Les chrétiens ont besoin de la Papauté monarchique (Pourquoi être catholique plutôt qu’orthodoxe (6/7))


Raisons intrinsèques : pourquoi Dieu a institué la papauté


10- La monarchie est le gouvernement le plus parfait

Il est fort étonnant de voir que les partisans du schisme, qui sont généralement des admirateurs de la monarchie et spécialement de l’empire byzantin et des tsars russes, se transforment soudainement en démocrates outrés de la prééminence d’un homme sur les autres lorsqu’il s’agit de matières ecclésiastiques. Dans leur esprit, il est évident que le meilleur gouvernement, celui qui est le plus à même d’amener un peuple à l’unité et au bonheur, est la monarchie ; mais songer que Dieu ait pu instituer une Église monarchique leur semble, pour quelque raison mystérieuse, un outrage et un blasphème.

Charlemagne, par Louis-Félix Amiel.

Si les schismatiques étaient cohérents, cette admiration pour la monarchie dans l’ordre temporel devrait les pousser au moins à considérer dans l’abstrait l’intérêt de la “conception latine de l’Église”, qui n’est pas une folie arbitraire, pas plus que ne l’est une institution telle que l’empire russe, si on veut regarder les choses d’une manière purement pratique. Certains Russes en effet sont parvenus à apprécier l’histoire de la papauté sous cet angle, en proposant soit d’imiter la papauté en faisant du patriarche de Moscou une sorte de “troisième pape” comme le voudrait la théorie de la troisième Rome, soit en souhaitant rapprocher l’église russe du père de tous les chrétiens, le pape de Rome.

Il devrait être évident pour tous que Dieu, dans sa sagesse infinie, en établissant son Église comme société humaine assistée par le Saint-Esprit, ait prévu pour cette société le mode de gouvernement qui est le plus à même de lui procurer la paix, l’unité, la félicité et l’abondance des biens spirituels. On ne connaît pas de gouvernement plus parfait que la monarchie ; bien que celui-ci ait aussi ses défauts et dérives possibles comme tout gouvernement, il reste celui qui sied le mieux à la nature humaine pour un certain nombre de raisons.

Il est clair que la monarchie est le mode de gouvernement qui est le plus à même d’assurer l’unité des membres de la société : et ce sujet n’est pas d’une importance moindre, car l’unité de l’Église est un article de foi présent dans le symbole de Nicée. Comme l’explique Saint Thomas, et sans doute d’autres avant lui, ce qui est un par soi est plus à même de procurer l’unité : dans tout autre régime que la monarchie forte, l’unité est une sorte de construction contractuelle, voire de fiction légale, beaucoup plus fragile et sans cesse compromise par les factions et les intérêts particuliers.

La monarchie est aussi le régime le plus efficace pour la lutte contre les ennemis intérieurs et extérieurs : la prise de décision est rapide, le pouvoir en place a les moyens de faire appliquer les punitions ou d’organiser la défense face à une menace imminente. En temps de péril, les esprits sont rassurés par la présence d’un chef unique qui se porte responsable de la situation et coordonne les efforts des uns et des autres dans l’affrontement. Ainsi la république romaine se dotait parfois en temps de grave crise d’un dictateur, un monarque absolu possédant les pleins pouvoirs, et ce jusqu’à ce que la crise soit résolue : car en temps de crise, il n’est plus temps de discuter entre citoyens ou sénateurs, et seule la volonté d’un homme fort peut ramener les esprits à l’union.

La monarchie est encore le régime qui reflète le mieux, de par l’unicité du dirigeant, d’une part l’autorité de Dieu sur toutes choses, le monarque étant une image de Dieu sur terre et son représentant dans la limite des pouvoirs qui lui ont été attribués, d’autre part l’autorité du père dans la famille, la société civile étant un regroupement de familles et une extension de la société familiale. L’aspect impressionnant de la monarchie rappelle que son pouvoir vient de Dieu, et que l’on obéit au monarque comme on obéit à Dieu, dans tout ce qu’il commande de légitime. Son aspect paternel rassure, parle au cœur de tous les hommes, et rend l’obéissance plus humaine et plus douce que s’il fallait obéir à une institution froide et désincarnée.

C’est pourquoi Dieu a donné aux apôtres un chef, Pierre, et que ses successeurs héritent du pouvoir suprême sur l’Église, afin d’assurer son unité, de la protéger plus efficacement contre les dangers du monde, et d’assurer plus efficacement l’accomplissement de sa mission. L’autorité de Pierre est plus douce à accepter quand on prend le temps de réfléchir à ce qui a été dit ci-dessus : il n’y a rien de déraisonnable à penser que Dieu ait prévu pour son Église ce qu’il y a de meilleur pour toute société, une constitution monarchique. 


11- L’Église a besoin d’une autorité suprême pour résoudre ses conflits de juridiction et assurer son unité

Si l’unité de l’Église, présentée dans le Credo de Nicée comme une vérité de foi, doit être une réalité et non pas une pure fiction verbale, comme elle l’est actuellement dans la “communion orthodoxe” qui est continuellement en proie à de nouveaux schismes (et subsiste d’ailleurs actuellement dans un état complètement incertain, les différentes “églises autocéphales” ne s’étant pas prononcées clairement pour ou contre Constantinople ou Moscou dans le grand schisme qui la secoue depuis 2018 ), si l’unité de l’Eglise donc doit être une réalité, il faut qu’elle ait en elle-même, par constitution, un principe d’unité indiscutable et reconnu par tous comme tel. 

Election du Pape Pie II en 1458, par Pinturicchio.

Aux schismatiques qui disent que “la foi” seule est la pierre sur laquelle est fondée l’Église, le seul principe d’unité voulu par Dieu, l’histoire de l’Église répond que malheureusement, dans l’ordre pratique, il y a mille raisons pour lesquelles des chrétiens qui partagent la même foi, ou prétendent partager la même foi, peuvent être désunis et incapables de s’entendre dans l’ordre pratique. Afin que l’Église ne soit pas dans la désunion, Dieu lui a donné une constitution qui permette de trancher les conflits internes avec une autorité indiscutée : s’il n’y a pas un chef visible, un chef suprême, un chef constitutionnel, alors il n’y a aucun principe crédible de résolution des conflits. Ce principe vaut pour toutes les sociétés humaines : l’État, l’entreprise, l’association, la famille. L’Église est une société divino-humaine, et en son titre de société humaine elle n’échappe pas aux lois ordinaires de la nature humaine. 

Une constitution “collégiale” ou purement égalitaire entre les évêques n’est pas capable de produire l’unité, même en théorie. Mettons par exemple que deux évêques soient en conflit entre eux pour des questions de juridiction : si tous les évêques sont exactement égaux par constitution, qui peut imposer la justice et la paix entre eux ? Ils pourront toujours invoquer l’égalité épiscopale pour persévérer dans leur mauvaise volonté, et se séparer de l’Église universelle. Croire qu’il faut s’en remettre à la “bonne volonté” des uns et des autres pour faire fonctionner une société de manière égalitaire, en postulant un pouvoir égal entre plusieurs personnes à la tête de la société, c’est croire à des sottises. Croire qu’une autorité supérieure est nécessaire pour corriger les abus et imposer une direction, c’est l’enseignement de la sagesse et de l’histoire humaine. 

Les « orthodoxes » ont ainsi refusé de manière puérile le seul principe crédible de l’unité de l’Église, celui de la primauté du chef des Apôtres, imposée par Dieu lui-même et transmise au successeur de Saint Pierre l’évêque de Rome, ainsi que l’expliquait Saint Cyprien de Carthage qui semble condamner directement Photius et Michel Cérulaire, dans son traité sur l’unité de l’Église. 

Que proposent-ils en remplacement ? Ils proposent un système dans lequel une autorité supérieure (mais fortement limitée) se définit dans l’Église par coutume et par consentement général, en raison principalement du prestige politique de la cité dans laquelle se trouve le siège épiscopal : d’où une certaine primauté de Rome, “honorifique” disent-ils, tant que cette ville était la capitale de l’empire, puis une primauté de Constantinople, puis (disent les Russes) une primauté de Moscou. Ce système n’a aucun sens : car personne n’a véritablement l’autorité pour établir que Constantinople peut juger en appel ou ériger de nouveaux patriarcats, sous le prétexte qu’elle siège dans la capitale de l’empire, et cette prétention arbitraire peut être (et est) contestée à tout moment par d’autres nations qui jugeront que leur pouvoir politique est plus prestigieux, et que ce prestige leur donne comme par magie un certain nombre de droits ecclésiastiques. Il suffit de consulter les annales de la Serbie et de la Russie pour voir à quel point la “primauté de Constantinople” n’était pas prise au sérieux. Le schisme de 2018 ne fait que révéler au grand jour cette division qui existe de facto depuis des siècles.    

La simple constatation de la division continuelle et scandaleuse des schismatiques entre eux devrait faire naître, chez ceux d’entre eux qui ont encore des sentiments authentiquement chrétiens, un certain respect pour le principe de la papauté, et une oreille attentive aux arguments des catholiques sur ce sujet. Car qui se soucie réellement de l’unité de l’Église ne peut pas supporter de voir ces églises nationales se déchirer entre elles continuellement, et se baser pragmatiquement sur les principes qui l’arrangent le mieux, au lieu de chercher la vérité, pour aller dans le sens des passions politiques du moment.

Qui pourrait penser que Dieu, dans sa sagesse infinie, n’avait pas anticipé ce germe de division contenu dans la nature humaine déchue, et n’a pas en conséquence laissé à son Église un principe indiscutable d’unité et de catholicité, qui puisse permettre à tous les véritables chrétiens d’avoir la certitude d’être uni à la véritable Église, hors de laquelle il n’y a point de salut ?

La Tradition apostolique nous répond, de toute façon, que c’est bien ce que Dieu a fait. Mais la simple raison devrait nous pousser à dire, indépendamment même des Saintes Écritures et de l’enseignement des Pères, qu’il est plus raisonnable d’imaginer que Dieu lui-même ait instauré une primauté, plutôt que d’imaginer qu’il ait laissé les hommes, divisés par les différences nationales et linguistiques, se déchirer entre eux pour savoir qui doit avoir la primauté entre les évêques, ou vivre dans une totale désunion sans qu’il y existe nulle part sur terre une véritable Église universelle. 


12 – Les hommes ont besoin d’une autorité pour condamner les erreurs et trancher entre différentes opinions

Combien de siècles allons-nous encore débattre sur le véritable sens des versets de l’évangile concernant la primauté de Saint Pierre, ou d’autres sujets théologiques controversés ? Qui a autorité pour établir avec certitude quelle est la bonne interprétation des Saintes Écritures ? 

Pour les schismatiques, il n’y a pas de réponse claire à cette question. Ils diront en théorie que c’est “le consensus des Pères”, ou quelque chose de cet ordre, qui donne aux fidèles la certitude qu’un enseignement est vraiment l’enseignement de l’Église apostolique et pas simplement l’interprétation privée de certains docteurs.

Photographie du Pape Léon XIII en 1878. Ses nombreuses encycliques doctrinales ont marqué le magistère catholique.

En pratique, ce “consensus des Pères” est impossible à établir sur un grand nombre de sujets, et impossible à comprendre ou à connaître pour l’immense majorité des chrétiens. Car il n’est pas donné à n’importe qui d’avoir à sa disposition les œuvres intégrales de Saint Jean Chrysostome, de Saint Basile de Césarée ou de n’importe quel autre Père, dont beaucoup d’écrits ne sont pas traduits : connaître en profondeur la doctrine des Pères implique donc de maîtriser le grec et le latin. Être en mesure de compiler et de comparer les avis des différents Pères sur les différentes questions théologiques est un travail encore plus colossal et inaccessible au commun des mortels. Même dans la catégorie des “chrétiens érudits”, la connaissance des Pères est très souvent de seconde main, par le biais d’extraits, de commentaires et de traductions plus ou moins fiables. Il est déraisonnable de prétendre que la manière dont les chrétiens doivent connaître l’enseignement de l’Église est l’étude des Pères : cette étude n’est réservée qu’à une élite, or la doctrine de Jésus-Christ ne doit pas être réservée à une élite. 

Les schismatiques diront ensuite que l’enseignement infaillible de l’Église s’exprime, cette fois de manière accessible à tous, dans le Concile œcuménique. L’équivalent de l’infaillibilité pontificale chez les catholiques se trouverait, pour les “orthodoxes”, dans l’infaillibilité du Concile universel représentant le collège des Apôtres. Sauf que cette conception de la  “règle prochaine de la foi”, de la règle immédiate sur laquelle les chrétiens doivent s’appuyer pour avoir la certitude de croire en la véritable doctrine de Jésus-Christ, n’est pas beaucoup plus raisonnable que l’idée du consensus des Pères. 

En effet la réunion d’un Concile œcuménique est trop complexe et inhabituelle pour que ce Concile doive servir à l’Église comme de règle ordinaire de la foi. Il faut parvenir à réunir les évêques du monde entier, alors que ceux-ci sont désunis par des différences nationales et politiques, voire des différences théologiques qui rendent très difficile l’établissement d’un accord entre eux ; le simple fait de les convaincre de participer au Concile est difficile. Selon la conception même des schismatiques il est impossible qu’un Concile soit œcuménique si l’évêque de Rome n’y participe pas : c’est la raison pour laquelle il n’y a eu, d’après les schismatiques, que sept conciles œcuméniques et que l’Église est privée de cet enseignement infaillible depuis plus de 1200 ans, car il est depuis longtemps impossible de faire participer en même temps les évêques “orthodoxes” et l’évêque de Rome à un même concile.

Que doit faire l’Église lorsqu’une nouvelle controverse théologique émerge, et divise les évêques entre eux au point qu’il est impossible d’envisager un concile œcuménique ? Que doit faire l’Église lorsque cette controverse porte sur un sujet qui n’a pas fait l’objet d’un consensus des Pères ou d’un enseignement clair et explicite de leur part ? 

Les schismatiques, qui n’aiment pas l’Église en réalité s’ils sont formellement schismatiques, se moquent de cette désunion et adhèrent aux positions théologiques qui leur conviennent le mieux, en interprétant de manière intéressée certaines citations des Pères ou des Conciles, sans se soucier spécialement de plier leur esprit à une règle objective autre que leur raisonnement personnel. 

Seul le catholicisme propose à l’ensemble des hommes une règle de foi claire et facile d’accès : le successeur de Saint Pierre, ayant reçu “les clés du royaume des cieux”, la charge de “paître les agneaux et les brebis”, ainsi que celle d’affermir ses frères dans la foi, a reçu de Dieu un pouvoir spécial d’enseigner la véritable doctrine chrétienne sans possibilité de se tromper : il tranche infailliblement les controverses, ses définitions dogmatiques sont définitives, et le Concile tient directement de lui son infaillibilité. Celui qui veut savoir ce qu’est la véritable doctrine chrétienne doit consulter le catéchisme approuvé par Rome, et les enseignements dogmatiques des papes sur tout autre sujet. Ainsi, le catholicisme est la seule religion du monde qui possède un ensemble de doctrines qui sont, pour ses fidèles, absolument indiscutables et non susceptibles d’être interprétées de différentes manières, en vertu du principe de l’infaillibilité pontificale. Rien de tel n’existe dans les autres religions, ce qui pousse celles-ci à se reposer sur la notion de “consensus des savants”, mais personne n’a autorité pour établir en quoi consiste précisément ce consensus et quelle est sa portée, de telle sorte qu’il existe dans ces fausses religions des différences extrêmes d’opinions sur des sujets extrêmement importants.

En d’autres termes, seul le catholicisme a la prétention de proposer aux fidèles une doctrine certainement révélée par Dieu. 

Méditons ceci : est-il seulement possible de croire que Dieu, qui connaît la propension des hommes à se diviser et à tout interpréter selon leur intérêt propre, ou à déformer et méconnaître les enseignements véridiques à cause de la faiblesse de leur intelligence, ait laissé l’humanité perdue dans les ténèbres, sans moyen clair et fiable de savoir où se trouve la vérité sur Dieu et sur le salut éternel ?

Les faux chrétiens s’aviseront de répondre que Dieu n’a pas abandonné les vrais fidèles, et qu’il les éclaire directement par le Saint-Esprit (ce qui est la position protestante), ou par les Pères et les Conciles (position des schismatiques orientaux) ; sauf que les protestants se contredisent entre eux alors qu’ils prétendent être inspirés par le Saint-Esprit, et les schismatiques également se contredisent et se divisent entre eux sur des sujets très graves malgré leur attachement professé à “l’enseignement des Pères”. Ces règles de foi qu’ils proposent ne sont donc pas des règles de foi fiables. 

Même en l’absence de toutes les preuves historiques et patristiques sur l’autorité du pape en matière doctrinale, il serait la chose la plus raisonnable du monde de croire que Dieu, dans sa sagesse éternelle, ait prévu de donner à son Église une règle de foi sûre et infaillible, impossible à interpréter ou à discuter, accessible à tous, et prête à condamner en tout temps les nouveautés hérétiques sans avoir besoin du consentement ou de la présence de l’ensemble des évêques dispersés à travers le monde. S’il est vrai, certes, que l’enseignement unanime de l’Église dispersée à travers le monde est un enseignement infaillible, il est difficile de savoir exactement si un enseignement fait partie ou non de ce “magistère ordinaire et universel”, de sorte qu’il faut en pratique attendre qu’un pape définisse une doctrine pour que l’esprit d’un fidèle soit absolument fixé dans la certitude. 

Sans cette autorité infaillible incontestée, tout est susceptible d’être discuté et remis en cause, jusqu’au canon même de la Bible, qui a été fixé au IVe siècle par l’autorité du pape. Les lefebvristes qui rabaissent l’infaillibilité du pape et la réduisent aux seules définitions solennelles ne se rendent pas compte que beaucoup de doctrines dans lesquelles ils croient doivent être crues parce qu’elles ont été définies par les papes (et ce sans solennité particulière), pas parce qu’elles ont été crues “partout et toujours”, ce qui ne peut pas se dire de tous les dogmes chrétiens indifféremment (untel trouvera toujours un Père de l’Eglise ayant eu à l’époque une opinion contraire, etc.). “La Tradition” ne peut pas servir en soi de règle prochaine de la foi, car un simple fidèle ne peut pas savoir en un instant, de manière indubitable, en quoi consiste “la Tradition”. Il peut savoir en revanche, en un instant et de manière indubitable, en quoi consiste l’enseignement de l’Eglise à travers le catéchisme romain. Ainsi, la seule position cohérente sur l’infaillibilité de l’Eglise est la position dite ultramontaine, qui fait du magistère de l’Eglise enseignante et spécialement du magistère personnel Pape la règle prochaine de la foi : une règle claire et indubitable, qui met un terme au flot infini des discussions et des débats humains, et en dehors de laquelle tout est imprécis, confus et sujet à autant d’opinions qu’il existe d’hommes. 

