme le reste de la profession de foi.

Autre fait encore plus étrange : Balthasar rapporte que Speyr avait fréquemment des «missions de l’enfer», dans laquelle elle «témoignait des réalités de l’enfer» dans un état semi-extatique où elle «n’était plus la même personne» et était simplement le «véhicule» d’une réalité qui la dépasse … Elle ne se souvenait pas distinctement de ce qu’elle avait dit dans ces moments ensuite. Pendant ces «missions», elle parlait d’une manière différente de d’habitude, ne semblait pas reconnaître son interlocuteur et le traitait de manière froide et sarcastique, l’accusant de stupidité vis à vis des choses de Dieu par exemple. Sachant que ces «visions de l’enfer» de Speyr aboutissent à dire que personne ne se trouve réellement en enfer, serait-il vraiment étonnant qu’un démon ait parlé à travers Speyr dans ces moments si étranges ? Pas vraiment … suivant le mot de Baudelaire, «la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas» : on pourrait dire par extension que la meilleure ruse de l’enfer serait de faire croire qu’il n’y a pas d’enfer, ou que personne ne va en enfer. C’est le meilleur moyen en effet pour que le plus grand nombre oublie son salut et se damne. Balthasar dit que ces «missions de l’enfer», qui arrivaient une fois par an lors du Vendredi Saint depuis 1941 (elle prétendait «descendre aux enfers» comme Notre-Seigneur après sa mise à mort), constituent la contribution la plus importante de Speyr à sa théologie et le don le plus précieux qu’elle ait fait à l’Église

Balthasar disait que cette «obscurité» que Speyr avait pris sur elle comme participation à la passion du Christ et à sa descente aux enfers l’avait poussée «aux limites de la folie» … si nous voyons les choses d’une manière plus prosaïque, peut-être qu’elle était déjà mentalement déséquilibrée avant ces expériences pseudo-mystiques, et qu’une communication prolongée avec le démon l’a encore plus détraquée. L’histoire ne nous le dit pas : mais nous avons déjà en notre possession bien plus que ce qui est simplement nécessaire pour conclure que ces pseudo-révélations ne viennent pas du Ciel.


Résumé et conclusion

La thèse de Balthasar et de Speyr est contraire au catholicisme en plusieurs aspects :

  • Elle adopte en pratique les mêmes conclusions que la doctrine condamnée de l’apocatastase, Balthasar avouant que son intention dans sa recherche théologique était de concilier cette doctrine condamnée (qu’il était impossible de professer directement sous peine d’apparaître comme ouvertement hérétique) avec le magistère de l’Église.
  • Elle revient à tourner en ridicule l’enseignement ordinaire de l’Église sur l’enfer et sur la damnation, en le présentant comme une fable visant à faire peur à des fidèles encore immatures. Il y aurait alors deux niveaux d’enseignement dans la Révélation, un niveau exotérique «pétrinien» (l’Église visible de saint Pierre), et un niveau ésotérique «johannique» (l’Église mystique de saint Jean et de Marie) : tandis que l’Église visible enseigne que la damnation est un danger réel, «l’Église des saints» est capable de comprendre qu’en réalité personne ne se damne.
  • Elle revient inconsciemment à adopter les thèses jansénistes (également condamnées) sur l’irrésistibilité de la grâce et la négation du libre-arbitre : elle en est une sorte d’actualisation moderniste. Pour les jansénistes, qui s’inspirent des calvinistes, la théorie de l’irrésistibilité de la grâce est synonyme de double prédestination : puisque personne ne peut résister à la grâce de Dieu, alors les pécheurs endurcis et les damnés n’ont pas reçu les grâces suffisantes pour se convertir et sont mystérieusement destinés, de toute éternité, à être damnés. Doctrine odieuse et blasphématoire. Balthasar reprends l’élément central de cette thèse en en éliminant l’aspect damnatoire : la grâce est irrésistible au-delà de toute notion de libre-arbitre, mais Dieu impose cette grâce à tout le monde sans exception, il n’y a donc pas de damnés.
  • Enfin elle a comme principe implicite (en lien avec ce que nous disions sur le «johannisme») que les révélations privées des «saints» sont des arguments plus certains et plus élevés en théologie que les travaux de la raison, éclairés par les lumières de la foi, et les enseignements explicites du magistère de l’Église. Principe faux et ruineux qui sert le plus souvent à détruire la théologie sous apparence de piété : des personnages malveillants s’en servent pour tromper, et des personnes simples et trop naïves les suivent pour l’apparence de piété et de surnaturel qui entoure ces soi-disant révélations. Une apparition ou une révélation privée ne peut jamais être une réponse suffisante à un problème théologique, à plus forte raison si le message de cette «révélation» est contraire au magistère de l’Église.