Étant donné que la diversité des sentiments et des opinions est constitutive de la nature humaine déchue, il y aurait quelque chose d’impie à croire que Dieu aie laissé l’Église dépourvue d’un moyen efficace de trancher entre les différentes opinions pour savoir, à tout moment, quelle est la véritable doctrine divine. La simple méditation de ce problème peut suffire à convertir une âme au catholicisme, d’autant plus si elle constate que l’enseignement des papes à travers les siècles ne se contredit jamais et forme un ensemble de doctrines cohérentes et parfaitement reliées entre elles : c’est encore un “signe de Dieu”, qui n’est pas moins puissant que le signe des miracles physiques.


Arguments historiques en faveur de la Papauté et contre les orthodoxes (Pourquoi être catholique plutôt qu’orthodoxe (5/7))


Raisons historiques : la chrétienté affirme la papauté


6- Les Papes et l’âge d’or de la chrétienté

Le Pape Honorius III et Saint François d’Assise

Si la papauté était une invention diabolique issue de la soif de pouvoir des Latins, il s’en serait suivi comme conséquence logique que le monde catholique, dirigé par ce pouvoir tyrannique et injuste, se serait séparé de Dieu et aurait sombré dans la décadence la plus terrible à partir du moment où les “prétentions excessives” du pape auraient causé sa séparation de l’Eglise universelle. C’est ainsi que certains ignorants parlent de l’histoire de l’Occident depuis le schisme. 

Pourtant, si l’on s’efforce d’étudier honnêtement l’histoire de cette période, c’est exactement l’inverse qui se produit : le renforcement de la papauté, l’affirmation de plus en plus claire de ses pouvoirs, coïncide avec l’âge d’or de la chrétienté. Et nous ne parlons pas ici d’un âge d’or purement matériel ou extérieur, mais bien d’un âge d’or de la vie spirituelle, de la vie religieuse, de la justice chrétienne, de la ferveur et de la charité. Les XIIe et XIIIe siècles sont les siècles les plus glorieux de l’Occident chrétien, conséquences directes de la réforme grégorienne et de la liberté de l’Eglise permise par la lutte des papes contre les abus des pouvoirs temporels. Cet âge d’or est spécialement un âge d’or de la vie religieuse, avec la création de nouveaux ordres religieux actifs et contemplatifs, qui ont transformé le monde par leurs prières, leurs sacrifices, leurs œuvres de bienfaisance, leurs écrits et leurs exemples. Dans les siècles suivants, spécialement les XVIe et XVIIe siècles, un immense élan missionnaire a apporté la foi jusque dans les parties les plus reculées de l’Amérique et de l’Asie, bien souvent au prix de la vie des missionnaires qui meurent en martyr aux mains des païens, comme les Apôtres de Jésus-Christ aux débuts de l’Eglise. Tous les ordres religieux missionnaires travaillent en étroite collaboration avec la papauté, qui les approuve, les encourage, les finance, les envoie directement en mission dans certains endroits. Cet élan missionnaire continue et gagne de nouveaux horizons aux XIXe et XXe siècles, alors même que le monde entier commence à s’enliser dans le laïcisme et le rationalisme.

On peut voir à travers les âges, et spécialement à partir de la réforme grégorienne (c’est à dire du XIe siècle qui est aussi l’époque du schisme), la papauté agir constamment sur ces différents fronts : 

1- La défense de la loi de Dieu face aux puissants du monde. On a vu depuis l’antiquité des papes s’opposer courageusement aux empereurs, aux rois, à des chefs barbares ou à d’autres sortes de seigneurs temporels, chaque fois que l’orthodoxie et les droits de l’Eglise étaient mis en cause. Tous les papes n’ont pas eu le même courage, la même vigueur et la même prudence ; mais à l’échelle de l’histoire de la papauté, on peut voir que l’institution en elle-même a constamment défendu la loi de Dieu contre les lubies des puissants, contre les mondains, contre les novateurs. Elle a combattu avec une spéciale vigueur la franc-maçonnerie et les sociétés secrètes, alors même que le pouvoir temporel de Rome était réduit à néant par l’agression de ces forces occultes, et que ces sociétés et leur esprit avaient de fait pris le contrôle du monde entier. 

2- La promotion de la vie religieuse. Des ordres religieux tels que les Cisterciens, les Carmes, les Franciscains et les Dominicains ont été, depuis toujours, directement soutenus par les Papes qui n’hésitaient pas à confier des responsabilités importantes aux membres de ces ordres. Les papes ont toujours enseigné la supériorité de la vie religieuse sur l’état laïc ou même sur le simple état clérical, et contribué à guider de nombreuses âmes vers le chemin du renoncement total au monde et du don de sa propre vie pour le salut des âmes.  

3- L’élan missionnaire. Le Saint-Siège a toujours été fidèle à la mission apostolique de porter l’évangile à toutes les nations. Au cours des siècles, Rome envoie de courageux missionnaires en Amérique, en Asie, en Afrique et en Océanie, dans des territoires parfois complètement étrangers à l’influence politique et culturelle de l’Occident. Il n’a jamais suffi à la papauté de se contenter d’évangéliser les peuples conquis, comme faisaient les Russes ; il faut évangéliser le monde entier, et l’on voit à travers les siècles les papes soutenir continuellement les efforts des missionnaires. 

4- La lutte contre les hérésies. Ceci est la grande gloire de Rome, si on ne devait n’en garder qu’une, qui est d’avoir toujours condamné les hérésies et défendu la foi orthodoxe, avec la même fermeté et la même constance à travers les siècles. Les Pères de l’Eglise avaient tous reconnu en Rome le siège de la véritable orthodoxie, le refuge sûr contre les fausses doctrines des hommes, et l’on voit des évêques aussi glorieux que Saint Athanase et Saint Jean Chrysostome recourir à Rome comme à l’ultime marteau des hérésies. 

5- Les œuvres de bienfaisance temporelle. Concernés d’abord par la propagation de la foi et la défense de la vraie doctrine, les papes se sont aussi souvent distingués pour les œuvres de charité envers les pauvres, mais aussi pour tout type d’œuvres bienfaisantes dans l’ordre temporel : soutien de l’art et de la littérature, soutien de toutes les sciences naturelles (l’Académie pontificale des sciences, fondée en 1603, est la toute première académie scientifique d’Europe), travail à la paix entre les peuples et entre les princes. Ainsi le pape n’était pas seulement le Père de tous les chrétiens dans un sens spirituel et religieux, mais aussi, souvent, dans un sens temporel, ne dédaignant jamais une occasion d’améliorer la vie terrestre des chrétiens, comme un père qui se soucie du bien de ses enfants sous tout rapport. 

Un “orthodoxe” ou un protestant qui fait preuve d’honnêteté intellectuelle sera capable de reconnaître que la papauté a fait de grandes choses pour la propagation de la foi dans le monde et dans les sociétés qui étaient sous son influence, pour le soulagement des maladies et de la pauvreté, ainsi que pour la culture des sciences et des arts. S’il voulait toujours rejeter le principe de la papauté, il lui faudra au moins reconnaître que l’histoire a compté de “grands papes” qui ont œuvré avec toute la sincérité de leur âme à la propagation de la foi chrétienne, et ont obtenu en cette matière de grands résultats, car ceci appartient strictement à l’ordre des faits.

Des exemples de cette honnêteté sont rares, mais on les trouve par exemple dans la biographie de Grégoire VII écrite par le luthérien Martin Johannes Voigt : étudiant les documents historiques de l’époque, il ne peut qu’admettre que les légendes que l’on colporte sur le saint pape dans son pays (l’Allemagne) et chez tous les ennemis du catholicisme (protestants, orthodoxes, gallicans) sont sans fondement et que Grégoire VII, quoi que l’on pense de la papauté, était un vénérable homme de Dieu, humble et détaché du monde, dont la principale préoccupation était le salut des âmes, et dont la seule faiblesse était une bonté légèrement excessive. Voigt n’en conclus pas qu’il faut être catholique (il considère malheureusement que Grégoire VII est un chrétien “aussi admirable que Luther”) mais son étude historique montre que les faits sont du côté du catholicisme. 

Il est frappant de voir à quel point le grand nombre, y compris des catholiques, ignorent tout ou quasiment tout de l’histoire de l’Eglise. Cette ignorance joue beaucoup à notre avis dans l’attrait pour “l’orthodoxie” (et, accessoirement, dans le succès des doctrines lefebvristes qui insultent et diminuent la papauté) : car qui connaît l’histoire de l’Eglise peut contempler les gloires de la papauté, et s’y attacher comme une source évidente de bienfaits pour le salut des âmes et le respect de la loi de Dieu dans les sociétés. Le catholique qui connaît l’histoire de la papauté s’y attache par un amour filial et reconnaissant, et ne supporte pas les mensonges et les affronts des schismatiques, qui accusent de tous les maux une institution qu’ils ne connaissent pas et que leurs propres pères honoraient avec la même révérence filiale que les catholiques d’après le schisme.


7- Les saints affirment la papauté

Cet argument ne résonnera peut-être pas autant chez tout le monde. A titre personnel, ce seul argument est suffisant pour nous convaincre absolument et définitivement qu’il est impossible que la véritable Eglise soit la “communion orthodoxe” à l’exclusion de l’Eglise catholique, qui elle aurait sombré dans l’hérésie.

Une église hérétique ne pourrait pas produire autant de fruits de sainteté, indiscutablement documentés par des témoignages de première main. De véritables saints, remplis de l’amour de Dieu et de la lumière du Saint-Esprit, ne pourraient pas donner un témoignage continuel et explicite en faveur d’une doctrine hérétique et d’un faux chef de l’Eglise. Or tous les saints que nous connaissons, dont la vie est documentée dans le cadre des procès de canonisation, étaient en communion avec le Saint-Siège, et certains d’entre eux ont professé de manière particulièrement explicite et insistante qu’il était nécessaire d’être en communion avec le Saint-Siège pour sauver son âme. 

Une objection surgira immédiatement de la part des schismatiques : nous avons aussi nos saints ! Ils sont la preuve que notre église est la vraie ! A cette objection, il suffit de répondre :

  • Que les “églises orthodoxes” n’ont aucune procédure spéciale pour la canonisation, et qu’il n’existe rien qui puisse ressembler aux procès de canonisation tels qu’ils existent dans le catholicisme depuis le Moyen-Age. Chez les orthodoxes un “saint” est quelqu’un qui a une simple réputation de sainteté, quelqu’un dont on estime que le corps est miraculeusement conservé, ou quelqu’un que les évêques d’une église particulière auront décidé d’honorer d’un culte pour une raison ou une autre, par exemple pour des raisons politiques (cf. la Serbie du XIIIe siècle), et il n’y a pas vraiment moyen de savoir si les différents témoignages populaires à son égard sont basés sur des faits réels, ou sur des exagérations et des inventions. 
  • Qu’en contrepartie le nombre de saints catholiques dont la vie est connue avec un niveau de détail très précis, avec un recueil de témoignages oculaires de première main et de témoins indépendants les uns des autres, est immense en comparaison des quelques “saints” postérieurs au schisme que le folklore orthodoxe se plaît à honorer.
  • Que si les “saints orthodoxes” sont aussi véridiques que les saints catholiques, cela voudrait dire à tout le moins que l’Eglise catholique reste une véritable église chrétienne bénie par Dieu (ce qui est loin d’être la position officielle des  “orthodoxes”, qui considèrent que Rome est hérétique et séparée de l’Eglise, bien que certains d’entre eux aient exprimé une opinion contraire). 

On peut citer certains saints catholiques très célèbres dont la réputation n’est pas due uniquement à “l’imagination enflammée des catholiques” puisqu’elle a été confirmée par des témoignages extérieurs au catholicisme : par exemple Saint François d’Assise, Saint Dominique, Saint François de Sales, Saint Ignace de Loyola, tous les saints missionnaires. Tous les hommes qui ont rencontré ces personnages, y compris des mauvais chrétiens, des païens, des hérétiques ou autres ennemis de l’Eglise, ont été impressionnés par leur vertu éclatante, qui était un signe évident de leur parfaite union à Dieu, de l’intensité de leur vie surnaturelle.

On pourrait tenter de dire : ils étaient des chrétiens sincères et des hommes très vertueux, qui sont restés unis à Rome par ignorance. S’il n’y en avait eu que deux ou trois, pourquoi pas : le problème est qu’il y en a des centaines, et que pour beaucoup d’entre eux il est évident que leur union à Rome n’était pas justifiée par une ignorance de l’histoire de l’Eglise ou des dogmes de la foi : bien au contraire, leur union à Rome était motivée par des connaissances précises et exprimée en des termes très forts. Beaucoup ont été des apologètes du Saint Siège, notamment contre les protestants. Saint Alphonse de Liguori, qui est peut-être l’un des plus grands saints et des plus grands docteurs de l’Eglise, a spécifiquement écrit contre les “orthodoxes” et la révolte photienne, dans son Histoire des hérésies et leur réfutation.

Saint Alphonse en extase devant le Saint Sacrement

Il est impossible qu’autant de saints, autant d’hommes parfaitement unis à Dieu, qui souvent ont réalisé des miracles attestés par de nombreux témoins, aient erré ensemble sur une question aussi importante que celle de savoir quelle est la véritable Eglise. Leur témoignage est plutôt une preuve que pour être un ami de Dieu, il faut être uni au successeur de Saint Pierre. En sens contraire, on n’a jamais vu un tel niveau de vertu chez les tristes apologètes de “l’orthodoxie”, qui font de la haine de Rome l’essence de leur religion, et qui s’enferment volontairement dans les horizons étroits du nationalisme.

Est-il seulement possible qu’un Saint François d’Assise apparaisse dans une église schismatique et hérétique ? Non, c’est absolument impossible, et la simple contemplation de ce fait suffit à détruire en un instant toutes les fausses doctrines des schismatiques, comme un château de carte soufflé par le vent.


8- Les miracles se produisent dans la communion catholique

Le miracle est le signe de Dieu. Par les miracles Dieu a indiqué dans l’Ancien Testament, ainsi que lors de son Incarnation et de sa venue sur terre, qu’il était le seul Seigneur et que sa parole était véridique. Par ses miracles Dieu a confirmé l’Eglise naissante, les apôtres convertissant les foules par leurs miracles. Par ses miracles Dieu montre aux hommes, à travers les siècles, quelle est la véritable Eglise. 

Les “orthodoxes” prétendent certes avoir des miracles. Mais c’est également le cas des protestants et des musulmans. La différence entre ces “miracles” et ceux des catholiques, c’est que dans le premier cas il n’y a aucune espèce d’examen sérieux pour savoir s’il s’agit d’un véritable miracle ou non, il faut se contenter de la foi d’un témoin isolé, ou de simples apparences superficielles. Comme dans le cas de la canonisation, il n’existe pas chez les schismatiques de procédure d’examen spécifique comme il en existe dans l’Eglise catholique. L’Eglise catholique est loin d’être d’un enthousiasme débridé vis à vis de tout ce qui pourrait avoir l’air d’être un “miracle catholique” propre à légitimer sa mission : en réalité, l’Eglise catholique est méfiante et circonspecte par défaut, et se réserve le droit, par exemple, d’autoriser ou d’interdire une dévotion liée à un supposé miracle ou à une supposée apparition dans le peuple catholique. Les autorités de l’Eglise se sont souvent montrées sévères à l’égard de supposées manifestations miraculeuses, de peur qu’il ne se cache dans ces faits des mensonges, des exagérations ou encore des manifestations démoniaques. 

Chez les schismatiques, il n’y a pas de distinction entre ce qui serait chez les catholiques un “récit populaire” de miracle, avec toutes les exagérations possibles de l’imagination d’un peuple enclin à la superstition et avide de merveilleux, et un miracle “scientifiquement établi”, où des témoins fiables sont invoqués, où l’absence de cause naturelle possible est suffisamment établie, et où l’on peut voir de bons fruits spirituels comme conséquence de ces miracles.

Si les schismatiques veulent refuser les miracles catholiques, ils devront adopter les méthodes de la critique rationaliste athée, de la “zététique”, pour mettre en doute l’indubitable et refuser l’évidence, en endurcissant leur cœur. Ils ne se rendent pas compte que cette méthode critique détruit plus encore leurs propres “miracles” que, par exemple, ceux de Lourdes qui sont établis par des constats médicaux rigoureux.

Que l’on considère simplement Lourdes, et les miracles qui s’y sont produits de manière continuelle depuis les apparitions du XIXe siècle, ou l’histoire de la médaille miraculeuse de la rue du Bac : la simple considération de ces faits suffit à établir que l’Eglise catholique est la véritable Eglise, surtout si l’on considère qu’il n’existe rien d’équivalent dans n’importe quelle autre “église chrétienne”. 

Dans la basilique de Notre-Dame-du-Rosaire de Lourdes, un ex-voto remercie la Sainte Vierge pour la conversion d’un prêtre schismatique russe

A plusieurs reprises dans l’histoire des hommes, Dieu a donné des miracles qui ont spécifiquement pour but de montrer que le catholicisme est la vraie religion, par opposition à des “doctrines chrétiennes” concurrentes telles que le protestantisme. 

Voici un exemple : François de Sales, évêque de Genève, était parti prêcher la foi catholique à Thonon, dans un pays qui était alors opiniâtrement attaché au calvinisme. Dans un premier temps, ses bonnes manières, sa douceur et sa vertu évidente lui ont attiré la sympathie de la population, mais peu de conversions : ce peuple était attaché par principe au protestantisme, de simples discours ne suffisent pas à les convaincre d’abandonner la doctrine de leurs pères. Un jour, une de celles qui écoutait ses prédications a le malheur de perdre son fils, peu de temps après sa naissance et avant d’avoir pu le baptiser : au comble du désespoir, elle se tourne vers l’évêque et lui promets qu’elle deviendra catholique s’il peut rendre son fils à la vie. Le saint entre humblement en prière, et l’enfant reprend vie : il y a plusieurs témoins qui assistent à la résurrection. Ce n’est pas seulement la mère consolée qui se convertit à la doctrine du saint, mais tout le pays en masse : les témoignages de l’époque nous disent qu’il n’y a pas assez de prêtres dans la ville pour accueillir toutes les demandes d’abjuration. Ces âmes simples étaient encore capables d’appliquer le principe que Nicodème exposait, lorsqu’il témoignait de sa foi à Jésus : Maître, nous savons que Vous êtes venu de la part de Dieu comme docteur; car personne ne peut faire les miracles que Vous faites, si Dieu n’est avec lui » (Jn III, 2).


9- Le schisme oriental est toujours synonyme d’une soumission des autorités religieuses au pouvoir temporel

Il est frappant de comparer l’évolution respective de la chrétienté dans l’Occident catholique et dans l’Orient “orthodoxe” : dans l’Occident catholique, le renforcement du pouvoir pontifical coïncide avec la liberté de l’Eglise (qui est moins entravée par ses protecteurs temporels devenus souvent abusifs) ; dans l’Orient, avant le schisme et d’autant plus après, la mainmise des autorités temporelles sur les affaires de l’Eglise se renforce à outrance et prend des proportions ridicules.