De plus les activités soi-disant surnaturelles de Speyr, qui prétendait avoir reçu un nombre incalculable de révélations privées, sont douteuses et troublantes à bien des titres :

  • Le nombre excessivement élevé et extraordinaire de ses communications célestes ne ressemble pas à ce qui a cours d’ordinaire chez les saints.
  • Elle a des prétentions parfaitement fantaisistes sur ses activités surnaturelles et les dons particuliers qu’elle aurait reçu (recouvrement de la virginité physique, téléportation dans les âmes des pécheurs, etc.)
  • Son comportement autoritaire, manipulateur et assoiffé d’attention personnelle n’a rien à voir avec le comportement d’une sainte.
  • Sa relation avec le prêtre Balthasar, décrite en des termes de symbolisme nuptial ou même explicitement sexuel, est on ne peut plus malsaine, et se base parfois sur une inversion du rapport entre le directeur spirituel et l’âme dirigée (c’est elle qui prends le dessus à plusieurs reprises).
  • Elle était, de l’aveu même de son confident et admirateur, à moitié folle et soumise régulièrement à des états de transe pour «rendre compte» de ce qui se passait en enfer, avec un langage et des manières qui portent plus ou moins explicitement la marque du démon.
  • Elle n’a pas voulu prononcer les paroles de la profession de foi sur le fait qu’il n’y avait pas de salut hors de l’Église catholique, ou bien elle les a prononcées avec une voix bizarre.

Peut-on, après avoir considéré cela, accorder encore le moindre crédit à Hans Urs von Balthasar et à sa comparse Adrienne von Speyr ? Pas si l’on croit à la doctrine et à la spiritualité de l’Eglise catholique. Puissent le Seigneur et Notre-Dame éclairer les chrétiens sincères afin qu’ils ne soient pas trompés par ces mensonges, et qu’ils considèrent plutôt dans toute leur gravité les avertissements de la Révélation concernant les fins dernières.

Jean-Tristan B.


[1] https://www.jstor.org/stable/26392455

[2] Voir les principes invoqués dans cet article : https://religioncatholique.fr/2021/09/08/principes-de-discernement-sur-les-visions-et-revelations-privees/

[3] On peut lire à ce sujet l’article de la Catholic Encyclopedia sur Origène : https://www.newadvent.org/cathen/11306b.htm

[4] Voir le « manifeste » affiché fièrement par la communauté saint Jean : https://balthasarspeyr.org/communaute-saint-jean/

L’anneau de l’œcuménisme

Paul VI offre son anneau épiscopal au primat anglican (1966)

Le 24 mars 1966, une rencontre de la plus haute importance est organisée entre Paul VI et l’archevêque anglican de Cantorbéry, Michael Ramsey. Vatican II est le Concile de l’œcuménisme : environ trois mois après la clôture du Concile, la rencontre (organisée par le « secrétariat pour l’unité des chrétiens ») fait en quelques sortes office d’ouverture du « dialogue œcuménique » avec les anglicans au niveau de la hiérarchie ecclésiastique. Paul VI prépare pour cette occasion un geste fort, qui a visiblement surpris Ramsey lui-même.

Après avoir dirigé conjointement avec Ramsey un « service liturgique œcuménique », Paul VI a demandé à Ramsey de retirer son anneau. Paul VI prend ensuite la main droite de Ramsey, et impose sur son doigt, en lieu et place de l’anneau qu’il vient de retirer, l’anneau épiscopal qu’il portait personnellement en tant qu’archevêque de Milan. Ramsey, après avoir pris le temps de réaliser la portée du geste, aurait apparemment « fondu en larmes », et les deux hommes se sont ensuite tenus un moment dans les bras [1]. Ramsey portera l’anneau pour le restant de sa vie, et le lègue ensuite à l’archevêché de Cantorbéry. Aujourd’hui encore, il est de coutume lorsque « l’archevêque » de Cantorbéry rencontre le « Pape » de porter cet anneau spectaculairement offert par Paul VI dans la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs.

Que signifie ce geste ? Que signifient les larmes de Ramsey ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier présentement.

On sait que d’autres cadeaux ont été échangés entre les deux protagonistes. Si l’histoire a bien retenu l’affaire de l’anneau épiscopal, il semble difficile de savoir précisément quels autres présents les deux hommes ont pu échanger. Certains témoignages font état du fait que Paul VI aurait offert à Ramsey … un calice. C’est l’affirmation du « cardinal » Francesco Coccopalmerio [2], président du « Conseil pontifical pour les textes législatifs » entre 2007 et 2018, qui en fait un argument en faveur de l’abandon de la doctrine de l’Eglise sur les ordinations anglicanes, à laquelle il ne croit déjà plus lui-même, comme beaucoup d’œcuménistes. Nous aurions pu parler du « calice de l’œcuménisme » si nous étions plus certains que cette donation ait vraiment eu lieu. Retenons simplement la chose comme possible et vraisemblable : ce serait en effet cohérent avec l’imposition de l’anneau épiscopal, comme nous allons le voir.

Qu’est-ce qu’un anneau épiscopal ?

L’anneau en or porté par les évêques est l’un des symboles par excellence de l’épiscopat, aux côtés de la mitre, de la crosse et de la croix pectorale. L’usage pour les évêques de porter un anneau en signe de leur dignité est attesté dès le IVème siècle. L’imposition de l’anneau devient peu à peu une partie intégrante de la liturgie du sacre épiscopal : on le trouve dans d’anciens sacramentaires du VIIIe et du IXe siècles [3]. Dans le rituel pontifical romain, on trouve le texte suivant pour l’imposition de l’anneau : « reçois l’anneau, qui est le sceau de la fidélité : aussi longtemps que tu gardes intégralement, paré d’une foi pure, l’Épouse de Dieu, c’est à dire la Sainte Église » .

Extrait du Pontificale Romanum

Cet anneau revêt également une symbolique nuptiale : l’évêque est comme marié à la Sainte Eglise, qu’il doit protéger et aimer fidèlement comme un mari aime et protège son épouse. L’anneau est d’ailleurs porté sur l’auriculaire, de la même manière que l’anneau nuptial. Comme ordinairement le sacre épiscopal s’accompagne de l’imposition d’une juridiction ordinaire sur un diocèse, la symbolique retient surtout les « épousailles » entre l’évêque et son Eglise particulière, son diocèse, bien que le sacre puisse prendre lieu dans un autre cadre (par exemple lorsqu’un prêtre reçoit le sacre épiscopal à l’occasion de sa promotion au cardinalat, il n’est pas lié à une Eglise locale mais à l’Eglise universelle). En signe de respect pour la dignité épiscopale, il est de coutume pour les fidèles ou les clercs de rang inférieur de baiser l’anneau de l’évêque pour le saluer.

Que peut signifier l’imposition de l’anneau par Paul VI ?

Ce geste ne peut signifier qu’une chose, et le monde entier n’a pas compris autre chose que cela : Paul VI exprime le fait qu’il considère Ramsey comme un évêque. Ramsey le comprend et en est ému aux larmes : c’est en effet un « immense progrès » dans la voie vers « l’union des églises » en comparaison à l’époque de Pie XII. Paul VI offre à Ramsey, il faut même dire impose à Ramsey un objet qui est attribut par excellence de l’épiscopat, et dont l’imposition n’a lieu normalement que dans le cadre liturgique très solennel du sacre épiscopal. Un objet qui a une symbolique nuptiale, signifiant la force de l’union qui doit lier l’évêque à la Sainte Eglise : en prenant en compte cette signification, on notera que Paul VI ne considère pas simplement Ramsey comme validement évêque, mais qu’il le considère aussi comme membre de l’Eglise. Il ne faut pas s’en étonner, cette idée est conforme à la nouvelle doctrine de Vatican II sur la communion imparfaite, sur le fait que les baptisés sont tous membres de l’Eglise même les schismatiques [-> voir article dédié].

Il serait hors de propos de prétendre que Paul VI a simplement voulu offrir un objet précieux à son interlocuteur en signe de la grande sollicitude qu’il lui porte, ou bien par convenance en raison du rang de l’invité. Il aurait pu offrir un tableau, un manuscrit précieux, et encore serait-il difficilement concevable qu’aucun de ces objets ait pu être offert sans qu’il n’y ait dans ce don une signification symbolique particulière. Et comme nous le notions, il ne s’agit pas simplement d’un cadeau, Paul VI impose lui-même l’anneau à l’évêque (ce qui est une manière plus directe et plus personnelle de reconnaître sa qualité d’évêque, que s’il avait simplement offert l’anneau par un intermédiaire), de manière publique et avec l’intention que le geste soit vu et commenté.