Les schismatiques prennent de grands airs en se posant en défenseurs de la tradition des Pères, authentiques successeurs des apôtres, dans la pratique les églises schismatiques sont une réunion de sociétés confuses et faibles, soumises aux différents pouvoirs temporels des pays où elles comptent une majorité de fidèles. Il est rare de voir un évêque schismatique s’opposer aux abus du pouvoir temporel. En sens contraire, chez les catholiques on rencontre de multiples exemples, renouvelés à travers les siècles, d’une courageuse opposition aux autorités temporelles fautives, poussée jusqu’au martyr dans le cas de Saint Martin Ier (mort en captivité après avoir été persécuté par l’empereur monothélite Constant II), Saint Thomas Becket (persécuté par le roi Henri II d’Angleterre) ou Saint Stanislas (tué par le roi Boleslas II de Pologne), pour ne citer que quelques exemples.

Le meurtre de saint Thomas Becket (Albert-Pierre Dawant, 1879)

Le césaropapisme de l’époque byzantine n’a jamais quitté la mentalité des nations schismatiques. L’exemple le plus répugnant de cette lâche soumission des autorités religieuses aux pouvoirs temporels est à l’origine de la permission du divorce chez les schismatiques : malgré les paroles explicites de Notre-Seigneur sur l’indissolubilité absolue du lien conjugal, et l’impossibilité d’un “remariage” licite, par lâcheté vis à vis de la législation civile impie, les églises byzantines se sont mises à tolérer l’intolérable en bénissant de fausses unions adultères, et en leur donnant le nom de mariage. Les sectateurs de Photius continuent de suivre cette règle, inscrite dans le droit canon des schismatiques depuis le XIIe siècle, qui s’accommode de l’ancienne législation païenne, et foule aux pieds la loi divine enseignée par Jésus-Christ lui-même lorsqu’il était sur terre. On peut voir d’ailleurs certains schismatiques s’embarrasser en disant qu’il est en effet évident, d’après les paroles du Christ et la Tradition des Pères, que le mariage est indissoluble et que le remariage est un péché : et de dire ensuite que “par miséricorde” et pour éviter un plus grand mal on peut bénir des remariages … comme si bénir le péché était un acte de miséricorde ! Luther présentait des raisonnements similaires lorsqu’il conseillait la bigamie au landgrave Philippe de Hesse. C’est un exemple éclatant de lâcheté face aux vices des hommes, et spécialement des hommes puissants, pas un exemple de miséricorde.

Le simple fait d’ailleurs que le divorce-remariage, qui est intrinsèquement immoral, soit inscrit dans le droit canon “orthodoxe” suffit à prouver que “l’Eglise orthodoxe” n’est pas la véritable Eglise instituée par Dieu et protégée par le Saint-Esprit : de l’aveu même de certains schismatiques, leur Église a inscrit dans sa loi la bénédiction du péché. Elle n’a donc pas la sainteté que le Concile de Nicée décrit comme note de la véritable Eglise. 

On peut citer bien d’autres exemples du césaropapisme dans l’histoire des églises schismatiques.

Les Serbes, après avoir obtenu leur “autocéphalie” au début du XIIIe siècle, ont canonisé tous les rois de la dynastie Nemanjic (dynastie dont faisait également partie le premier patriarche autonome, Sava de Serbie), y compris un roi divorcé et remarié à de multiples reprises (Stefan Uros II – qui a entre autres choses effectué un mariage forcé et invalide avec une religieuse catholique, Élisabeth de Hongrie), et un roi excommunié par Constantinople qui était disposé à reconnaître l’autorité du Pape peu de temps avant sa mort (Stefan Uros IV – reconnaître le Pape est censé être une faute grave pour les schismatiques !). “L’Église orthodoxe serbe” à cette époque ne semble n’exister que pour légitimer les dynastes de leur peuple, quoi que ceux-ci puissent faire, en totale indifférence d’ailleurs aux injonctions du “patriarche œcuménique” de Constantinople. 

L’histoire du “patriarcat œcuménique” depuis la chute de Constantinople aux mains des Turcs est le triste spectacle d’une totale soumission aux envahisseurs musulmans : les patriarches devaient mendier, ou littéralement acheter leur investiture au sultan, et celui-ci faisait et défaisait les patriarches selon son bon vouloir. Des complots et des cabales faisaient se disputer différents concurrents au titre de patriarche de Constantinople, dont seul celui reconnu par le sultan avait des chances de faire asseoir sa légitimité dans le monde “orthodoxe”. La Russie a été et est encore aujourd’hui un cas d’école de césaropapisme. Les évêques russes se sont dans l’ensemble pliés, de gré ou de force, à tout ce que le tsar ou même le dictateur communiste attendait d’eux. La théorie de la “Troisième Rome” donne la folie des grandeurs au tsar plus encore qu’au métropolite russe : il est le nouveau César, et s’occupe des affaires de l’Eglise comme les premiers Césars chrétiens. A plusieurs reprises, le tsar dépose le patriarche lorsque celui-ci le contrarie : ainsi Philippe II fut déposé par Ivan le Terrible, Job par Dimitri II, Nikon par Alexis Ier. A partir du XVIIIe siècle sous le règne de Pierre le Grand, le césaropapisme devient institutionnel : le patriarcat de Moscou est aboli, et remplacé par un système dans lequel le contrôle de l’état est très étroit (le “Très Saint Synode”, qui fonctionne comme une sorte de vulgaire ministère de la religion). Suite à la révolution russe, le pouvoir communiste fait déposer le patriarche Tikhon, et ses successeurs sont favorables au pouvoir soviétique. Le patriarche actuel Kirill a d’ailleurs parlé en des termes élogieux de Staline. Kirill se fait le relais inconditionnel des revendications du nationalisme russe : on le voit ainsi déclarer solennellement en 2018 que l’autocéphalie de l’Ukraine est “interdite par Dieu” car on ne peut pas “diviser la sainte Russie”. De telles paroles devraient choquer : elles montrent à quel point le temporel prend le dessus sur le spirituel chez les schismatiques.


Les Pères de l’Eglise affirment le filioque catholique contre les orthodoxes (Pourquoi être catholique plutôt qu’orthodoxe (4/7))

5- Les Pères affirment la procession éternelle du Saint-Esprit par le Père et le Fils

L’affirmation de la procession du Saint-Esprit par le Père et par le Fils (Filioque) par les Pères de l’Eglise est tellement évidente et universelle que les schismatiques ne peuvent pas prétendre que cette idée n’est pas présente chez les Pères : à la place, ils créent de nouvelles distinctions pour prétendre que les Pères ne parlent pas vraiment d’une procession relationnelle, par exemple en prétendant que les citations des Pères sur la procession du Saint-Esprit par le Fils expriment en réalité la “procession économique”, c’est à dire le don du Saint-Esprit au monde, et non pas une procession éternelle. Comme de coutume, les Grecs s’efforcent à travers milles arguties de faire apparaître les sujets polémiques comme plus complexes qu’ils ne le sont réellement, à grand renfort d’érudition et de développements verbeux. Ils ne mettent pas leur science au service de la vérité, malheureusement, mais au service de la révolte de Photius qu’il faut justifier à tout prix.

Il existe pourtant des citations des Pères de l’Eglise qui parlent de manière absolument claire d’une procession éternelle du Saint-Esprit par le Père et par le Fils, pourvu que l’on prête attention au contexte et aux termes qui sont employés. Nous proposons quelques citations de Pères grecs, pour insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une “invention latine”, qui sont suffisamment claires pour comprendre que le sujet est bien les relations éternelles des Trois personnes de la Trinité et non simplement le don du Saint-Esprit au monde, et que les Pères enseignent bien clairement que le Fils participe à la procession du Saint-Esprit.


1- Saint Epiphane de Salamine (374)

L’Esprit est de Dieu et Esprit du Père ainsi qu’Esprit du Fils, pas par quelque mélange mais comme le corps et l’âme en nous. L’Esprit est au milieu [entre le] du Père et du Fils, étant du Père et du Fils (ἐκ τοῦ Πατρὸς καὶ τοῦ Υἱοῦ), troisième par la désignation.

Ancoratus, 8

Certes le Père existe depuis toujours ainsi que le Fils, et l’Esprit spire du Père et du Fils (ἐκ Πατρὸς καὶ Υἱοῦ πνἐει), mais ni le Fils ni l’Esprit ne sont créés.

Ancoratus, 75

De tous les Pères de l’Église, Saint Epiphane est peut-être celui qui affirme le plus clairement la procession du Saint-Esprit ab utroque, par le Père et par le Fils. Ses propos sont peut-être encore plus proches du ex Patre Filioque procedit de la liturgie latine que ne le sont ceux de Saint Augustin.

Saint Epiphane s’exprime aussi en faveur de la double procession dans son grand ouvrage contre les hérésies, le Panarion ou Adversus haereses (377), disant dans le chapitre 62 contre les Sabelliens que le Saint-Esprit “procède du Père et reçoit du Fils, n’est pas différent du Père et du Fils, est vraiment de la même essence et de la même divinité, est du Père et du Fils (ἐκ Πατρὸς καὶ Υἱοῦ)” ; également, dans le chapitre 69 contre les Ariens : “le Père est lumière, le Fils est lumière du Père, le Saint-Esprit est lumière et source venant d’une source, du Père et de l’unique engendré (ἐκ τοῦ Πατρὸς καὶ τοῦ Mονογενοῦ)”. 


2- Saint Grégoire de Nysse (c. 370-390)

En effet, l’Esprit Saint, qui prend sa subsistance de Dieu le Père par le Fils, est élevé au-dessus de tout le créé et est, en lui-même, incommensurable et incompréhensible.

Ὁ τοίνυν Παρὰ τοῦ Πατρὸς καὶ διὰ τοῦ Υἱοῦ τὴν οὐσίαν ἔχων Ἅγιος Πνεῦμα, ὑπὲρ πάσης τῆς κτίσεως ἀνυπέρβλητος αὐτὸς καὶ ἀνεξιχνίαστος ὑπάρχει.

Sur l’Esprit-Saint, Patrologia Graeca, Grégoire de Nysse, Vol. 45, col. 132C-132D, PG 45, 132C132D

Le texte grec ne laisse pas l’ombre d’un doute : τὴν οὐσίαν ἔχων se traduit plus littéralement par “a la substance” ; c’est dans ce sens que le terme οὐσία est employé par l’Eglise pour définir que le Fils est consubstantiel au Père, ὁμοουσίος. Saint Grégoire de Nysse dit donc que l’Esprit-Saint possède la substance “depuis le Père” (Παρὰ τοῦ Πατρὸς), “par le Fils” (διὰ τοῦ Υἱοῦ). Si certains “orthodoxes” veulent encore insister sur une distinction entre le Filioque et le διὰ τοῦ Υἱοῦ, en prétendant que le premier est inacceptable, il leur faudra reconnaître a minima que l’idée d’une distinction de relation entre le Fils et le Saint-Esprit (qui ne procèdent pas du Père exactement de la même manière et dans le même ordre), et l’idée que le Fils a un rôle dans la procession du Saint-Esprit, se trouve dans la théologie orientale et n’est absolument pas une invention de Saint Augustin et des Latins, mais bien un enseignement de la Tradition apostolique. Or Photius, par un raisonnement tout à fait personnel, rejette l’idée de la distinction de relations, et rejette par conséquent la Tradition apostolique et l’enseignement des Pères. 


3- Saint Cyrille d’Alexandrie (c. 424-428)

Ainsi, cet Esprit procède du Fils, immuable, indivisible et inséparable, étant en Lui, venant de Lui et étant contemplé à travers Lui, existant en trois personnes et formant l’unité de la Trinité.

Τοῦτο οὖν τὸ πνεῦμα πρὸς τὸν Υἱὸν προπορεύεται ἀναλλοίωτον καὶ ἀδιάστατον καὶ ἀμερίστως, δι’ αὑτοῦ ὂν καὶ ἐξ αὐτοῦ καὶ διὰ αὐτοῦ θεωρούμενον, τρία ὑπάρχοντα πρόσωπα, καὶ μίαν τῆς τριάδος θεότητα.

Thesaurus de sancta et consubstantiali trinitate

Nous voyons dans cet extrait que Saint Cyrille parle de l’existence intime de la Trinité et des Personnes qui la composent. Il ne dit nullement que le Saint-Esprit vient du Fils “vers le monde”, mais simplement qu’il “procède du Fils” (πρὸς τὸν Υἱὸν προπορεύεται), qu’il “vient de Lui” (ἐξ αὐτοῦ), tout en existant avec Lui dans la Trinité éternelle et immuable.


4- Saint Maxime le Confesseur (c. 640-660)

Le Saint-Esprit procède non seulement du Père, mais aussi du Fils, indivisiblement, sans confusion, sans séparation, incompréhensiblement, le bon, l’unique engendré.

Τὸ Ἅγιον Πνεῦμα ἐκπορεύεται οὐ μόνον ἐκ τοῦ Πατρὸς, ἀλλὰ καὶ ἐκ τοῦ Υἱοῦ ἀδιαιρέτως, ἀχωρίστως, ἀσυγχύτως, ἀσυγνώτως, τὸν ἀγαθόν, τὸν μονογενῆ.

Lettre à Marinus

Ce texte est spécialement précieux pour sa négation explicite de la fausse doctrine des schismatiques sur la procession du Saint-Esprit “par le Père seul” à l’exclusion du Fils. Saint Maxime dit bien qu’il procède (ἐκπορεύεται – “sort de”, “vient de”) “non seulement “(οὐ μόνον) du Père “mais aussi”(ἀλλὰ καὶ) “du Fils” (ἐκ τοῦ Υἱοῦ). 

La lettre de Saint Maxime à Marinus traite précisément du sujet de la procession éternelle du Saint Esprit, sujet qu’il décrit comme éminemment mystérieux et difficile, et il est bien clair encore une fois que cette discussion est sans rapport avec le don du Saint-Esprit au monde : sinon, il ne vaudrait pas la peine de dire que ce sujet dépasse l’intelligence humaine.

Ailleurs dans cette lettre, Saint Maxime rappelle l’existence d’un consensus des Pères de l’Eglise sur le fait qu’on ne doit pas rejeter la procession du Saint-Esprit par le Fils [1], même si les détails de cette mystérieuse relation ne font pas l’objet d’un accord unanime entre les Pères. Chose importante : nous évoquions plus haut la distinction entre le Filioque (procède du Père et du Fils) et le διὰ τοῦ Υἱοῦ (procède du Père par le Fils). Saint Maxime évoque cette distinction, mais précisément pour dire qu’on ne doit pas rejeter la proposition “le Saint-Esprit procède du Fils”, sans préciser qu’il procède du Père “par le Fils”. Il condamne par anticipation Photius et sa fausse doctrine du ἐκ μόνου τοῦ Πατρός (du Père seul). 


5- Annexe : Le Filioque dans les professions de foi et dans la liturgie (VIe-IXe siècles)

La présence de la doctrine du Filioque chez les Pères et tellement évidente que ce sujet n’a pas été le principal point d’attaque des Grecs contre les Latins, lors des différents débats consécutifs au schisme de 1054 : le problème soulevé par les Grecs était plutôt l’ajout du Filioque dans le Credo qui leur paraissait être une violation des décrets des conciles de Nicée et de Constantinople. La réponse à cette objection réside simplement dans les arguments déjà exposés sur l’autorité suprême de Saint Pierre : à partir du moment où l’on reconnaît cette autorité, il n’y a rien de choquant à ce que des modifications et des précisions soient apportées aux décrets des Conciles des siècles passés par les papes, surtout si c’est pour se prémunir d’une nouvelle hérésie qui est apparue entre temps. 

Cet ajout est d’ailleurs plus ancien qu’on ne le pense parfois. La présence du Filioque dans les professions de foi est attestée en Occident dès le VIe siècle.

D’abord dans le fameux Symbole d’Athanase, cité pour la première fois par Saint Césaire d’Arles en 542, qui affirme “Pater a nullo est factus … Fílius a Patre solo est … Spíritus Sanctus a Patre et Fílio”.

Ensuite, le IIIe Concile de Tolède (589), moment du triomphe du christianisme orthodoxe contre l’arianisme en Espagne, est connu pour avoir anathématisé, dans son 3ème canon, ceux qui refusent d’admettre que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils ; et peu après s’est diffusée en Espagne la pratique de chanter le Credo durant la célébration de la Messe, par imitation de l’usage oriental. Mais ce Credo contenait le Filioque car il semble qu’à l’époque, dans le méandre des différents manuscrits et traductions, les clercs Wisigoths considéraient que le Filioque faisait partie de l’original grec du symbole de Nicée-Constantinople. La doctrine exprimée fait en tout cas partie d’un dépôt de foi bien antérieur au concile de Tolède puisqu’elle est déjà enseignée par Tertullien, Saint Ambroise et Saint Augustin.

Le chroniqueur Saint Bède le Vénérable, dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais (v. 737) rapporte que le concile de Hatfield (680), sous la direction de Théodore de Cantorbéry (qui est un grec originaire de Tarse), rappelle les doctrines des précédents conciles œcuméniques et déclare que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils.

A partir de la fin du VIIIe siècle se manifeste un débat, qui n’est pas doctrinal mais disciplinaire, sur l’usage du Filioque dans le Credo liturgique, promu par Charlemagne dans l’empire carolingien (le royaume franc ayant probablement été influencé par l’usage wisigoth), refusé par l’empire byzantin mais aussi par le pape jusqu’au XIe siècle, du moins dans le cadre de la liturgie romaine, puisque le pape permet aux églises qui le souhaitent d’utiliser le Filioque. Ce débat est l’occasion de révéler que cette doctrine du Filioque était largement acceptée par l’ensemble des chrétiens avant Photius, qu’elle se diffusait paisiblement en Occident et en Orient, et que si débat doctrinal il y avait c’était pour savoir s’il fallait dire que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, ou du Père par le Fils, la première formule étant plus usitée en Occident et la seconde en Orient, les papes n’ayant condamné aucune des deux formules. Les Francs attachent de l’importance à cette question du Filioque dans le cadre de la lutte contre l’adoptianisme, comme une manière d’insister sur la divinité éternelle du Fils, sur son rôle essentiel dans la Trinité. Ainsi Charlemagne demande à l’évêque Théodulfe d’Orléans une compilation de textes des Pères en faveur du Filioque en 809. C’est Photius qui innove en condamnant le Filioque : dans le cadre de ses différends juridictionnels avec Rome, la question du Filioque est mise sur le tapis et pour la première fois Photius entreprends de condamner le Filioque d’un point de vue doctrinal, pas simplement du point de vue de la pratique liturgique comme c’était le cas auparavant en Orient et en Occident. Les missionnaires Francs de Bulgarie utilisaient le Filioque dans la liturgie, ce qui a été l’occasion de cette diatribe de Photius.

Il aurait été bien en peine de fournir un travail équivalent à celui de Théodulfe : aucun Père ne condamne le Filioque en effet, et c’est sur la base de son jugement personnel qu’il prétend expliquer que cette doctrine diminue la parfaite monarchie du Père. Il s’agit bien plus d’un prétexte pour justifier sa révolte, son ambition et son mépris pour les Latins, que d’une préoccupation sincère pour l’orthodoxie. On voyait le même Photius, au début de son investiture, tenter d’entrer dans les bonnes grâces de Rome et prétendre être un bon catholique, avant de se retourner contre le pape une fois que ses ambitions ont été contrariées, comme Luther plusieurs siècles après lui, et comme tant d’autres hérétiques avant eux qui tentèrent dans un premier temps de se faire approuver par Rome.

Jean-Tristan B.


[1] Lettre de Saint Maxime le Confesseur à Marinus sur la procession du Saint-Esprit : « La
question que vous me posez, très cher ami, est grande et difficile. Elle est grande en
raison de la majesté du sujet lui-même et de l’impossibilité de le sonder en
profondeur. Elle est difficile parce que notre esprit, étant donné sa petitesse, ne peut
pas atteindre l’immensité des choses divines. Quant à la procession du Saint-Esprit, il
est évident que nous devons admettre qu’il procède de Dieu au sens où nous le
comprenons, mais il est impossible d’en dire davantage. Il est en effet faux de dire
que le Saint-Esprit ne procède pas du Fils. C’est le seul point sur lequel les Pères de
l’Église sont unanimes
, même si, bien sûr, il ne s’agit pas d’une seule et même chose
que de dire que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils et de dire qu’il procède du
Fils. Il est bien clair que le Saint-Esprit procède de Dieu au sens où nous l’entendons ;
nous devons toutefois nous garder de trop nous enorgueillir, car cela est au-delà de
notre intelligence. Voilà ce que nous enseignent les divines Écritures et les saints
Pères. Je vous le dis sans détour, mais je ne peux rien ajouter d’autre à cela. Que
Dieu, qui est sans commencement et infini, nous accorde de partager un jour la
connaissance parfaite de la divine Trinité.

ΜΑΞΙΜΟΣ ΕΠΙΣΚΟΠΟΣ ΑΝΤΙΟΧΕΙΑΣ,
ΠΡΟΣ ΜΑΡΙΝΟΝ : Εἰδεῖν παρὰ τοῦ Πατρὸς τὸ πνεῦμα κατὰ τὴν προσδοκίαν τοῦ λόγου,
τὸ ὁμοούσιον αὐτῷ καὶ τῷ πατρί, θείῳ τρόπῳ προσφυές, τῇ τοῦ ἀγαθοῦ τῶν οὐρανίων
τέκνων θελήσει μεταλαβεῖν καὶ μάθειν ἐπιχειρεῖς, ἄθεος μὲν ὤν, καὶ θείας τῆς
ἀγαθότητος ἀφωρισμένος. ὅθεν ἀνεψιοῦ πνεύματι, οὐ τῷ μηδαμινῷ ἐκείνου φύσεως
μερίσματι, τῷ ἀχωρίστως ἀγαθῷ, μὴ διαιρεθεῖσαν ἀπὸ τοῦ τελείου αὐτοῦ γένους
ἀνθρωπίνου, τῷ μετ’ οὐδεμιᾶς ἀμίξουσα τῶν προστάξεων καὶ λόγων τοῦ Πατρὸς καὶ
τοῦ Υἱοῦ κατὰ πνευματικὴν καὶ θείαν πρόνοιαν δι’ αὐτοῦ συγκρίνεις, τὸ τοῦ μαθεῖν
πρόθυμον ἔχων; _ Πᾶς νοῦν ἔχων εὐσεβὴς τῶν ἱερῶν ἀγγείων τὰ κατ’ αὐτοῦ, τίς αὐτῷ
θέσις ἂν εἴη; Ὅτι εἰ δυνατόν, ὡς λέγεις, θείου φωτὸς πλάσματα καὶ κατ’ αὐτοῦ
συγγένειαν, τὴν μὲν ὡς Πατρὶ τὴν δὲ ὡς Υἱῷ τῇ τοῦ πνεύματος θελήσει μεταλαβεῖν. Εἰ δὲ
τοῦτο ἀδύνατον, ὡς ἀπολογεῖσαι τὰ τῶν οἰκονομιῶν τοῦ θεοῦ δογματικῶς λέγετε, τὴν
μὲν φύσιν αὐτοῦ μὴ συγγενῆ τῇ Πατρὶ λαμβάνετε, τὴν δὲ ἀφωρισμένην μὲν ἀπὸ τοῦ
παναγίου τριάδος γένους, μίαν ἅπασιν, τὴν τῶν θείων οὐσιῶν ἐπινοίαν συμβιβάζουσαν,
μὴ τοῦ πνεύματος τὴν θελητικὴν πρὸς τὴν τοῦ πατρὸς παραπειρασμένην προσδοκίαν
πρὸς τὴν Υἱοῦ διακρατήσασαν προσλαμβάνεσθαι, μὴ περὶ τῆς κατὰ τὴν φύσιν καὶ τὸν
τρόπον τῆς ἐκ τοῦ Πατρὸς διὰ τοῦ Υἱοῦ προβολῆς τοῦ Πνεύματος ἐκφόρου διαλογισμοῦ
δεδημιουργημένην ἐπινοεῖσθαι, καὶ μεταξὺ τῆς κατ’ αὐτοῦ συγγενείας καὶ τῶν τούτου
πρὸς Πατέρα παραπειρασμάτων ἐκ τῶν προστάξεων διαφορὰν τοποθετεῖν; Ἢ τίς,
φίλτατε Μάρινε, τούτων ἀπολογίαν ἀστιχεῖς

Les Pères de l’Eglise ont toujours affirmé la Papauté (Pourquoi être catholique plutôt qu’orthodoxe (3/7))

4- Les Pères affirment positivement la papauté, en rappelant son lien avec Saint Pierre

Il faut dès à présent couper court à l’objection qui prétend que ces citations ne sont pas “suffisamment claires” ou pas suffisamment explicites sur le primat romain, qu’elle peuvent être interprétées différemment, ce qui voudrait donc dire qu’il s’agit d’une extrapolation tardive de la part des Latins. Les schismatiques voudraient voir un Père déclarer la papauté en des termes aussi explicites que le Concile Vatican I.

Cette objection est aussi infondée que l’objection de certains ariens ou protestants contre la doctrine de la Trinité : le Christ n’a jamais dit “Il y a un seul Dieu en Trois Personnes”, en effet ; mais si l’on étudie en profondeur toutes ses déclarations, et tout l’enseignement apostolique, il n’y a pas d’autre interprétation possible des paroles du Christ sur sa propre divinité et sur le Saint-Esprit, que la doctrine de la Trinité des personnes dans l’unité de nature, de sorte que le Concile de Nicée n’a pas “inventé une nouvelle doctrine” mais simplement rendu plus clair ce qui était déjà contenu dans le dépôt de la foi, bien que tous les chrétiens de l’avaient pas compris ou n’avaient pas voulu l’accepter. 

Nous verrons ici que le contexte de ces citations et les termes qu’elles mobilisent doivent faire conclure que les premiers chrétiens croyaient en un primat romain, tant sous le rapport de l’enseignement de la foi que sous un rapport disciplinaire, bien que cette doctrine soit parfois affirmée en des termes moins clairs qu’elle ne l’a été à partir de la révolte de Photius (et c’est justement l’attitude de Photius vis à vis de Rome qui est novatrice, pas les prétentions de Rome à une autorité sur l’Eglise universelle).

Nous listerons dans l’ordre chronologique quelques citations fameuses des Pères et d’auteurs chrétiens qui précèdent l’époque de Photius à propos des successeurs de Saint Pierre, avec quelques commentaires. Cette liste n’est pas exhaustive et il existe bien d’autres citations utiles à démontrer notre propos, mais nous ne sélectionnons que celles qui nous semblent les plus importantes et les plus explicites. 


1- Saint Ignace d’Antioche (c. 110) :

Ignace […] à l’Église qui préside dans la région des Romains, digne de Dieu, digne d’honneur, digne d’être appelée bienheureuse, digne de louange, digne de succès, digne de pureté, qui préside à la charité, qui porte la loi du Christ, qui porte le nom du Père ; je la salue au nom de Jésus-Christ, le fils du Père ; aux frères qui, de chair et d’esprit, sont unis à tous ses commandements, remplis inébranlablement de la grâce de Dieu, purifiés de toute coloration étrangère, je leur souhaite en Jésus-Christ notre Dieu toute joie irréprochable

Lettre d’Ignace aux Romains

Le glorieux Ignace d’Antioche, martyrisé à Rome dans les années 110, est le second successeur de Saint Pierre sur le siège épiscopal d’Antioche, après Saint Evode : il est vraisemblablement un disciple direct des Apôtres, et fait partie à ce titre de ceux que l’on appelle les “pères apostoliques”. Le fait qu’il indique que Rome “préside à la charité” pourrait passer comme une simple formule de politesse, si on ne s’attardait pas un instant sur le contexte : Ignace est l’évêque d’Antioche, qui est entre tous les sièges épiscopaux l’un des plus glorieux, car il a été fondé par Saint Pierre avant que celui-ci ne s’installe à Rome, et “ce fut à Antioche que, pour la première fois, les disciples furent appelés chrétiens” (Actes XI, 26). Il reconnaît pourtant à Rome une forme de préséance, et pas des moindres : la charité est la plus importante de toutes les vertus (I Cor XIII, 13), elle est spécialement liée à tout ce qui touche au culte de Dieu, au souci de sa gloire, à la soumission à ses ordres, à l’ordination de toutes les actions humaines à Dieu.

Soit l’on peut considérer qu’Ignace parle du fait que les Romains sont plus saints que les autres chrétiens – mais pourquoi cela ? cette interprétation plait-elle vraiment aux “orthodoxes” ? ; Soit l’on peut considérer qu’Ignace parle du fait que l’Eglise de Rome a une ordination spéciale à Dieu, quelque chose de plus sacré et de plus saint par essence qui fait qu’elle a une préséance entre toutes les Églises : elle préside à l’Eglise universelle en tant que celle-ci est la “société de la charité”, la société des enfants de Dieu. 

Ignace a rédigé de multiples épîtres aux différentes églises qu’il rencontrait lors de son ultime voyage jusqu’à Rome, en multipliant les formules élogieuses : pourtant, il nous semble que dans aucune autre épître il n’indique qu’une église “préside” sous quelque rapport que ce soit. Ignace ne dit pas que Rome préside en dignité par rapport à son rang politique de capitale de l’empire, mais bien “en charité”, c’est-à-dire relativement à l’ordination à Dieu. Ce “détail” n’est pas  anodin : il y a un lien direct à établir entre cette “primauté de l’amour” et la triple profession de Saint Pierre en Jean XXI : “m’aimes-tu plus que ceux-ci ?” ; Jésus-Christ demande précisément à Pierre de présider aux autres apôtres en charité.


2- Saint Irénée de Lyon (c. 170-200)

Ainsi donc, la Tradition des apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Église qu’elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité (…) Mais comme il serait trop long, dans un ouvrage tel que celui-ci, d’énumérer les successions de toutes les Églises, nous prendrons seulement l’une d’entre elles, l’Église très grande, très ancienne et connue de tous, que les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul fondèrent et établirent à Rome; en montrant que la Tradition qu’elle tient des apôtres et la foi qu’elle annonce aux hommes sont parvenues jusqu’à nous par des successions d’évêques, nous confondons tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, ou par infatuation, ou par vaine gloire, ou par aveuglement et erreur doctrinale, constituent des groupements illégitimes : car avec cette Église, en raison de son origine plus excellente, doit nécessairement s’accorder toute Église, c’est-à-dire les fidèles de partout, — elle en qui toujours, au bénéfice de ces gens de partout, a été conservée la Tradition qui vient des apôtres

Contre les hérésies III, 3, 2

Les schismatiques s’offusquent que ce passage soit utilisé en défense de la primauté romaine : ils prétendent d’une part que Rome n’est listée que comme une église parmi d’autres par St Irénée, d’autre part que la principale raison pour laquelle Rome est mentionnée avec cette prééminence est le fait qu’il s’agissait à l’époque de la capitale de l’empire. Ils accusent donc les Latins d’extrapolation ; une brève analyse du contexte et des termes employés par St Irénée suffisent à dissiper cette accusation, et à montrer qu’il y a bien quelque chose de spécial dans l’Eglise de Rome qui n’est pas lié au statut politique de la ville

Quant au premier point, Saint Irénée dit certes que toutes les églises sont dépositaires de la Tradition des apôtres, par le principe de la succession apostolique ; mais il affirme également que si l’on n’en devait retenir qu’une seule, en étant certain d’y trouver la véritable doctrine apostolique, il faudrait choisir Rome : il indique par là que Rome est en un certain sens “plus apostolique” que les autres Églises, comme en atteste le titre traditionnel de sedes apostolica, “siège apostolique”, utilisé spécifiquement (y compris par plusieurs auteurs orientaux) pour parler de la chaire de Rome. Secondement, St Irénée affirme 1) qu’il faut être d’accord avec Rome en raison de son origine plus excellente, c’est à dire en raison de sa filiation avec Saint Pierre, qu’il vient de rappeler, et pas en raison de son statut géographique et politique dans l’empire romain ; 2) spécifiquement, que toute Église doit nécessairement s’accorder avec cette Eglise : St Irénée ne dit pas simplement “tout chrétien doit s’accorder avec l’Eglise de Rome”, mais “toute Église”, introduisant ainsi une hiérarchie entre les Eglises concernant l’enseignement apostolique. Rome est plus apostolique, plus excellente par origine, à tel point que les autres Églises doivent s’accorder avec elle.

D’où peut-on conclure, en lisant ce texte, que l’Eglise de Rome a une prééminence en raison de sa position géographique et de l’importance politique de la ville ? Une telle interprétation n’est due qu’à la fantaisie et à la mauvaise foi des schismatiques. 

Saint Irénée continue son développement et mentionne ensuite un évènement très important de l’histoire de l’Eglise primitive, qui est à lui seul déjà suffisant pour démontrer la primauté de Rome sur les autres Églises : 

“Sous ce Clément, donc, un grave dissentiment se produisit chez les frères de Corinthe ; l’Église de Rome adressa alors aux Corinthiens une très importante lettre pour les réconcilier dans la paix, renouveler leur foi et leur annoncer la Tradition qu’elle avait naguère reçue des apôtres”

Saint Clément, second successeur de Saint Pierre après Saint Lin, est celui qui a pris l’initiative de régler le différend de l’Eglise de Corinthe, de rappeler les Corinthiens aux enseignements apostoliques, et de mettre fin à la division. L’épître de Clément a marqué les Corinthiens à tel point qu’elle était utilisée lors des lectures durant la liturgie. Ce fait est spécialement important car il a lieu vers l’an 95, c’est-à dire du vivant de l’apôtre Saint Jean, une des “colonnes de l’Eglise”, le “disciple que Jésus aimait” :  pourquoi St Jean ne s’est pas occupé des problèmes de l’Église de Corinthe ? St Irénée semble dire que l’initiative revient à Rome de s’être exprimée sur les différends de Corinthe : mais si c’étaient les Corinthiens qui avaient pris l’initiative de demander une intervention de Rome, ce serait tout aussi probant pour démontrer l’existence d’une primauté romaine spécialement pour ce qui concerne les conflits de juridiction et de doctrine. Pourquoi Rome avant Saint Jean ? En raison de son origine plus excellente, qui fait qu’avec Rome doit nécessairement s’accorder toute Église.

Nous mentionnons au passage les arguties mensongères de certains schismatiques qui contestent que convenire ad soit traduit par “s’accorder avec”, et veulent lui donner un sens littéral de “venir à Rome physiquement” : nous ne comprenons pas comment certains peuvent accorder du crédit à des explications aussi stupides. St Irénée aurait dit que “les églises doivent venir à Rome physiquement car il s’agit de la cité la plus ancienne et la plus excellente de l’empire” ? Nous avons ici un exemple de ce que la mauvaise foi humaine peut produire de plus ridicule : pour nier l’évidence, on en vient à faire des traductions qui font fi même des termes employés par l’auteur et du contexte dans lequel il s’exprime (il parle de l’enseignement apostolique, et du fait qu’il choisit l’Église de Rome comme étant représentative plus que toute autre de cet enseignement), en inventant des mythes qui les confortent dans leur fausse doctrine. Les catholiques n’ont pas besoin de ces acrobaties et de ces artifices : il nous suffit d’interpréter ces phrases et ces mots dans leur sens le plus commun, et en adéquation avec leur contexte.


3- Tertullien (c. 200)

Quel est l’homme sensé qui croira qu’ils aient ignoré quelque chose, ceux que le Christ établit comme maîtres, qui furent ses compagnons, ses disciples, ses amis inséparables ? (…) Pierre aurait ignoré quelque chose, lui qui fut appelé la pierre sur laquelle l’Église devait être édifiée, qui reçut les clefs du royaume des cieux et le pouvoir de lier et de délier dans les cieux et sur la terre ?

Prescription contre les hérétiques, XXII

Le célèbre apologète Tertullien fut d’abord un défenseur de l’Eglise apostolique, avant de rejoindre la secte montaniste vers l’an 212, séduit par son esprit rigoriste. Dans cet extrait, il démontre clairement que contrairement au mythe véhiculé par les schismatiques, il n’est pas étranger au christianisme apostolique de considérer que lors du passage en Matthieu XVI, le Christ donne à Saint Pierre des pouvoirs personnels et spécifiques, et ne fait pas simplement une déclaration symbolique sur le fait que “la foi” est la pierre sur laquelle est fondée l’Église. Ici, nous lisons bien de la part de Tertullien que “Pierre” lui-même est “la pierre sur laquelle l’Église devait être édifiée”.   

Mais il apparaît que Tertullien parle encore plus clairement de l’autorité de Saint Pierre après sa révolte contre l’Eglise, en contestant les revendications de l’évêque de Rome : 

J’apprends qu’un édit est affiché, et même qu’il est péremptoire. Le souverain Pontife, c’est-à-dire l’évêque des évêques, parle en ces termes: « Quant à moi, je remets le péché de l’adultère et de la fornication à ceux qui ont fait pénitence. »

De pudicitas, 1

Tertullien critique vraisemblablement un édit du pape Zéphyrin (198-217), et dénie à l’Église le droit de remettre certains péchés tels que l’adultère. D’autres disent qu’il critique un évêque africain, mais le contexte et les termes spécifiques employés rendent cette hypothèse peu probable. Dans le même traité De pudicitas, il évoque le passage de Matthieu XVI : 

Maintenant, je prends acte de ta déclaration, pour te demander à quel titre tu usurpes le droit de l’Eglise. Si de ce que le Seigneur a dit à Pierre: « Je bâtirai mon Eglise sur cette pierre; Je t’ai donné les clefs du royaume des Cieux, » ou bien: « Tout ce que lu lieras ou délieras sur la terre, sera lié ou délié dans les cieux; » tu t’imagines orgueilleusement que la puissance de lier et de délier est descendue jusqu’à toi, c’est-à-dire à toute l’Eglise, qui est en communion avec Pierre, quelle est ton audace de pervertir et de ruiner la volonté manifeste du Seigneur, qui ne conférait ce privilège qu’à la personne de Pierre? « C’est sur toi que je bâtirai mon Église,» lui dit-il; c’est à toi que je donnerai les clefs, » et non à l’Eglise. « Tout ce que tu lieras ou que tu délieras; etc. » mais non pas tout ce qu’ils lieront ou délieront.”