Le geste et l’anneau qui en est l’objet sont aujourd’hui encore, du côté anglican comme du côté conciliaire, le symbole qui marquent le point de départ du « dialogue œcuménique » entre ces deux confessions. De plus si l’offrande du calice, rapportée par Coccopalmerio, est bien avérée, c’est un signe supplémentaire et encore plus explicite en faveur de l’idée selon laquelle il considère le primat anglican comme véritablement évêque (le calice est symbole par excellence du sacerdoce et du pouvoir exclusivement sacerdotal de confectionner l’eucharistie). Paul VI reconnaît manifestement le primat anglican comme véritablement évêque, doué de la plénitude du sacerdoce : où est le problème, dira-t-on ? Les schismatiques peuvent bien être validement prêtres et évêques. Mais les anglicans ne sont pas comparables aux schismatiques d’Orient sur la question des rites d’ordination.

Le problème se situe au niveau de la foi catholique elle-même : le Pape Léon XIII a enseigné infailliblement pour dire que les ordinations anglicanes étaient absolument invalides, en clair un catholique est tenu à croire qu’il est impossible que « l’archevêque de Cantorbéry » soit prêtre et évêque. Les néo-modernistes rejettent frontalement cet enseignement qui est un obstacle à leur conception de l’œcuménisme : Francis Clark peut par exemple écrire, dans la revue Gregorianum en 1964, que « le problème des ordinations anglicanes » est « un obstacle particulièrement regrettable à de meilleurs rapports entre l’Eglise catholique et les Eglises de la Communion anglicane » [4]. Le « cardinal » Johannes Willebrands, qui fut l’un des organisateurs de la rencontre entre Paul VI et Ramsay en tant que membre du « secrétariat pour l’unité des chrétiens », et ensuite spécialisé dans le « dialogue œcuménique » avec les anglicans, n’est pas d’un avis différent. Il déclare en 1985 que la discussion sur la validité des ordres anglicans est marquée par un « nouveau contexte » lié au « développement de la pensée » chez les anglicans et les catholiques concernant la nature de l’Eglise, de l’Eucharistie et du Sacerdoce : derrière ce langage mystifiant, il faut comprendre qu’il s’agit pour ces personnes de dire que l’on peut encore discuter de la validité des ordinations anglicanes, et donc qu’ils ne croient pas à la définition de Léon XIII [5]. Willebrands ne fait d’ailleurs que s’appuyer le « rapport final » de la Commission internationale anglicane-catholique romaine (ARCIC), une instance officielle de dialogue oecuménique [6]. Paul VI manifeste, dans ses actes plus que dans ses paroles, qu’il est totalement aligné sur leurs positions. Yves Congar peut dire en effet, dans son article sur l’œcuménisme de Paul VI (Publications de l’Ecole Française de Rome, 1984), que ce dernier « désirait rouvrir la question des ordinations anglicanes » [7]. Mais cette question est-elle seulement « rouvrable » ?

Léon XIII et les ordinations anglicanes : un débat définitivement tranché

Le 18 septembre 1896, le Pape Léon XIII publie une lettre apostolique au sujet des ordinations anglicanes, suite à long examen impliquant les travaux d’une commission ad hoc composée de théologiens soutenant l’une ou l’autre des positions (pour ou contre la validité des ordinations anglicanes) [8]. Déjà à cette époque, les précurseurs de Vatican II souhaitaient que l’Eglise reconnaisse la validité des ordinations anglicanes à une fin œcuménique : ce sont dans ces milieux modernistes ou crypto-modernistes que l’opinion se diffuse et prends de la force, alors même que plusieurs décisions ecclésiastiques importantes font état de l’invalidité des rites anglicans (la pratique continuelle de l’Eglise catholique à l’égard des prêtres anglicans qui se convertissent au catholicisme était de les réordonner systématiquement) et que l’opinion commune était en faveur de l’invalidité.

Paradoxalement, la lettre apostolique est publiée suite à la requête de personnalités qui étaient convaincues que l’examen de la question pencherait en faveur d’une déclaration de l’Eglise sur la validité des ordinations anglicanes : Fernand Portal côté catholique, et Lord Halifax (Charles Lindley Wood) côté anglican, pionniers du « dialogue œcuménique ». Fernand Portal sera plus tard sanctionné pour modernisme, sous le pontificat de saint Pie X (en 1908). Il est considéré aujourd’hui encore comme un des pères de l’œcuménisme défendu par Vatican II. Ce « retournement de situation » rappelle d’ailleurs la publication de l’encyclique Mirari vos (1832) par Grégoire XVI suite aux requêtes de Lamennais, Montalembert et Lacordaire qui pensaient tout bonnement que le Pape allait bénir leurs idées libérales. Ici, le sujet est plus précis et restreint que dans Mirari vos, et la réponse en est d’autant plus claire.