De pudicitas, 22

L’interprétation de ce passage peut prêter à confusion : dans l’hypothèse peu probable où Tertullien  s’attaque à un évêque africain, ici il lui rappelle qu’il n’a pas reçu le pouvoir qui appartient à Pierre seul et à ses successeurs (mais on se demande pourquoi un tel rappel, si par ailleurs il s’est séparé de l’Eglise). Dans l’hypothèse plus sûre où il s’attaque au pape, ici il nie que le pouvoir de Pierre se soit transmis et déclare qu’il n’appartenait qu’à la personne de Pierre. Ce qui nous indique qu’à cette époque, autour de l’an 215, l’évêque de Rome revendique le “pouvoir des clés” donné à Saint Pierre en Matthieu XVI, ce que Tertullien critique comme une dérive orgueilleuse. Mais nous savons en réalité, comme pour le cas de Photius, de quel côté se trouve véritablement l’orgueil. 


4- Saint Cyprien de Carthage (c. 250)

Ainsi, déserteurs de l’Évangile et de la loi de Jésus-Christ, ils s’obstinent à se dire chrétiens; ils marchent dans les ténèbres, et ils croient jouir de la lumière. L’ennemi les flatte, il les trompe, cet ennemi qui, selon l’apôtre, se transfigure en ange de lumière, qui transforme ses ministres eux-mêmes en prédicateurs de la vérité, donnant la nuit au lieu du jour, la mort au lieu du salut, le désespoir à la place de l’espérance, la perfidie. sous le voile de la foi, l’antéchrist sous le nom adorable du Christ. C’est ainsi qu’au moyen d’une vraisemblance menteuse, ils privent les âmes de la vérité. Cela arrive, mes frères bien aimés, parce qu’on ne remonte pas à l’origine de la vérité; parce qu’on ne cherche pas le principe, parce qu’on ne conserve pas la doctrine du maître céleste. Si on se livrait à cet examen, on n’aurait besoin ni de longs traités, ni d’arguments. Rien de plus facile que d’établir sur ce point la foi véritable. Dieu parle à Pierre: Je te dis que tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les puissances des enfers n’en triompheront jamais. Je te donnerai les clefs du royaume du Ciel, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le Ciels et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le Ciel (Matt., XVI.). Après sa résurrection, il dit au même apôtre : Pais mes brebis. Sur lui seul il bâtit son Église, à lui seul il confie la conduite de ses brebis. Quoique, après sa résurrection,. il donne à tous ses apôtres un pouvoir égal, en leur disant : Comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie; recevez le Saint-Esprit, les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez (Joan., XX), cependant, afin de rendre l’unité évidente, il a établi une seule chaire et, de sa propre autorité, il a placé dans un seul homme le principe de cette même unité. Sans doute les autres apôtres étaient ce que fut Pierre; ils partageaient le même honneur, la même puissance, mais tout se réduit à l’unité. La primauté est donnée à Pierre, afin qu’il n’y ait qu’une seule Église du Christ et une seule chaire. Tous sont pasteurs; mais on ne voit qu’un troupeau dirigé par les apôtres avec un accord unanime. L’Esprit-Saint avait en vue cette Église une, quand il disait dans le Cantique des cantiques: Elle est une ma colombe, elle est parfaite, elle est unique pour sa mère; elle est l’objet de toutes ses complaisances (Cant., VI). Et celui qui ne tient pas à l’unité de l’Église croit avoir la foi! Et celui qui résiste à l’Église, qui déserte la chaire de Pierre sur laquelle l’Église repose, se flatte d’être dans l’Église!

De l’unité de l’Eglise

Nous avons souhaité garder cette longue citation sans la tronquer car elle permet de lever le voile sur un problème souvent soulevé par les schismatiques, celui de l’égalité des pouvoirs entre les apôtres et leurs successeurs, évoqué ici par Saint Cyprien. Ici on voit affirmés par Saint Cyprien deux principes, qui ne sont pas contradictoires puisqu’ils sont exposés en même temps comme des vérités révélées : d’une part le fait que les apôtres ont reçu les mêmes pouvoirs du Christ et sont tous pasteurs, d’autre part le fait qu’à Pierre seul a été remis le primat, afin qu’il soit un principe d’unité pour toute l’Eglise. Les schismatiques veulent prétendre que seule la première proposition fait partie de la Tradition apostolique, les voilà réfutés de la manière la plus claire possible par un évêque du IIIe siècle, puisqu’il explique que les deux principes ne sont pas contradictoires et sont même complémentaires. Les apôtres en effet ont reçu le pouvoir d’ordre ainsi qu’une certaine juridiction sur les fidèles, mais ils sont tous inférieurs à Pierre sous le rapport de cette juridiction, et lui seul est le principe de l’unité de l’Eglise. Saint Cyprien a des termes extrêmement durs contre ceux qui refusent l’autorité de Pierre, les appelant “déserteurs de l’évangile”, flattés par le démon, disant qu’ils “donnent la mort au lieu du salut”, parce qu’ils ne conservent pas la doctrine du maître céleste si clairement apparente dans les évangiles, disponibles à l’examen de tous : “Si on se livrait à cet examen, on n’aurait besoin ni de longs traités, ni d’arguments”. Cette phrase semble dirigée directement contre la passion des Grecs pour les interprétations alambiquées et les longues dissertations, qui masquent le véritable sens des évangiles ou des paroles des Pères.

Le fait que Saint Cyprien aurait lui-même désobéi à Rome en d’autres occasions ne prouverait pas qu’il ne croyait pas à la primauté, et qu’il faut donner une interprétation alambiquée à ses diverses déclarations sur le sujet (car on trouve, en effet, d’autres déclarations tout aussi explicites de sa part au sujet de la primauté romaine) : ce ne serait pas la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’un homme n’est pas exactement cohérent avec ses propres principes, et Saint Cyprien est saint par son martyr avant tout, pas nécessairement pour l’ensemble de sa vie et de son ministère. Il nous a légué néanmoins un témoignage fort, plus explicite encore que celui de Saint Irénée sur l’existence d’une primauté pétrinienne instituée par Dieu dans l’Eglise : La primauté est donnée à Pierre, afin qu’il n’y ait qu’une seule Église du Christ et une seule chaire


5- Saint Optat de Milève (c. 364-367)

Vous ne pouvez vous excuser sous prétexte d’ignorance ; car vous savez que la chaire épiscopale de Rome a été donnée d’abord à Saint Pierre, qui l’a occupée comme Chef de tous les Apôtres. C’est dans cette chaire unique que l’unité devait être conservée par tous, de peur que chacun des Apôtres ne prétendit se rendre indépendant dans la sienne. Dès lors celui-là est nécessairement schismatique et prévaricateur, qui ose élever une autre chaire contre celle-ci qui est unique

Traité contre les donatistes

Ce passage est spécialement intéressant car il affirme sans équivoque : 

  • Le fait que Saint Pierre est chef des apôtres. 
  • Le fait que la chaire de Rome est le centre de l’unité, en tant qu’elle est la chaire de Saint Pierre.
  • Le fait que cette chaire est “unique”, qu’elle n’est pas simplement un siège épiscopal parmi d’autres. 
  • Le fait que cette réalité est universellement connue par tous les chrétiens : “vous ne pouvez vous excuser sous prétexte d’ignorance”.
  • Le fait qu’il était nécessaire même pour les Apôtres d’être uni à la chaire de Saint Pierre, qu’il n’est pas possible que l’Eglise soit constituée de chaires épiscopales entièrement indépendantes les unes des autres.
  • Le fait que ceux qui élèvent leur chaire contre celle de Rome sont “schismatiques” et “prévaricateurs”. 

Même avec toute la mauvaise foi du monde, il nous semble bien difficile de donner un autre sens à ce passage de Saint Optat qu’une affirmation de la primauté romaine basée sur Saint Pierre (sans rapport avec une “primauté honorifique” basée sur le prestige de Rome), et une condamnation de ceux qui ne sont pas unis à cette chaire comme des schismatiques. Le contexte de la déclaration de Saint Optat est précisément la condamnation du schisme des donatistes, il oppose leur particularisme à l’universalité de l’Eglise basée sur la communion avec la chaire de Saint Pierre. 


6- Saint Ambroise de Milan (c. 380)

Si quelqu’un objecte à l’Eglise qu’elle peut se contenter de Jésus-Christ pour Chef et pour Époux unique, et qu’il ne lui en faut point d’autre, la réponse est facile. Jésus-Christ est pour nous non seulement l’Auteur mais encore le vrai Ministre intérieur de chaque Sacrement. C’est vraiment Lui qui baptise et qui absout, et néanmoins, Il n’a pas laissé de choisir des hommes pour être les ministres extérieurs des Sacrements. Ainsi, tout en gouvernant Lui-même l’Eglise par l’influence secrète de son esprit, Il place aussi à sa tête un homme pour être son Vicaire et le dépositaire extérieur de sa Puissance. A une Eglise visible, il fallait un Chef visible. Voilà pourquoi notre Sauveur établit Saint Pierre Chef et Pasteur de tout le troupeau des Fidèles, lorsqu’Il lui confia la charge de paître ses brebis. toutefois Il le fit en termes si généraux et si étendus qu’il voulut que ce même pouvoir de régir toute l’Eglise passât à ses successeurs.

Saint Ambroise voulait-il parler dans ce passage “des évêques” d’une manière générale, successeurs de Saint Pierre dans le sens le plus large du terme, c’est-à dire successeur des Apôtres ? Certains veulent le prétendre. Ils ne se rendent pas compte qu’ils font mentir le sens apparent du texte.

Ils oublient en effet un “détail” qui n’en est pas un : Saint Ambroise dit que “un homme” a été nommé “chef visible de l’Eglise”. Il ne dit pas “des hommes chefs de l’Eglise”, ni “un homme chef d’une Église”, mais : “un homme chef de l’Eglise”. Il a établi Saint Pierre “chef et pasteur de tout le troupeau des Fidèles”, pas chef d’une Eglise particulière. 

A ceux qui ne veulent pas à tout prix refuser la vérité, il apparaîtra de manière suffisamment claire que Saint Ambroise, comme d’autres Pères avant et après lui, considère que Saint Pierre a reçu une charge spécifique de gouverner toute l’Eglise et qu’il l’a transmise à ses successeurs. 


7- Saint Zosime (c. 418)

Bien que la tradition des pères ait reconnu au Siège apostolique une telle autorité que personne n’a osé mettre en cause son jugement, et qu’elle ait toujours observé cela par des canons et des règles, et que, par ses lois, la discipline ecclésiastique en vigueur jusqu’ici manifeste au nom de Pierre, dont elle descend elle-même ; l’antiquité canonique, du consentement de tous, a dévolu un tel pouvoir à cet apôtre, à qui Jésus-Christ Notre-Seigneur a conféré le privilège de lier ou de délier. Ce privilège appartient également par droit d’héritage à ses successeurs sur son siège. Pierre continue toujours à porter la sollicitude de toutes les Églises, mais il veille avec un soin particulier sur le Siège de Rome qui est le sien propre ; il ne souffre ni défaillance ni incorrection dans les jugements doctrinaux émanés de la Chaire qu’il a honorée de son nom et constituée sur des fondements inébranlables

Lettre 12 Quamvis Patrum à Aurélien et au concile de Carthage, 21 mars 418, PL, XX, 675-677 ; DS 221

Cette lettre du pape Zosime contient plusieurs affirmations précieuses : 

  • La “tradition des pères” reconnaît une autorité souveraine au Siège de Rome : ce pape du Ve siècle, d’ailleurs d’origine grecque, affirme que c’est une tradition apostolique de croire à une autorité spéciale de Rome, au point que “personne n’a osé mettre en cause son jugement”. 
  • Le pouvoir de Saint Pierre affirmé en Matthieu XVI, le “pouvoir de lier et de délier”, est transmis aux successeurs de Saint Pierre sur le Siège de Rome.
  • Par protection spéciale du Ciel, les jugements doctrinaux du Siège de Rome ne souffrent ni défaillance ni incorrection. 

Les textes que nous avons étudiés jusqu’ici sont surtout importants pour établir la croyance des premières générations de chrétiens dans la primauté de juridiction de l’évêque de Rome sur l’ensemble de l’Eglise. Ce texte est également utile pour prouver que les premiers chrétiens croyaient à l’infaillibilité du pape en matière doctrinale : il n’y a “ni défaillance ni incorrection” dans les jugements doctrinaux du Siège de Rome. A ceux qui prétendent que cette doctrine est une invention du Moyen-Âge latin, voici pour les réfuter une citation d’un Grec de l’antiquité. 


8- Saint Léon le Grand (c. 450)

Comme mes prédécesseurs l’ont fait pour les vôtres, j’ai moi-même délégué à votre charité le pouvoir de représenter mon propre gouvernement, afin que vous puissiez me venir en aide dans la charge qui nous incombe en vertu de l’institution divine à veiller sur toutes les églises. Vous serez ainsi présent aux églises qui sont les plus éloignées de nous, comme si vous les visitiez à notre place. (…) Cette union demande sans doute l’unanimité de sentiments dans le corps entier, mais surtout le concert entre les évêques. Quoique ceux-ci aient une même dignité, ils ne sont pas cependant tous placés au même rang, puisque parmi les apôtres eux-mêmes il y avait différence d’autorité avec ressemblance d’honneur, et que, quoiqu’ils fussent tous également choisis, un d’entre eux néanmoins jouissait de la prééminence sur tous les autres. C’est sur ce modèle qu’on a établi une distinction entre les évêques, et qu’on a très-sagement réglé que tous ne s’attribueraient pas indistinctement tout pouvoir, mais qu’il y en aurait dans chaque province qui auraient le droit d’initiative par-dessus leurs confrères, et que les évêques établis dans les villes les plus considérables, auraient aussi une juridiction plus étendue, en servant ainsi comme d’intermédiaire pour concentrer dans le siège de Pierre le gouvernement de l’Eglise universelle, et maintenir tous les membres en parfait accord avec leur chef

Lettre 14 à Anastase, évêque de Thessalonique, chapitres 11 et 12, PL, 54/668, 675-676

La pape Saint Léon le Grand (440-461), qui est considéré comme un saint par les schismatiques, figure pourtant parmi les témoins de la doctrine de la primauté pontificale, en paroles comme en actions.

Dans la présente lettre, il est question de la nomination d’un légat du Pape en Orient : Saint Léon explique les raisons doctrinales qui justifient que l’évêque de Rome puisse interférer d’aussi prêt dans les affaires des autres évêques.

L’évêque de Rome a reçu, “en vertu de l’institution divine”, une charge spéciale de veiller sur toutes les Églises. Les Apôtres et leurs successeurs les évêques, malgré leurs pouvoirs similaires, ne sont pas exactement égaux : il y a entre eux des hiérarchies d’institution humaine (les provinces ecclésiastiques et les patriarcats, dans lesquels un évêque a la prééminence sur les autres), et une hiérarchie d’institution divine (dans laquelle le Siège de Pierre domine sur tous les autres, afin d’assurer l’unité).

Le Pape Léon précise, ce qui est fort intéressant, que l’institution des provinces ecclésiastiques sert “d’intermédiaire pour concentrer dans le siège de Pierre le gouvernement de l’Eglise universelle” : la hiérarchie entre les évêques permets un gouvernement plus efficace dans l’Église, les archevêques et les patriarches pouvant rendre compte au Pape du gouvernement de contrées qui ne peuvent pas être gérées directement par le Pape. 


9- Saint Pélage Ier (c. 558-561)

Mais chaque fois qu’un doute s’élève sur une chose relative à un Concile universel, lorsqu’il s’agit de recevoir un enseignement du Concile que l’on ne comprend pas, ceux qui désirent promptement le salut de leur âme doivent s’accorder avec l’explication du Siège apostolique.

Sed quoties aliqua de universali synodo aliquibus dubitatio nascitur, ad recipiendam de eo quod non intellegunt, rationem, aut sponte ii qui salutem animae suae desiderunt, ad apostolicam sedem pro recipienda ratione conveniant

Lettre IV [alias V] au Patrice Narcès, PL 69, colonne 397

Le pape Pélage réaffirme ici, en écrivant à un proche de l’empereur Justinien Ier (le général Narsès, impliqué dans la reconquête byzantine de l’Italie) contre le schisme de Paulin d’Aquilée, que le pontife romain possède une autorité doctrinale supérieure dans toute l’Eglise : c’est le pape qui a autorité pour expliquer l’enseignement des Conciles, ou clarifier les doutes relatifs à la doctrine apostolique. Il affirme également, en quelques sortes, qu’il est nécessaire au salut de se laisser guider par le Siège apostolique : “ceux qui désirent le salut de leur âme” (ii qui salutem animae suae desiderunt), doivent aller au siège apostolique pour recevoir l’explication des enseignements des Conciles (ad apostolicam sedem pro recipienda ratione conveniant). 


10- Saint Euloge d’Alexandrie (c. 580-600)

Ce n’est ni à Jean ni à aucun autre des disciples que le sauveur a dit : “Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, etc.”, mais c’est à Pierre seul, qui devait le renier, expier sa faute par les larmes de la pénitence, afin qu’il fut plus indulgent à l’égard des pécheurs.

Saint Euloge fut patriarche melkite d’Alexandrie entre 580 et 608. De ses écrits on ne trouve que peu de traces, on connaît surtout ceux qui sont cités et commentés par Photius. Photius commentait ce passage en exprimant son désaccord avec le patriarche d’Alexandrie, estimant que le “pouvoir des clés” désigne le pouvoir de lier et de délier les péchés que tous les apôtres ont reçu ainsi que les évêques leurs successeurs. Nous pouvons donc voir ici que Euloge, proche du pape Saint Grégoire le Grand, et malgré son statut de patriarche, croit que Pierre seul à l’exclusion des autres apôtres a reçu “le pouvoir des clés”, un gouvernement suprême sur l’Église. 


11- Saint Théodore Studite (c. 810)

Au très saint et souverain Père des Pères, à mon Seigneur Léon, Pape apostolique, Théodore, très humble prêtre et higoumène de Stoudion. Puisque c’est à Pierre le grand que le Christ notre Dieu, après lui avoir donné les clés du royaume des cieux, a conféré la dignité de chef du troupeau, c’est à Pierre, c’est-à-dire à son successeur, qu’il faut soumettre toutes les nouveautés hérétiques introduites dans l’Église universelle par ceux qui s’écartent de la vérité.

 Έπειδήπερ Πέτρω τώ μεγάλω δέδωκε Χρίστος ό Θεός μετά τας κλείς της βασιλείας τών ουρανών και το της ποιμνιαρχίας αξίωμα’ προς Πέτρον ήτοι τον αύτοΰ διάδοχον ότιοΰν καινοτομούμενον έν τη Καθολίκί) ‘Εκκλησία παρά τών άποσφαλλομένων της αληθείας άναγκαϊον άναφέρεσθαι.

Lettres, livre Ier, 33 ; P. G., t. XCIX, col. 1017 Β

Le meilleur “argument ad hominem” en faveur du catholicisme vis à vis des schismatiques orientaux est peut-être la doctrine de Saint Théodore Studite. Ces schismatiques honorent Saint Théodore comme une des plus grandes gloires de l’orthodoxie, un intrépide défenseur de la foi et du culte des icônes. Or Saint Théodore, comme d’autres saints du monastère du Stoudion, témoigne à plusieurs reprises de sa foi en la primauté et même l’infaillibilité pontificale. Confrontés aux défaillances du patriarche de Constantinople et à la violence des persécutions temporelles contre l’orthodoxie, les Studites ont compris mieux que d’autres la nécessité de s’appuyer sur le successeur de Saint Pierre, “roc de la foi”, centre de l’unité chrétienne et de la doctrine apostolique, qui continue d’enseigner la vérité quand le monde entier s’effondre. 


12- Théodore Abu Qurrah (c. 800-830)

Un exemple de témoignage des pouvoirs universels de la papauté extérieur au monde latin, et antérieur à la réforme grégorienne ou à la controverse photienne, est celui de Théodore Abu Qurrah, aussi appelé en Occident Aboucara (v. 750-v. 820). Aboucara est un personnage particulièrement intéressant : de formation gréco-syriaque (il se décrit lui-même comme un disciple de Saint Jean Damascène, ce qui doit s’entendre d’une manière symbolique car ce dernier est mort en 749), il écrit en langue arabe, et controverse contre les très nombreuses sectes, fausses religions et hérésies qui pullulent en Orient, spécialement à Harran, la ville dont il était évêque, en défendant toujours la doctrine catholique.

Le fait qu’il ait été confronté à tant de sectes différentes l’a poussé à donner à son exposé de la foi un caractère spécialement logique et exhaustif : précurseur de la scolastique en un certain sens, il utilise la raison et la philosophie d’Aristote (qui était mise en avant par les Arabes en ce temps) pour défendre les vérités de la foi, et aborde toutes choses d’une façon systématique et complète. Ceci explique qu’il a parlé plus abondamment de certains sujets sur lesquels d’autres Pères n’avaient auparavant pas jugé utile de s’attarder, ou n’en avaient pas eu l’occasion. Étant sans cesse au contact des fausses doctrines, Aboucara est poussé par une exigence apologétique spécialement forte.

Il est surtout connu pour sa controverse contre l’islam, qu’il a eu le courage de porter jusque devant le calife abasside Al-Mamun, dans une époque d’intenses débats intellectuels en Orient. Il est l’héritier d’une glorieuse tradition intellectuelle syriaque dont St Jean Damascène a été le plus grand représentant (“Le Damascène” et son “Exposé de la foi orthodoxe” est l’un des auteurs les plus cités par Saint Thomas d’Aquin dans la Somme théologique ; il semble en effet que l’exposé du Damascène soit la première “somme théologique” de l’histoire, le premier écrit qui expose de manière systématique et logique les différents dogmes de la foi). 

Avec Aboucara, apologète melkite du IXe siècle, nous sommes très loin, géographiquement et a fortiori intellectuellement, de la culture latine. Pourtant voici ce qu’Aboucara écrit, dans sa magistrale Démonstration de la foi de l’Eglise

Il faut noter que les Apôtres avaient pour chef saint Pierre à qui le Christ avait dit : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne triompheront point d’elle » (Matth., XVI, 18); à qui il dit aussi trois fois, après sa résurrection, près de la mer de Tibériade : « Simon, m’aimes-tu ? (Si tu m’aimes) Pais mes agneaux, mes béliers et mes brebis. » (Joan., xxi, 15-18.) Il lui dit ailleurs : « Simon, Satan a demandé de vous cribler comme on crible le blé, et j’ai prié pour toi afin que tu ne perdes pas ta foi; mais, à l’instant, tourne-toi vers tes frères et affermis-les. » (Luc, XXII, 31.)Vous voyez bien que saint Pierre est le fondement de l’Eglise propre au troupeau (des fidèles), et celui qui a sa foi ne la perdra jamais; c’est lui aussi qui est chargé de se tourner vers ses frères et de les affermir. Les paroles du Seigneur : « J’ai prié pour toi afin que tu ne perdes pas ta foi; mais tourne-toi à l’instant vers tes frères et affermis-les », ne désignent pas la personne de Pierre ni les Apôtres eux-mêmes. Le Christ a voulu désigner par ces mots ceux qui tiendront la place de saint Pierre à Rome et les places des Apôtres. (…) Il est donc de toute évidence que ces mots désignent les successeurs de saint Pierre, qui ne cessent en effet d’affermir leurs frères et ne cesseront jamais jusqu’à la fin des siècles.”

Aboucara continue appuie ensuite son propos par une énumération des interventions des successeurs de Saint Pierre en défense de la foi : 

Vous savez bien que lorsque Arius se révolta, une assemblée fut réunie contre lui par l’ordre de l’évêque de Rome. Le saint Concile l’a condamné et a fait cesser son hérésie; (…) Ainsi lorsque Macédonius se révolta au sujet du Saint-Esprit, une assemblée fut réunie contre lui à Constantinople par l’ordre de l’évêque de Rome; ce concile rejeta l’hérésiarque et l’Église accepta sa décision comme elle avait accepté celle du premier. (…) Lorsque Nestorius se révolta en disant du Christ ce qu’il en a dit, l’Eglise rejeta sa doctrine et la porta, selon sa coutume, au saint concile, qui fut réuni à Ephèse par ordre de l’évêque de Rome (…) Lorsque Eutychès et Dioscore se révoltèrent en disant du Christ ce qu’ils en avaient dit, l’Eglise a repoussé leur hérésie et les Saints Pères se sont levés contre eux. Mais l’Eglise n’a pas accepté leur doctrine ni celle de ceux qui les contredisent, elle les a fait traduire au jugement du saint concile, selon sa coutume. Le quatrième concile a été réuni alors à Chalcédoine par l’ordre de l’évêque de Rome; il les a excommuniés et a fait cesser leur hérésie (…) Quand Macaire, Cyrus et Sergius se révoltèrent et enseignaient leurs erreurs au sujet du Christ, l’Eglise refusa d’accepter leur opinion et plusieurs Pères s’élevèrent contre eux pour les discuter et repousser leur hérésie. Mais l’Eglise n’a pas accepté absolument leur opinion ni celle de leurs adversaires; elle les a portées au concile, selon sa coutume. Alors le Ve concile a été convoqué à Constantinople par l’ordre de l’évêque de Rome qui les a excommuniés et fait cesser leur hérésie (…)

Il conclut sa profession de foi, en rappelant qu’elle est fondée sur Saint Pierre : 

Mais, nous, orthodoxes et enfants de la sainte Eglise, nous rendons gloire et action de grâces au Christ, notre Dieu, qui nous a accordé la bonne volonté et l’obéissance aux saints conciles que le Saint-Esprit a fait parler. Nous sommes dans sa maison et dans le bercail de ses troupeaux. Par sa protection,nous sommes sauvés de Satan qui, comme un loup dévorant,rôde autour de nos âmes pour surprendre celui qui se hasarde à sortir de l’Église et en faire sa proie. Nous supplions notre Seigneur et notre Dieu Jésus-Christ de nous affermir pour toujours sur le roc de son Église sainte et de nous faire boire la liqueur de sa douce doctrine. Nous serons ainsi enivrés de son amour qui remplit nos âmes et nos cœurs de joie et de bonheur en nous portant à lui obéir par l’observation de ses commandements, pour vivre éternellement et hériter son royaume céleste préparé pour tout ce qui a été édifié sur le fondement de saint Pierre par le Saint-Esprit. Esprit-Saint, faites-nous connaître le Christ, le Fils éternel de Dieu, qui s’est incarné de la Vierge Marie par le Saint-Esprit pour notre salut.

À lui soit la gloire, la puissance, la majesté et l’adoration, avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.

Ce témoignage de foi éclatant est plus que suffisant pour prouver que la papauté et les prétentions qu’elle a eu contre les “orthodoxes” n’ont pas été “inventées par les Latins” à une époque tardive : si un disciple de Saint Jean Damascène, de culture grecque, syriaque et arabe, parle en des termes aussi limpides de la papauté un demi-siècle avant la révolte de Photius, c’est bien que cette doctrine fait partie d’un dépôt de foi qui dépasse l’Occident latin.

On peut voir d’ailleurs une similitude de sentiments entre l’apologète melkite et les moines du Stoudion dont il est contemporain : peut-être était-il familier de leur doctrine, ou peut-être a-t-il simplement reçu cette même doctrine apostolique d’une source indépendante, de ses maîtres syriaques ou grecs. 


13- Photius lui-même affirme la primauté pontificale (c. 860)

Pour faire taire définitivement ceux qui prétendent que la primauté pontificale est une idée complètement étrangère aux Pères et aux chrétiens d’Orient, nous invoquons le témoignage de Photius lui-même : cet homme néfaste s’est séparé de Rome pour des raisons étrangères à la foi, et sa construction d’un arsenal théologique anti-romain n’intervient qu’après qu’il se soit vu refuser par le pape l’investiture en tant que patriarche de Constantinople. Dans un premier temps, Photius a enseigné, en unisson avec toute la tradition apostolique : 

  • Que Saint Pierre est le chef des Apôtres.
  • Que l’évêque de Rome est le successeur de Saint Pierre dans sa primauté. 

L’étude du R. P. Martin Jugie sur le sujet, dans laquelle les lecteurs pourront trouver toutes les citations originales en grec et bien d’autres citations encore, a de quoi ébranler toute la “mythologie” des schismatiques sur leur père fondateur, et confirmer le fait que la primauté romaine était acceptée par tous les orthodoxes avant les innovations de Photius.  Il a soutenu l’action de Grégoire Asbestas qui, en invoquant explicitement les canons du Concile de Sardique, en appelle à l’autorité du pape pour juger en appel la sentence de déposition du patriarche Ignace à son égard. Puis, après avoir lui-même usurpé le trône d’Ignace, Photius tente de se faire reconnaître par Rome et envoie une lettre pleine de respect à celui qu’il considère, à l’évidence, comme le successeur de Saint Pierre. Une partie de son argumentation contre Ignace est précisément le fait que celui-ci n’aurait pas respecté les prérogatives de l’évêque de Rome ! Avant que la condamnation définitive à son égard n’ait lieu, on trouve de la part de Photius une lettre au pape Nicolas Ier, déclarant que celui-ci et ses prédécesseurs avait reçu “la primauté”, bien qu’il glisse cette déclaration au milieu d’une critique sur le respect des canons :

les vrais canons doivent être gardés par tous, mais principalement par ceux que la Providence a amené à gouverner les autres; et parmi ces derniers, ceux qui ont en partage la primauté doivent briller entre tous par leur fidélité à les observer, car plus ils sont hauts placés, plus ils doivent s’attacher à la règle. (…) C’est pourquoi Votre Béatitude, prenant soin de faire observer la discipline ecclésiastique et suivant la droite ligne des canons, ne doit pas recevoir indistinctement sans lettres de recommandation ceux qui vont d’ici à Rome

P.G., t. CII, 596, 609

Ces actions et ces déclarations ne sont pas simplement des convenances ou des ruses : elles expriment simplement la manière dont les chrétiens orthodoxes considèrent le pape à l’époque, Photius compris, c’est à dire comme le successeur de Saint Pierre, héritier de la primauté et père de tous les chrétiens, doté d’une juridiction suprême, capable de briser en appel la sentence d’autres évêques, capable même de décider du sort du très puissant patriarcat de Constantinople. 

Le vendredi saint de l’année 861, Photius prêche un sermon sur l’espérance et la miséricorde dans l’église Sainte-Irène à Constantinople. Il invoque l’exemple du reniement de Saint Pierre, en disant que Dieu lui a donné la dignité de chef des apôtres et de pierre fondamentale de l’Eglise malgré ses péchés :

Voyez Pierre, leur disait-il; à la voix d’une servante, il renia son Maître, déclarant avec serment ne pas le connaître. Mais il lava la souillure de son apostasie par des larmes si abondantes qu’il ne déchut point de sa dignité de coryphée du chœur apostolique, qu’il a été établi pierre fondamentale de l’Eglise et qu’il a été proclamé par Celui qui est la Vérité même porte-clefs des cieux

S. ARISTARCHIS, t. I, p. 481-482

L’expression “coryphée” (κορυφαῖος, “chef de chœur”)  pour désigner Saint Pierre est d’ailleurs empruntée à Saint Jean Chrysostome. 

Dans la question 97 à Amphiloque, il déclare que Dieu a permis la chute de Pierre justement parce qu’il avait prévu de lui donner la primauté, et de le rendre compatissant pour les pécheurs dans son gouvernement : 

C’est dit-il, parce que Pierre devait recevoir le gouvernement de l’univers. Instruit par sa propre expérience, il se montrerait ainsi plein de bonté et d’indulgence à l’égard des pécheurs pénitents

Quaestio XCVII ad Amphilochium, P. G., CI, 608 C

Ce n’est que plus tard, après sa condamnation et déposition par le pape en 863, que Photius rédige un opuscule A ceux qui disent que Rome est le premier siège, dans lequel il laisse libre cours à son mépris des Latins et parle en des termes amers et violents. Il reprend le mythe de la “primauté de Saint André” par rapport à Saint Pierre, inventé du durant le schisme d’Acace (484-519), contredisant ce qu’il avait auparavant enseigné sur la primauté de Saint Pierre parmi les apôtres.

Quant à savoir si Photius considérait l’évêque de Rome comme le successeur de Saint Pierre, on peut dire qu’il connaissait ce principe aussi bien que tous les chrétiens de son temps, et qu’il l’affirme même dans son libelle contre la primauté : “Si Rome est le premier siège parce qu’elle reçut pour évêque le Coryphée, la primauté reviendra plutôt à Antioche. Pierre fut, en effet, évêque d’Antioche, avant de l’être de Rome”. Il appelle à plusieurs reprises le siège de Rome “trône apostolique par excellence”, même après le schisme, reconnaissant cette filiation avec Saint Pierre.  

Notons que Photius, qui était un homme orgueilleux, ambitieux et perfide, qui a changé de positions plusieurs fois suivant les circonstances (se montrant très courtois avec Rome dans les moments où il avait l’espoir d’être reconnu comme le patriarche légitime de Constantinople), n’était pas très aimé même parmi les schismatiques et n’a gagné leur admiration qu’assez tard dans l’histoire, quand ils ont senti le besoin de solidifier leur théologie anti-romaine. Ce n’est qu’à partir de 1911 que “Saint Photius” est fêté dans le calendrier de l’église de Constantinople. Il est en effet leur fondateur d’un point de vue logique et doctrinal, et il leur faut sauver Photius pour continuer d’être schismatiques, car si Photius est condamnable ils le sont autant que lui. Le schisme de 1054 est une conséquence directe des écrits et des scandales de Photius, bien que l’Eglise de Constantinople se soit réconciliée avec Rome et ait maintenu la communion jusqu’à cette date, non sans difficultés ; les arguments et surtout l’état d’esprit de Photius ont laissé des traces durables et préparé, par une espèce de mépris par principe des Latins et de tout ce qui vient d’Occident, la séparation finale. 


Conclusion

Nous avons vus de multiples témoignages patristiques, dont certains sont extérieurs à l’Occident, qui établissent sans discussion possible : 

  • Que l’on accordait à l’évêque de Rome une place spéciale et sans équivalent dans l’Eglise en raison des paroles de l’évangile contenues en Matthieu XVI où sont imposées à Saint Pierre “les clés du royaume des cieux”. 
  • Que cette primauté est d’abord une primauté de juridiction, une capacité à juger des causes relatives à n’importe quelle autre partie de l’Eglise, spécialement pour trancher un conflit n’a pas pu se résoudre au niveau local. 
  • Que cette primauté s’accompagne aussi d’un pouvoir spécial d’enseigner la vraie doctrine chrétienne, sans risque de corruption. Les jugements doctrinaux du Siège apostolique ont toujours été reconnus, par les véritables orthodoxes, comme des jugements définitifs. 

Si des discussions continuent d’avoir lieu sur la nature “papiste” des différents extraits que nous avons discutés, ce n’est pas parce que ceux-ci seraient fondamentalement ambigus, insuffisants ou mal traduits. C’est plutôt, nous devons l’admettre, parce que certains refusent par principe l’idée de la papauté. Ils ont endurci leur cœur et fait profession de lutter contre la vérité apparente pour défendre des doctrines qui leur plaisent davantage, pour des raisons étrangères au zèle pour la foi ; certainement pas en raison d’un souci de rigoureuse fidélité aux témoignages des Pères.

Jean-Tristan B.

Les Pères de l’Eglise n’ont jamais rejeté la Papauté (Pourquoi être catholique plutôt qu’orthodoxe (2/7))


Raisons patristiques : les Pères affirment la papauté


3- Les Pères affirment négativement la papauté, en ne protestant pas contre les prétentions de Rome

Avant d’étudier les témoignages positifs des Pères en faveur de la papauté, il nous faut nous arrêter sur un point qui est rarement évoqué, et qui a pourtant toute son importance dans le débat entre catholiques et schismatiques : où sont les témoignages des pères contre la papauté ? 

La réponse est très simple, il n’y a jamais eu de protestation des Pères à l’égard des titres et des prétentions de l’Eglise de Rome, qui – contrairement à la légende moderne colportée par les universitaires de gauche et par les ennemis de l’Eglise en tout genre – ne sont pas soudainement apparus au milieu du Moyen-Age, sous l’impulsion des moines de Cluny et de la réforme grégorienne, alors que l’ensemble des chrétiens auraient auparavant vécu sous le régime de la “pentarchie”, où les 5 patriarches les plus éminents de la chrétienté (Rome, Constantinople, Jérusalem, Antioche, Alexandrie) auraient dirigé l’Eglise sur une sorte de pied d’égalité. Cette conception de la pentarchie relève largement du mythe, car il a bien toujours existé une primauté de juridiction et de magistère de l’évêque de Rome (spécialement visible dans le fait que les évêques d’Orient y compris ceux de Constantinople, d’Antioche et d’Alexandrie recourent sans cesse à Rome 1) pour trancher les conflits et surmonter leurs difficultés internes, et 2) pour condamner les hérésies), qui n’est pas une simple primauté honorifique due au statut politique de Rome, mais une primauté due aux pouvoirs que le Christ a donné à Saint Pierre. 