Par plusieurs formules sans équivoque, Léon XIII indique dans la lettre apostolique son intention de trancher le débat définitivement, c’est-à-dire qu’il engage son infaillibilité. Pour rappel, selon le Concile Vatican I, les conditions pour qu’un enseignement soit dit ex cathedra sont les suivantes : il faut que le Pape parle

  • En tant que Pape (et pas en tant que personne privée)
  • A l’Eglise universelle (plutôt qu’à un groupe restreint de personnes)
  • En définissant
  • Sur une question relative à ce qu’il faut croire (la foi) ou à ce qu’il faut faire (les mœurs) [9]

La question ici est de savoir ce qu’il faut croire en tant que catholique concernant la validité des ordinations anglicanes, question qui a une importance pratique de premier ordre puisqu’elle conditionne l’accès aux sacrements pour une nation entière, séparée de Rome depuis longtemps. Bien que la matière de l’enseignement ne soit pas directement une vérité révélée, elle tombe dans le domaine de ce que l’on appelle les « faits dogmatiques », des faits qui sont connexes à des vérités révélées et qui peuvent également faire l’objet de définitions infaillibles du magistère de l’Eglise. Ici le fait dogmatique est que les ordinations anglicanes sont invalides, les vérités révélées connexes étant les suivantes :

  • La forme d’un sacrement doit signifier explicitement la grâce qu’il procure
  • La grâce propre du sacrement de l’Ordre est le pouvoir de consacrer l’Eucharistie

Léon XIII manifeste donc son intention de s’exprimer en tant que Pape, à l’intention de tous les chrétiens, pour trancher sur cette question (c’est à dire pour définir) :

« C’est donc avec bienveillance que Nous avons consenti à un nouvel examen de la question, afin d’écarter à l’avenir, par l’autorité indiscutable de ce nouveau débat, tout prétexte au moindre doute. »

Placuit igitur de retractanda causa benignissime indulgere: ita sane, ut per summam novae disquisitionis sollertiam, omnis in posterum vel species quidem dubitandi esset remota.


Le cadre dans lequel le Pape s’exprime (lettre apostolique) est suffisamment démonstratif en lui-même de l’intention d’enseigner en tant que Pape à l’Eglise universelle : ce document n’est pas une lettre privée, destinée à un nombre restreint de destinataires, dans laquelle le Pape exprime ses opinions personnelles. Par endroits, le Pape prends la peine de préciser qu’il s’exprime en vertu de sa suprême autorité : « c’est en qualité et avec les sentiments de Pasteur suprême que Nous avons entrepris de montrer la très certaine vérité d’une affaire aussi grave ». C’est un document donnant l’occasion d’une définition dogmatique et qui a vocation à être promulgué dans toute la chrétienté. Le préambule de la lettre contient la formule caractéristique des bulles qui établissent une décision disciplinaire ou dogmatique précise : « ad perpetuam rei memoriam », « à la mémoire éternelle de la chose », qui peut se comprendre comme une invocation « pour que la chose [définie dans cette bulle] soit perpétuellement remémorée ».

Léon XIII va même jusqu’à dire que la question a en réalité déjà été tranchée par l’autorité suprême de l’Eglise, et que ce n’est que par ignorance de ces définitions que certains catholiques ont pu croire que la question pouvait être sujette à de libres débats :

« Cela étant, il est clair pour tous que la question soulevée à nouveau de nos jours avait été bien auparavant tranchée par un jugement du Siège Apostolique ; la connaissance insuffisante de ces documents explique peut-être comment certains écrivains catholiques n’ont pas hésité à discuter librement sur ce point.»

Quae quum ita sint, non videt nemo controversiam temporibus nostris exsuscitatam, Apostolicae Sedis iudicio definitam multo antea fuisse documentisque illis haud satis quam oportuerat cognitis, fortasse factum ut scriptor aliquis catholicus disputationem de ea libere habere non dubitant.

La définition de Léon XIII n’est donc qu’un rappel ou une clarification d’un enseignement catholique. Les formules d’ordination utilisées par le rite anglican, pour l’ordination sacerdotale comme pour le sacre épiscopal, présentent un défaut de forme et un défaut d’intention : ce qui fait l’essence du sacrement à conférer n’est pas mentionné dans l’Ordinal anglican. Le pouvoir exclusivement sacerdotal  de consacrer et d’offrir le sacrifice eucharistique n’est pas mentionné dans la nouvelle forme du rite, ce qui le rend invalide. Le Pape délivre donc la définition suivante :

«  C’est pourquoi, Nous conformant à tous les décrets de Nos prédécesseurs relatifs à la même cause, les confirmant pleinement et les renouvelant par Notre autorité, de Notre propre mouvement et de science certaine, Nous prononçons et déclarons que les ordinations conférées selon le rite anglican ont été et sont absolument vaines et entièrement nulles. »

Itaque omnibus Pontificum Decessorum in hac ipsa causa decretis usquequaque assentientes, eaque plenissime confirmantes ac veluti renovantes auctoritate Nostra, motu proprio certa scientia, pronunciamus et declaramus, ordinationes ritu anglicano actas, irritas prorsus fuisse et esse, omninoque nullas.

Il ne saurait être envisageable, au regard de la foi catholique, d’admettre la moindre discussion sur une définition aussi claire et aussi définitive de la part de l’autorité enseignante infaillible de l’Eglise. « Rome a parlé : la cause est entendue », disent les catholiques. « Rome a parlé … on peut encore en discuter » disent de leur côté les modernistes comme Congar, Willebrands ou Coccopalmerio, parce qu’ils n’accordent pas l’assentiment de leur foi aux définitions du magistère de l’Eglise. Ils sont chaleureusement encouragés dans cette négation du magistère par l’exemple de Paul VI, qu’ils n’hésitent pas à invoquer pour invalider l’enseignement de Léon XIII et de ses prédécesseurs : ils savent, autant que quiconque, qu’un geste peut en dire plus que de longs discours, et que les « grands gestes œcuméniques » de Paul VI donnent raison à leur fausse théologie.

Jean-Tristan B.


[1] Des articles qui relatent cette rencontre : https://www.lemonde.fr/archives/article/1966/03/24/double-rencontre-entre-paul-vi-et-le-dr-ramsey_2700655_1819218.html, http://www.natcath.org/NCR_Online/archives2/2003d/101703/101703e.htm

[2] https://www.thetablet.co.uk/news/7068/anglican-orders-not-invalid-says-cardinal-opening-way-for-revision-of-current-catholic-position-. Francesco Coccopalmerio a d’ailleurs été ordonné prêtre par Montini, le futur Paul VI, le 28 juin 1962 à Milan, et a occupé divers postes de responsabilité pour l’archidiocèse de Milan.

[3] Article de la Catholic Encyclopedia sur les anneaux : https://www.newadvent.org/cathen/13059a.htm

[4] https://www.jstor.org/stable/23572984?seq=1

[5] https://www.usccb.org/committees/ecumenical-interreligious-affairs/anglican-orders-report-evolving-context-their

[6] https://www.anglicancommunion.org/media/105260/final_report_arcic_1.pdf

[7] https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1984_act_72_1_2442

[8] Une traduction en français est disponible à cette adresse : https://laportelatine.org/documents/magistere/leon-xiii/lettre-apostolique-apostolicae-curae-1896; l’original en latin sur le site du Vatican : http://www.vatican.va/content/leo-xiii/la/apost_letters/documents/litterae-apostolicae-apostolicae-curae-13-septembris-1896.html

[9] Constitution dogmatique Pastor Aeternus (Concile du Vatican, 18 juillet 1870) :
« Le Pontife romain, lorsqu’il parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine sur la foi ou les mœurs doit être tenue par toute l’Église, jouit, par l’assistance divine à lui promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que fût pourvue son Église, lorsqu’elle définit la doctrine sur la foi et les mœurs. Par conséquent, ces définitions du Pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église. »

Les schismatiques sont-ils membres de l’Eglise ?

Paul VI contre le magistère

Les schismatiques, volontairement séparés de l’unité catholique, sont-ils membres de l’Eglise du Christ ? Réponse de l’Eglise catholique : non. Réponse de Paul VI : oui.

Qui sont ceux qui n’appartiennent pas à la Communion des saints ?
Ceux qui n’appartiennent pas à la communion des saints sont dans l’autre vie les damnés, et en cette vie ceux qui n’appartiennent ni à l’âme ni au corps de l’Église, c’est-à-dire ceux qui sont en état de péché mortel et se trouvent hors de la véritable Église.


Qui sont ceux qui se trouvent hors de la véritable Église ?
Ceux qui se trouvent hors de la véritable Église sont les infidèles, les juifs, les hérétiques, les apostats, les schismatiques et les excommuniés.


Qu’est-ce que les schismatiques ?
Les schismatiques sont les chrétiens qui, ne niant explicitement aucun dogme, se séparent volontairement de l’Église de Jésus-Christ ou des légitimes pasteurs.