Les schismatiques répondront peut-être qu’il n’y a pas eu de protestation contre la papauté car à cette époque les évêques de Rome n’avaient pas été gagnés par la “folie des grandeurs” de la réforme grégorienne, par les “idées extrémistes” du moine Hildebrand, devenu pape sous le nom de Grégoire VII. Si “folie des grandeurs” il y a, force est de constater qu’elle a commencé bien avant Cluny et qu’on en trouve des traces non équivoques dès l’antiquité, tout au long du Haut Moyen-Age, et pas uniquement en Occident. En vérité, ce que l’on constate dans l’histoire ancienne de l’Eglise est que les véritables orthodoxes ne contestent jamais les prérogatives de Rome, tandis que seuls les esprits teintés de schisme et d’hérésie se plaignent d’un “abus de pouvoir” ou d’une mauvaise interprétation des évangiles en faveur de la primauté pontificale.

L’étude de Mgr Batiffol sur les titres de l’évêque de Rome dans l’antiquité et le début du Moyen-Age (Cathedra Petri, 1938) nous fournit de nombreux et éclairants exemples sur cette primauté romaine revendiquée et manifestée dès l’antiquité, et jamais contestée par les véritables orthodoxes. Une autre étude de ce type, plus élargie, a été réalisée en 2003 par Scott Butler et John Collorafi (Keys over the Christian world: Evidence for Papal Authority [33 A.D.- 800 A.D.] from Ancient Latin, Greek, Chaldean, Syriac, Armenian, Coptic and Ethiopian documents). Nous en recommandons la lecture à ceux qui souhaitent approfondir le sujet.

Pour cet article nous ne sélectionnons que quelques exemples d’histoire ancienne de l’Église, dont certains datent d’avant que l’Église ait développé le moindre lien avec les autorités de l’empire romain, dans lesquels il est évident que Rome a revendiqué une primauté, non seulement en paroles mais en actes, et que cette primauté n’a pas fait l’objet d’une contestation forte et durable, l’ensemble des chrétiens la considérant comme normale même si certains ont contesté parfois la manière ou le sujet sur lesquels elle s’appliquait. Le principe de la primauté romaine était, implicitement ou explicitement, accepté par les chrétiens les plus sérieux, y compris en Orient.

Il est absurde de prétendre que ce principe est lié au prestige politique de la ville, dans un contexte où cette ville, mondialement réputée pour ses mœurs débauchées, est le siège d’un empire païen persécuteur, et aussi – ce qui ne manque pas d’importance – dans un contexte où la chrétienté romaine est beaucoup plus culturellement influencée par l’Orient que l’inverse (la liturgie même de l’église de Rome est en grec jusqu’au IVème siècle, et beaucoup de papes sont d’origine orientale). Rome, d’une manière générale, est d’un prestige culturel inférieur à l’Orient et les Romains de la haute société parlent grec en signe de distinction. Il n’y a aucune “primauté honorifique” crédible qui puisse être attachée à Rome par opposition aux autres sièges apostoliques avant que l’empire romain ne devienne chrétien. Seule la transmission du pouvoir de la primauté de Saint Pierre aux évêques de Rome peut expliquer ce qui s’est passé dans les épisodes d’histoire (très) ancienne de l’Église ci-dessous. 


1- La controverse sur la date de Pâques (c. 190)

Alors que l’Eglise vivait encore dans les catacombes, les contacts humains et épistolaires entre les différentes Églises et spécialement entre Rome et les Églises d’Orient étaient permanents. L’Occident et l’Orient ont en ce temps-là un mode de calcul différent pour la date de Pâques, l’Orient suivant l’ancienne coutume juive. Ce sujet inquiétait les papes du IIème siècle qui craignaient de voir une différence aussi importante entre l’Orient et l’Occident dans la loi de prière.

Le pape Victor Ier (189-199) s’empare de ce sujet d’une manière violente et excommunie les évêques d’Asie mineure : comment interpréter une telle action ? Il est impossible que l’évêque de Rome ait pris cette initiative si extrême, s’il n’estimait pas (et si l’ensemble des chrétiens n’estimaient pas) qu’elle était fondée en droit. Cette décision, sans doute excessive, fut contestée par les intéressés : mais il est fort intéressant d’étudier dans quels termes prennent place la contestation. Eusèbe de Césarée, dans le Vème tome de son Histoire ecclésiastique, explique que les Asiates ont contesté la violence de l’action, mais pas les pouvoirs de l’évêque de Rome : on ne voit aucun de ces anciens pères, bien qu’ils expriment un fort désaccord, contester comme le fit Photius que l’évêque de Rome ait même le droit d’excommunier un autre évêque en dehors de sa juridiction territoriale spécifique. Voyez le passage d’Eusèbe : 

Sur ce, le chef de l’église de Rome, Victor, entreprend de retrancher en masse de l’unité commune les chrétientés de toute l’Asie ainsi que les églises voisines, les tenant pour hétérodoxes. Il notifie par lettres et déclare que tous les frères de ces pays-là sans exception étaient excommuniés. Mais cela ne plut pas à tous les évêques, ils l’exhortèrent au contraire à avoir souci de la paix, de l’union avec le prochain et de la charité : on a encore leurs paroles ; ils s’adressaient à Victor d’une façon fort tranchante. Parmi eux encore se trouve Irénée, il écrivit au nom des frères qu’il gouvernait en Gaule. Il établit d’abord qu’il faut célébrer seulement le jour du dimanche le mystère de la Résurrection du Seigneur ; puis, il exhorte Victor respectueusement à ne pas retrancher des églises de Dieu tout entières qui gardent la tradition d’une coutume antique et donne beaucoup d’autres avis

Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique, V, 24

Ainsi les évêques concernés, par la voix du grand Saint Irénée, “exhortent respectueusement” le pape de “ne pas retrancher des églises”. Si n’importe quel autre évêque, même un patriarche, avait pris une décision similaire en dehors de sa province ecclésiastique, il aurait été rappelé au fait que ses pouvoirs ne sont pas illimités. Ici pourtant, l’évêque de Rome excommunie les évêques d’Asie, bien loin du “patriarcat occidental” dont aiment parler les schismatiques modernes, et se voit respectueusement demander par Saint Irénée de lever son excommunication, ce qui sous-entend que celle-ci a une forme de validité, autrement il suffirait de l’ignorer. Si les chrétiens d’Orient avaient été animés à l’époque des mêmes sentiments que Photius, le schisme général entre Rome et l’Orient aurait commencé en 190. La manière dont a agi Victor Ier contre les Asiates est sans doute plus choquante que la manière dont a agi le pape Nicolas Ier à l’égard de l’usurpateur Photius. Pourtant, les vénérables Pères de l’Eglise apostolique n’ont pas entrepris à cette occasion de nier que Rome soit “le premier siège”. Suite à cette controverse, l’usage oriental de la célébration de la Pâque s’est peu à peu entièrement aligné sur celui de l’Eglise de Rome. 


2- La controverse sur le Baptême des hérétique (c. 250)

Dans la tourmente des persécutions de Dèce (249-250), de nombreux chrétiens ont malheureusement apostasié en acceptant de brûler un grain d’encens aux idoles. Une fois la persécution terminée, nombreux sont ceux qui demandent à être pardonnés et réintégrés dans la communion de l’Eglise. Le statut de ces lapsi divise : certains estiment que l’attitude de l’Eglise, qui consiste à accorder l’absolution aux apostats, est trop laxiste, parmi eux Novatien qui fait schisme et prétend être l’évêque légitime de Rome, et refuse d’accepter à la communion les lapsi pénitents.

A mesure que les persécutions s’éloignent, la secte de Novatien commence rapidement à s’étioler. De nombreux novatianistes veulent revenir dans l’Eglise : la question se pose de savoir s’il est nécessaire de baptiser à nouveau ceux qui ont été baptisés dans la secte novatienne. Saint Cyprien, et avec lui de nombreux évêques africains, défend l’opinion selon laquelle ce second baptême est nécessaire. Le Pape Etienne Ier (254-257) non seulement défend la doctrine contraire (selon laquelle le baptême des hérétiques et des schismatiques est valide, et qu’il est sacrilège d’effectuer un second baptême), mais impose aux autres évêques de rétracter la doctrine du second baptême. S’en suit une lutte passionnée avec le pape qui mène l’Eglise africaine au bord du schisme. 

De cet épisode, les schismatiques tentent parfois de puiser des preuves de “l’opposition de Saint Cyprien à la primauté romaine”. La question est en réalité complexe et Saint Cyprien, bien qu’il ait pu agir avec un mauvais esprit, n’a jamais véritablement cherché à réfuter la doctrine de la primauté. 

On pourrait tenter par exemple d’utiliser ce passage  :

Il ne faut point se retrancher derrière la coutume, mais vaincre par la raison. Pierre, que le Seigneur a choisi tout d’abord, et sur lequel il a bâti son Église, se trouvant par la suite en désaccord avec Paul au sujet de la circoncision, ne montra point d’arrogance ou de prétention insolente ; il ne dit point qu’il avait la primauté, et que les nouveaux-venus et les moins anciens devaient plutôt lui obéir, et il ne méprisa point Paul, sous le prétexte qu’il avait été persécuteur de l’Église, mais il se rendit de bonne grâce à la vérité et aux justes raisons que Paul faisait valoir. Il nous donnait ainsi une leçon d’union et de patience, et nous apprenait à ne point nous attacher avec obstination à notre propre sentiment, mais à faire plutôt nôtres, quand elles sont conformes à la vérité et à la justice, les idées bonnes et salutaires qui peuvent nous être suggérées par nos frères et nos collègues

Saint Cyprien, épître 71

Ce massage montre plutôt : 

  • Que Saint Cyprien est d’accord pour dire que “le Seigneur a bâti son Eglise sur Pierre”.
  • Que le pape de l’époque revendique la primauté.
  • Que Saint Cyprien ne dit pas qu’il est faux que Pierre ait la primauté, mais exhorte son successeur à agir avec humilité en acceptant les suggestions qui viennent de l’extérieur si elles sont vraies et justes, au lieu d’imposer toujours son avis au nom de la primauté. 

Saint Cyprien reste attaché à ses positions et convoque un concile des évêques d’Afrique, de Numidie et de Maurétanie en septembre 256, pour affirmer plus solennellement la doctrine du second baptême. Le concile s’ouvre sur une déclaration qui semble critiquer l’attitude du pape : “car nul d’entre nous ne se pose en évêque des évêques, nul ne tyrannise ses collègues ni ne les terrorise pour contraindre leur assentiment, vu que tout évêque est libre d’exercer son pouvoir comme il l’entend, et ne peut pas plus être jugé par un autre que juger lui-même un autre”. La critique n’est pas directe mais simplement suggérée, car le contexte de la déclaration est un propos plus général sur le fait que chaque évêque participant à ce concile local est amené à exprimer librement son opinion sans craindre d’être persécuté. Cependant le terme “évêque des évêques” et le vocabulaire de la “tyrannie” et de la contrainte sont probablement un écho du ressentiment de Cyprien contre les revendications du pape.

Saint Cyprien et les évêques africains étaient-ils alors dans une position analogue à celle de Photius, niant la primauté du pape et rejetant ses enseignements ? Ce n’est pas ce que nous apprend l’histoire de cette controverse. Saint Jérôme, écrivant environ un siècle et demi plus tard[1], nous apprend que :

  • Saint Cyprien et le concile de Carthage ont envoyé leur décret conciliaire au pape.
  • Que le pape (Sixte II, successeur d’Etienne) a refusé leur doctrine.
  • Que ces évêques rétractèrent leur opinion suite à la condamnation du Pape, pour accepter la doctrine de la validité du baptême conféré en dehors de l’Eglise.

La controverse s’est donc terminée, après plusieurs remous, par une acceptation de l’enseignement du pape de Rome. Nous avons conservé très peu de traces des interventions de Rome dans cette controverse, en dehors d’une citation du pape Etienne dans une épître de Saint Cyprien ; il est possible qu’à un moment donné, le pape – qui jusque là tentait de convaincre ceux de l’opinion adverse plutôt que de leur imposer une doctrine – a clairement usé de son autorité apostolique pour trancher le débat, et que Saint Cyprien – qui connaissait mieux que quiconque le principe de la primauté, exprimé dans son traité sur l’unité de l’Eglise – a fini par accepter de se rétracter.


3- La controverse arienne et le concile de Sardique (343)

Après la condamnation de l’arianisme par le concile de Nicée (325), un grand nombre d’évêques orientaux se sont malheureusement laissés séduire par des versions « modérées » de l’hérésie arienne et ont activement combattu les défenseurs de l’orthodoxie, dont le plus célèbre fut Saint Athanase, évêque d’Alexandrie entre 328 et 373.

L’empereur Constantin a légalisé le christianisme (313), soutenu l’Eglise et demandé la convocation du Concile de Nicée, mais il est cependant fort novice en théologie et n’est pas lui-même pas véritablement chrétien (il sera baptisé sur son lit de mort par un évêque arien). Pour des raisons non exactement élucidées, peut-être parce qu’il se préoccupe surtout de l’unité extérieure des chrétiens et que l’arianisme modéré est devenu la position majoritaire, il finit par renverser sa politique pour défendre les ariens. Ainsi dans les dernières années de la vie de Constantin (330-337), le parti des ariens devient le plus puissant dans la chrétienté.

Les ariens entreprennent de déposer Saint Athanase lors du concile d’Antioche (335), dirigé par Eusèbe de Nicomédie. A partir de ce moment, l’évêque de Rome entreprend, de sa propre autorité, de briser les décisions illégitimes des évêques d’Orient. Nous voyons le pape prendre fait et cause pour Saint Athanase, et agir véritablement comme s’il était l’autorité suprême dans l’Eglise ; qualité qui ne lui était contestée, en réalité, que par les sympathisants de l’arianisme.

L’historien Socrate de Constantinople (qui écrit son Histoire ecclésiastique vers 440) commente le conciliabule d’Antioche en disant qu’il est illégitime précisément parce que l’évêque de Rome n’était ni présent ni représenté :

Jules Evêque de Rome n’y assista point non plus, et n’y envoya personne en sa place, bien que selon un ancien Canon, il n’était pas permis de rien ordonner dans l’Eglise, sans le consentement de l’Evêque de Rome.

Socrate le Scholastique, Histoire ecclésiastique, Livre II, chapitre 8 dans PG, 67/195

De « l’ancien canon » mentionné par Socrate, nous ne savons rien de précis. Ce commentaire est simplement un témoignage supplémentaire que la primauté du pape était crue par les premiers chrétiens, au point d’être inscrite dans le droit ecclésiastique et ce avant le concile de Sardique dont nous discuterons bientôt. L’historien Sozomène (qui écrit aussi dans les années 440-450) rapporte substantiellement la même chose que Socrate, savoir que le pape a condamné le concile de Tyr et a rappelé qu’il était contraire aux canons de prendre une décision aussi grave pour l’Eglise que la déposition du patriarche d’Alexandrie sans son accord.

En 340, le pape tient un concile à Rome qui annule les décisions du concile de Tyr et rétablit Saint Athanase dans son droit. Pour donner un caractère plus solennel encore aux nouvelles définitions contre l’arianisme, les Occidentaux (surtout Saint Ossius de Cordoue, bras droit du pape ayant joué un rôle important lors du Concile de Nicée), appuyés par les empereurs Constant et Constance, souhaitent réunir un concile œcuménique. La localisation de Sardique (nom antique de Sofia, dans l’actuelle Bulgarie), entre Occident et Orient, est choisie pour permettre au plus grand nombre d’évêques de s’y rendre. La majorité des évêques d’Orient, sympathisants de l’arianisme, n’y participent malheureusement pas, ne supportant pas la présence de Saint Athanase, et multipliant les injures et les attaques contre Rome. C’est un véritable schisme entre l’Occident et la majeure partie de l’Orient qui s’en suit.

Le concile de Sardique rassemble néanmoins, d’après Sozomène, environ 300 évêques d’Occident et 76 d’Orient. D’autres historiens diminuent beaucoup le nombre d’évêques présents, mais cette question a peu d’importance. Les canons de ce concile relative à l’autorité du pontife de Rome (qui n’est par ailleurs même pas présent) témoignent de la foi des chrétiens de l’époque en une autorité suprême du successeur de Saint Pierre, contestée seulement par les sympathisants de l’arianisme :

3. (…) Si cependant un évêque pense qu’il fut condamné pour une affaire, qui à son avis n’est point mauvaise, mais bonne, en sorte que le jugement doive être révisé, s’il plaît à votre charité, honorons la mémoire de l’apôtre Pierre, et que les juges eux- mêmes écrivent à Jules, évêque de Rome, afin que le tribunal, le cas échéant, soit à nouveau constitué par les évêques de la province voisine et que lui-même envoie des arbitres; mais si un pareil tribunal ne peut être constitué -car c’est à lui de décider si l’affaire a besoin d’être révisée -, ce qui fut déjà décidé ne doit pas être remis en question et le décret rendu sera confirmé

Le 3e canon du concile de Sardique déclare que l’évêque de Rome a le pouvoir de réviser en appel la sentence d’un autre évêque, et que c’est « honorer la mémoire de l’apôtre Pierre » que de déclarer ce pouvoir. D’autres canons du même concile entrent dans le détail de ce thème de l’appel à Rome en cas de conflit de juridiction au niveau provincial.

Certains voudraient voir dans ces canons, et pourquoi pas dans la personne d’Ossius, l’origine de « l’invention de la papauté », dans le sens qu’un pouvoir de ce type n’existait pas auparavant et qu’il aurait été arbitrairement attribué à l’évêque de Rome par le concile de Sardique. Ces menteurs sont réfutés par le récit de Sozomène et de Socrate le Scolastique, qui témoignent que c’est en vertu d’un « ancien canon » que l’évêque de Rome proteste contre l’illégitimité du concile oriental réuni contre Athanase plusieurs années avant le concile de Sardique, et que ce pape Jules revendique à ce moment un droit de contrôle sur ces décisions qui pourtant ne relèvent pas de sa province ecclésiastique ou de son « patriarcat occidental ». Nous avons vu, dans les exemples précédents, que cette revendication du pape à réguler les affaires de l’Eglise universelle s’est déjà manifestée aux IIe et IIIe siècles. Le concile de Sardique ne fait donc que confirmer des notions déjà existantes dans la mentalité chrétienne et dans le droit canon. 

Nous voyons dans cette affaire que Saint Athanase et tous les orthodoxes acquiescent, tacitement par leur silence, ou explicitement par leur ratification, au pouvoir suprême de l’évêque de Rome dans l’Eglise, un pouvoir tel que celui-ci peut briser en appel n’importe quelle sentence prononcée à un niveau inférieur de la hiérarchie ecclésiastique.