Grand catéchisme de Saint Pie X, Chapitre 10, §6

La question de la nature de l’Eglise du Christ, de son identité avec l’Eglise catholique romaine, et du rapport qu’entretiennent les schismatiques d’Orient (entre autres communautés chrétiennes) avec l’Eglise du Christ, est l’objet d’âpres débats depuis Vatican II. Parmi les conciliaires, les progressistes disent que Vatican II enseigne que les schismatiques font partie de l’Eglise du Christ, les conservateurs (du moins certains) veulent prétendre que Vatican II n’enseigne rien de nouveau concernant cette question ecclésiologique tranchée depuis longtemps, et que le Concile ne dit en rien que les schismatiques font partie de l’Eglise. Pour éclairer « l’effort d’interprétation » des textes de Vatican II, personne n’est mieux placé que Paul VI : il est celui qui a promulgué le Concile. Ses commentaires sur les textes conciliaires ont plus de valeur que ceux de n’importe qui d’autre. Or voici ce que Paul VI déclare dans une audience générale du premier juin 1966 :

« Le Concile, et avant lui la tradition chrétienne, nous dit que les fidèles sont incorporés dans l’Église par le baptême (. . .) Alors, tous ceux qui sont baptisés, même s’ils sont séparés de l’unité catholique, sont-ils dans l’Église, dans la vraie Église, dans l’unique Église? Oui. C’est là une des grandes vérités de la tradition catholique, confirmée à plusieurs reprises par le Concile (cf. Lumen Gentium 11, 15; Unitatis redintegratio, 3; etc.). Cette vérité se rattache à l’article du Credo que nous chantons à la messe : « Je crois en un seul baptême pour la rémission des péchés ».

Audience générale du 1.6.1966 : Documentation catholique, n° 1474

Cette déclaration est d’une grande clarté, et nous pourrions nous arrêter ici sans la commenter. Mais pour prévenir toute tentative « d’interpréter dans le sens de la continuité » une déclaration aussi limpide en faveur de l’hérésie, nous prendrons le temps de la décomposer et de l’analyser.

Voici le raisonnement contenu dans la déclaration sous forme de syllogisme :

  • Majeure. Par le sacrement du Baptême, le baptisé est incorporé dans l’Eglise.
  • Mineure. Or les chrétiens qui sont séparés de l’unité catholique (c’est à dire les schismatiques) sont baptisés.
  • Conclusion. Donc les schismatiques sont membres de l’Eglise.

Et Paul VI insiste pour dire que c’est bien ce que Vatican II enseigne.

Le raisonnement est faux, car la majeure est incomplète : le Baptême seul ne suffit pas pour être incorporé dans l’Eglise. Il faut pour être membre de l’Eglise ces trois conditions nécessairement réunies ensemble :

  • Le Baptême
  • La profession de la vraie foi
  • L’adhésion à la communion catholique

Quelqu’un qui est baptisé, professe la vraie foi mais se sépare de l’unité catholique, est hors de l’Eglise. Le schisme, au même titre que l’excommunication, sépare automatiquement quelqu’un de l’Eglise : autrement dit, les schismatiques ne sont pas membres de l’Eglise. Cet enseignement est rappelé par le Pape Pie XII dans l’encyclique Mystici Corporis :

 « Seuls font partie des membres de l’Église ceux qui ont reçu le baptême de régénération et professent la vraie foi, qui, d’autre part, ne se sont pas pour leur malheur séparés de l’ensemble du Corps, ou n’en ont pas été retranchés pour des fautes très graves par l’autorité légitime ».

Encyclique Mystici Corporis, 29 juin 1943

Faudrait-il comprendre la déclaration de Paul VI dans le sens que tous ceux qui sont baptisés, et qui bien qu’étant visiblement et extérieurement séparés de la communion catholique, sont invisiblement et intérieurement unis à l’âme de l’Eglise par suite d’une ignorance invincible sur leur erreur et d’un désir implicite d’être catholique ? C’est la théorie d’Arnaud Dumouch concernant l’enseignement de Vatican II sur les schismatiques membres de l’Eglise. Cette théorie, qui part du principe que tous les schismatiques sont de bonne foi (ce qui est insoutenable : lorsque l’Eglise condamne le schisme et les schismatiques, elle condamne donc quelque chose qui n’existe pas ? ou bien à partir de Vatican II, tous les schismatiques sont soudainement devenus de bonne foi ?), n’est pas fidèle aux propos de Paul VI précédemment cités : « Alors, tous ceux qui sont baptisés, même s’ils sont séparés de l’unité catholique, sont-ils dans l’Église, dans la vraie Église, dans l’unique Église? Oui. ». Paul VI ne parle nullement d’une disposition intérieure qui conditionnerait l’effet d’incorporation automatique à l’Eglise qu’il prête au Baptême. Il n’y a pas de « et », pas de condition supplémentaire. Rajouter un « et » implicite dans sa déclaration, c’est trahir l’unité de son propos : il cherche à expliquer que le Baptême incorpore à l’Eglise. Il dit sans équivoque : « les fidèles sont incorporés dans l’Église par le baptême » , « tous ceux qui sont baptisés sont dans l’Eglise », et précise que c’est l’enseignement de Vatican II. Nous lisons bien : « tous ». Il n’est pas possible de prétendre que Paul VI admet implicitement des limites ou des distinctions sur cette question de l’incorporation à l’Eglise par le Baptême  : par le langage qu’il emploie, il exclut justement ces distinctions. Pourquoi dirait-il « tous » si en réalité, il ne pensait pas que « tous » les baptisés étaient membres de l’Eglise ? Les mots ont un sens précis. Voudrait-on avoir l’impudence de faire dire à Paul VI l’inverse de ce qu’il dit ?

Ce propos, pris comme tel, est gravement erroné en matière de foi, étant donné que l’Eglise enseigne exactement l’inverse, à savoir que tous ceux qui sont baptisés ne sont pas dans l’Eglise : ils peuvent s’en séparer par l’hérésie et/ou par le schisme. Paul VI dit très explicitement que le schisme, la désunion d’avec l’Eglise catholique romaine, ne sépare pas de la véritable Eglise : et cette déclaration n’a rien d’étonnant, elle est cohérente avec l’ensemble de la nouvelle ecclésiologie de Vatican II sur la « communion imparfaite » et sur l’absence d’identité absolue entre l’Eglise catholique romaine et l’Eglise du Christ (cette dernière étant une réalité plus large incluant de manière réelle mais diminuée les autres dénominations chrétiennes). Dans cette optique, le schisme est bien un problème que l’on cherche à résoudre : mais il n’est pas question de le résoudre suivant cette mentalité « périmée » du retour des égarés à l’unité catholique. Car d’une part la responsabilité du schisme est partagée (c’est à cause des péchés de l’Eglise catholique que les schismes ont lieu : préalablement au retour à l’unité, il faut de la part de l’Eglise catholique des amendements et des réparations), d’autre part l’Eglise perd qualitativement en catholicité à l’occasion des schismes (chercher la réunion des chrétiens est donc, pour l’Eglise catholique, chercher à retrouver des éléments de doctrine et de vie religieuse qu’elle aurait perdus : le dialogue est à double sens), enfin – et surtout – les schismatiques font toujours partie de l’Eglise du Christ, par conséquent il serait déplacé de leur demander de « revenir dans l’Eglise » dont il sont toujours membres par leur Baptême : il faut chercher la communio perfecta, la pleine communion, quand il existe déjà une « communion imparfaite ». Ce sont les principes de l’œcuménisme tels que promus par Vatican II et ses faux pontifes.

Cette doctrine est absolument et radicalement incompatible avec la doctrine catholique, exposée dans le catéchisme de Saint Pie X et l’encyclique Mystici Corporis, parmi beaucoup d’autres documents du magistère. Puissent les générations présentes de chrétiens le comprendre et le vivre.

Pour conclure ce propos, nous souhaitons nous unir à la prière que l’Eglise adresse au Seigneur à l’intention des hérétiques et des schismatiques, dans les grandes oraisons du Vendredi Saint : les conciliaires diront qu’elle relève de « l’œcuménisme du retour » que Vatican II a rendu caduc, nous dirons plutôt qu’elle respire la foi et la charité puisées dans la vie même de Dieu, qui appelle toutes les âmes sans exception à la profession de la vraie foi à la communion avec l’Eglise catholique, unique bergerie du Bon Pasteur, unique arche du salut.

« Prions également pour les hérétiques et les schismatiques, afin que le Seigneur notre Dieu les arrache à toutes leurs erreurs, et qu’il daigne les ramener à notre sainte mère l’Eglise catholique et apostolique.
Dieu tout-puissant et éternel, qui sauvez tous les hommes, et ne voulez pas qu’aucun périsse, jetez les yeux sur les âmes séduites par les artifices du démon ; afin que, déposant toute la perversité de l’hérésie, leurs cœurs égarés viennent à la résipiscence, et retournent à l’unité de toute vérité. »

Jean-Tristan B.