4- L’affirmation de la papauté par le concile de Rome (382)

Peu de temps après le Ier concile de Constantinople (381), l’empereur Théodose Ier réunit un autre synode à Constantinople, auquel le pape ne participe pas : Damase Ier réunit plutôt un concile à Rome, qui est surtout célèbre pour avoir été l’occasion de la définition du canon des Saintes Ecritures. Le concile déclare en outre :

La sainte Église romaine n’a pas été placée en avant des autres par quelque décision synodale mais a obtenu le premier rang par la voix évangélique de notre Seigneur et Sauveur, puisqu’il dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur elles, et je te donnerai les clefs du Royaume des cieux et tout ce que tu auras lié sur terre sera lié aussi dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur terre sera aussi délié dans les cieux » (Matthieu 16, 18). La société du très bienheureux Paul, le vase d’élection, lui a été ajoutée, lui qui, combattant, n’a pas été couronné à un (moment) différent, comme les hérésies (le) coassent, mais (l’a été) au même moment, en un seul et même jour, par une mort glorieuse, avec Pierre, dans la ville de Rome, sous le César Néron. Ils consacrèrent également la susdite sainte Église romaine au Seigneur Christ et la placèrent devant toutes villes dans le monde entier par leur puissance (praesentia) et leur triomphe à vénérer. Le premier rang de l’apôtre Pierre revient donc à l’Église romaine, qui n’a ni tache, ni ride, ni rien de ce genre (voir Éphésiens 5, 27). Le deuxième siège a été consacré au nom du bienheureux Pierre par son disciple et évangéliste Marc à Alexandrie, lui qui, envoyé par l’apôtre Pierre, a prêché la parole de vérité et a consommé le glorieux martyre en Égypte. Et c’est du bienheureux Pierre qu’à Antioche on tient l’honorabilité du troisième siège, parce que c’est là-bas qu’il s’était rendu avant d’habiter à Rome et (parce que) c’est là-bas que pour la première fois le nom de chrétiens s’est manifesté (Actes 11, 26) (comme celui d’) une nouvelle nation

Texte tiré du Decretum Gelasianum, 3, éd. E. von Dobschütz, Leipzig, 1912, p. 7 ; “Latin Lists of the Canonical Books. I. The Roman Council under Damasus, A.D. 382”, introd. et éd. C. H. Turner, Journal of Theological Studies, 1, 1899, p. 560.

Il apparaît donc que dès le IVème siècle, les papes énoncent ouvertement la doctrine finalement rejetée par Photius au IXème siècle, et par ses héritiers du XIème siècle, en déclarant que la primauté de Rome provient du premier rang de l’apôtre Pierre, et des paroles prononcées par le Christ sur « les clés du royaume des cieux ».


Conclusion

Ces différents épisodes de l’histoire de l’Eglise nous apprennent   :

  • Que la prétention à la primauté de la part de Rome existe depuis l’antiquité la plus reculée (exemples des IIème, IIIème et IVème siècles).
  • Que cette prétention n’a rien à voir avec la place de la ville dans l’empire romain, mais est explicitement reliée aux paroles de l’évangile sur Saint Pierre.
  • Que cette prétention à la primauté n’a pas suscité, parmi les Pères de l’Eglise et plus généralement parmi les orthodoxes, de condamnation ou de réfutation.
  • Que les protestations des premiers chrétiens contre les actions de Rome
    • Ne portent pas sur le principe même de la primauté.
    • Se plaignent de la sévérité de certains papes, mais sans nier leur droit à agir pour réguler les affaires des Eglises à travers le monde.
    • Ont tendance à cesser une fois que Rome a exprimé sa volonté de manière suffisamment ferme, et que ceux qui entendent cette volonté sont suffisamment pieux et orthodoxes.

Nous avons donc une affirmation au moins négative de la papauté de la part des Pères qui ne protestent pas contre ces revendications continuelles à la primauté de juridiction et même à l’autorité doctrinale suprême de la part de Rome. Nous verrons, dans la partie suivante, que plusieurs Pères ont plutôt explicitement soutenu ces revendications.

Jean-Tristan B.


[1] Blessed Cyprian… condemning the baptism of heretics, sent [the acts of] an African Council on this matter to Stephen, who was then bishop of the city of Rome, and the twenty-second from Blessed Peter; but his attempt was in vain. Eventually the very same bishops, who had laid down with him that heretics were to be rebaptized, returning to the ancient custom, published a new decree. [Contra Lucif., 23. PL 23: 186]

Arguments tirés de la Sainte-Ecriture en faveur de la Papauté et contre les orthodoxes (Pourquoi être catholique plutôt qu’orthodoxe (1/7))

12 raisons de rejeter le schisme oriental

Il se manifeste ces derniers temps une étrange sympathie pour les “orthodoxes” dans les milieux catholiques conservateurs ou traditionalistes, ce qui est un grave paradoxe quand on considère que la raison d’être du traditionalisme est principalement le rejet de l’œcuménisme de Vatican II, de cette sympathie excessive pour les “frères séparés” qui pousse à rejeter la doctrine catholique sur la nature de l’Eglise et la nécessité d’être en communion avec le Saint-Siège pour être un véritable chrétien et sauver son âme. 

On considère qu’il y a “peu de différences” entre ces “orthodoxes” et les catholiques, qu’ils sont plus proches de notre foi que ne l’est Vatican II, qu’ils sont dignes d’admiration. Cette sympathie grandit chez certains jusqu’au point de provoquer une apostasie : un rejet du catholicisme pour rejoindre la soi-disant orthodoxie, car l’orthodoxie aurait “conservé la vraie foi” tandis que Rome s’égare non seulement depuis Vatican II, mais même depuis le Moyen-Age ou la fin de l’empire romain.

Face à cette dangereuse tendance, qui procède de l’ignorance des choses de la foi et de l’affaiblissement de la charité, nous avons souhaité rappeler pourquoi, en présence de Dieu, nous devons absolument être catholiques et pas “orthodoxes” si nous voulons sauver notre âme. 

Nous prions Dieu et ses saints de dissiper les mensonges des schismatiques, qui cachent sous milles arguties et sophismes subtils leur orgueil et leur nationalisme, qui sont la seule cause de leur rejet de l’autorité bienfaisante et sanctifiante du bienheureux Pierre : car en effet, ni les saintes écritures, ni la lecture des saints Pères, ni la considération de l’histoire de l’Eglise, ni la raison et la logique ne permettent de rejeter l’autorité de Pierre et de ses successeurs sur l’ensemble de l’Eglise.

Comme nous aurons l’occasion de le voir, les schismatiques ont pour procédé de refuser le sens évident des textes polémiques ou problématiques, et de complexifier excessivement le sujet afin de le faire apparaître comme plus embrumé qu’il ne l’est réellement, et prétendre que les Ecritures ou les Pères parlent d’un tout autre sujet que ce qui est immédiatement apparent. Les catholiques pour leur part se contentent d’interpréter ces citations suivant leur sens évident et en lien avec leur contexte immédiat et éloigné, suivant les règles classiques de l’interprétation, puisqu’ils ne cherchent pas à cacher dans l’obscurité les vérités que contiennent ces citations. 

Puissent les chrétiens ne pas tomber dans les pièges des schismatiques, ne pas se laisser détourner par les quelques apparences de piété et de tradition qu’ils mettent en avant, et rester ou revenir dans le giron de l’unique et véritable Église, hors de laquelle il n’y a point de salut, celle que Jésus-Christ a fondé sur Pierre. Ainsi soit-il.  


SOMMAIRE

  • I- Raisons scripturales
    • 1- La papauté est affirmée dans les Évangiles
    • 2- La papauté est visible dans les Actes des Apôtres
  • II – Raisons patristiques
    • 3- Les Pères affirment négativement la papauté, en ne protestant pas contre Rome
    • 4- Les Pères affirment positivement la papauté, en défendant Rome
    • 5- Les Pères affirment le Filioque
  • III – Raisons historiques
    • 6- La bienfaisance de Rome dans l’histoire de la chrétienté
    • 7- Les saints affirment la papauté
    • 8- Les miracles se produisent dans la communion catholique
    • 9- La soumission des schismatiques au pouvoir temporel
  • IV – Raisons intrinsèques
    • 10- La monarchie est le gouvernement le plus parfait
    • 11- Les chrétiens ont besoin d’une autorité juridictionnelle suprême
    • 12- Les chrétiens ont besoin d’une autorité doctrinale suprême

Raisons scripturales : les Écritures affirment la papauté

Saint Pierre et Jésus, Eglise Saint-Germain-l’Auxerrois (Paris)

1- La papauté est affirmée dans les Évangiles

Les Évangiles comportent deux principaux passages relatifs au primat de Saint Pierre. Le premier est celui de la promesse du primat, ou de la désignation de Pierre, comme devant recevoir une autorité suprême (Mt XVI, 13-20). Le second est l’imposition du primat, après la Résurrection, suite à la triple profession de Pierre (Jn XXI, 15-17).

Les protestants et les schismatiques veulent prétendre que ces textes, surtout Matthieu XVI, sont purement symboliques et n’ont aucun rapport avec la personne de Pierre spécifiquement. Pourtant tous les passages de la Bible, même ceux qui ont le sens symbolique le plus riche, ont aussi un sens littéral qui n’est pas contradictoire avec le sens symbolique. Il appartient en dernière instance à l’Église d’interpréter authentiquement les Saintes Écritures, mais même en l’absence du jugement de l’Église, il existe des règles ordinaires d’interprétation, et celles-ci n’excluent pas par défaut le sens littéral ou apparent.  

Une lecture honnête de ces passages, sans a priori, suffit à comprendre qu’il y a plus qu’un symbole, et que le Christ a un dessein particulier sur Pierre qui n’est pas le même dessein que pour les autres apôtres. Notre Seigneur impose certains pouvoirs aux apôtres collectivement, mais impose certains pouvoirs à Pierre spécifiquement à l’exclusion des autres, ainsi qu’il est visible dans ces deux passages des Évangiles. 

On peut voir dans le premier texte : 

  1. La raison pour laquelle Jésus donne à Simon cet étrange surnom de Cephas (“pierre” en araméen). Jusqu’ici, l’Évangile dit simplement que le Christ a imposé ce surnom à Simon fils de Jean, sachant qu’il ne s’agit pas d’un prénom à l’époque, mais bien d’un surnom qui évoque la pierre physique (Jn I, 42). Par ailleurs, dans la culture juive, le changement de nom n’est pas anodin : il signifie par exemple l’accession à une nouvelle fonction, ou un changement radical de vie, comme lorsque Saul devient Paul. Aucun autre apôtre n’a reçu du Christ un tel changement de nom : il y a donc une raison spéciale à cette particularité du nouveau nom de Simon. Dans ce passage, le Christ dévoile la raison de ce changement de nom, qu’il a décidé de sa propre autorité, et la nature de la fonction associée : il destine “Pierre” à être le fondement de son Église.
  1. Que la fonction de Pierre a un lien spécial avec la foi : en effet, le Christ déclare que Pierre sera le fondement de son Église après avoir obtenu de lui une profession de foi éclatante, que les autres apôtres n’ont pas été en mesure de fournir : “Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant”.  Notre Seigneur répond : “Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas, parce que ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais Mon Père qui est dans les Cieux” : ainsi le Christ dit à Pierre qu’il a professé la foi exacte par l’inspiration directe de Dieu, et non pas par ses propres forces. Il s’agit d’une préfiguration de l’infaillibilité pontificale. 
  1. Que Jésus promet de donner à Pierre une forme d’autorité suprême sur l’Église : “je te donnerais les clés du royaume des Cieux”. Le sens de cette expression s’éclaire assez naturellement lorsqu’on la compare à d’autres passages des Écritures. Tout d’abord les clés, lorsqu’elles sont en lien avec une entité politique telle qu’une ville ou un royaume, symbolisent dans la Bible (et plus généralement dans les civilisations qui ont connu des cités fortifiées) l’autorité suprême sur cette entité. Ensuite, le royaume des Cieux doit s’entendre ici comme l’Église, et non comme le paradis, bien que le folklore chrétien représente Saint Pierre comme ayant les clés des “portes du paradis”, ce qui relève du symbole. Le contexte nous permet de comprendre que le Christ parle ici d’une société humaine (puisqu’elle est sujette à des “clés”, comme une cité qui possède des portes), c’est-à-dire l’Église qu’il projette d’instituer. L’interprétation la plus simple et évidente de ce passage est donc : Jésus promet de donner à Pierre l’autorité suprême sur l’Église. Il n’y a pas d’autre manière cohérente d’interpréter cette phrase, surtout en considérant sa seconde partie sur le fait de “lier” et de “délier”, qui évoque dans la phraséologie juive les actes de gouvernement et de législation.
  1. Que l’autorité que Jésus promet à Pierre est spécialement étendue et universelle : “tout ce que tu lieras sur terre sera lié dans le Ciel, tout ce que tu délieras sur terre sera délié dans le Ciel”. Qu’on médite un instant cette phrase : prise dans son sens littéral, il n’y a aucune limitation posée à cette autorité des clés. Nous lisons bien “tout” serait susceptible d’être lié ou délié, selon le pouvoir qui lui a été donné. Ainsi on peut dire que la théocratie pontificale (qui n’est pas un dogme de foi) trouve son origine dans une lecture littérale de la Bible : les catholiques du Moyen Âge n’ont pas tiré de nulle part l’idée que le Saint Père possède un pouvoir suprême sur “tout”, même en matière temporelle. Même si l’on ne voulait limiter cette autorité qu’à la sphère ecclésiastique, qu’au “royaume des Cieux”, on voit qu’elle est absolument suprême dans ce domaine. 

On peut voir dans le second :

  1. Que le Christ prend à part Pierre spécifiquement, dans une scène où tous les apôtres sont présents, pour demander de lui des sacrifices et un dévouement supplémentaire : m’aimes-tu plus que ceux-ci
  1. Que le Christ demande spécifiquement le consentement de Pierre à sa volonté, en réitérant la même question à trois reprises : m’aimes-tu ? L’amour, dit Saint Thomas, consiste à vouloir le bien de la personne aimée, et à le poursuivre et le procurer autant qu’il est possible. Le Christ demande donc à Pierre s’il est prêt à poursuivre son bien, et par extension le bien de son Église : à la profession de Pierre, le Christ répond en lui commandant de “paître”, de prendre soin de son troupeau. L’un des effets de l’amour entre deux êtres est l’union des volontés : le Christ demande à Pierre cette union de sa volonté à la sienne, concernant le bien du troupeau à paître. Nous trouvons donc dans l’Évangile le principe de l’acceptation de l’élection par le pape, par l’adhésion de sa volonté au bien de l’Église et à la fin pour laquelle elle a été instituée. 
  1. Que le Christ commande spécifiquement à Pierre de paître son troupeau, ce qui est une manière symbolique, et néanmoins non équivoque, de désigner l’ensemble de ceux qui croient en lui, tous les fidèles réunis dans l’Église : il ne fait pas de doute que c’est à ce moment que le Christ réalise la promesse faite à Pierre en Matthieu XVI ; après avoir promis à Pierre “les clés du royaume des Cieux”, le pouvoir de lier et de délier, voilà à présent qu’il commande à Pierre de “paître” son troupeau (c’est-à-dire son Église, le royaume des Cieux précédemment mentionné), peu de temps avant de quitter la terre dans sa glorieuse Ascension. L’Évangile relate donc le moment où Pierre a effectivement reçu du Christ l’autorité qu’il lui avait promise avant sa Crucifixion. 
  1. Que le Christ distingue les agneaux et les brebis, ce qui pourrait sembler à première vue comme une distinction anodine. Mais nous savons que chaque parole du Christ est pesée, et que les mots qu’il prononce ne sont pas employés au hasard. Ainsi, cette distinction entre “agneaux” et “brebis” est traditionnellement interprétée comme une distinction entre les simples fidèles (les agneaux, qui sont plus petits et moins forts) et le clergé, spécialement les évêques (les brebis, qui sont la partie mûre et forte du troupeau). L’Évangile suggère donc également que l’autorité de Pierre ne s’étend pas seulement aux simples fidèles, mais également aux évêques, aux “brebis” fortes qui ont néanmoins elles aussi besoin d’être soignées par le pasteur. 

Jésus-Christ n’a pas dit : je te donnerais un primat honorifique entre les apôtres tes pairs ; mais : je te donnerais les clés du royaume des Cieux. Il n’a pas dit : ta parole a une valeur honorifique supérieure entre les apôtres, qui sera de nature à apaiser les conflits ; mais : tout ce que tu lieras sur terre sera lié dans le Ciel, tout ce que tu délieras sur terre sera délié dans le Ciel, ce qui signifie en des termes particulièrement solennels l’imposition d’une autorité suprême : comme si le Ciel lui-même obéirait aux commandements de Pierre, tant l’autorité que le Christ lui promet est grande. Le Christ n’a pas dit à tous les apôtres ensemble : paissez mes agneaux, paissez mes brebis ; mais à Pierre seul : pais mes agneaux, pais mes brebis.

Il se trouve des protestants assez obtus pour reconnaître que Pierre a reçu l’autorité suprême du Christ, mais que cela devait servir uniquement à l’établissement de l’Église, et qu’à la mort de Pierre il n’y avait plus besoin d’un tel pouvoir et qu’il s’est éteint. Les “orthodoxes” contrairement aux protestants sont censés reconnaître le principe de la succession apostolique : le Christ donne aux apôtres certains pouvoirs qu’ils transmettent à leurs successeurs, dont la légitimité est attestée par l’unanimité des premiers chrétiens qui parlent des évêques comme les successeurs des apôtres. Ils devraient donc logiquement reconnaître le principe de la transmission du pouvoir de Pierre à ses successeurs ; et nous verrons plus tard que cette transmission a été effectivement reconnue par plusieurs Pères de l’Eglise.


2- La papauté est visible dans les Actes des apôtres

On trouve également dans les actes des apôtres certains signes des pouvoirs spéciaux de Saint Pierre par rapport aux autres Apôtres.

  1. Lors du premier concile de l’histoire de l’Église, qui se tient à Jérusalem pour trancher la question du maintien des pratiques judaïques dans les communautés chrétiennes (Actes XV), on constate que 1) Pierre est le premier à s’exprimer entre tous les apôtres, 2) Il s’exprime pour mettre fin à une dispute, 3) Tous les assistants se taisent suite à l’intervention de Pierre, 4) Jacques intervient dans un second temps pour soutenir le propos de Pierre. L’intervention de Jacques est souvent interprétée par les modernistes ou autres négateurs de la primauté pontificale comme une “preuve de la collégialité” et de l’égalité entre les apôtres : ce n’est pourtant pas ce que l’on voit dans le texte des Actes, puisque c’est bien Pierre qui condamne les judaïsants d’abord, et Jacques intervient pour confirmer le propos de Pierre, ce qui ressemble au déroulement des autres conciles œcuméniques dans lesquels le pape donne la direction avec la participation des différents évêques. 
  1. Saint Paul, après sa conversion et son séjour en Arabie, s’est rendu auprès de Saint Pierre spécifiquement avant de commencer son apostolat : Ensuite, trois ans plus tard, je vins à Jérusalem pour voir Pierre, et je demeurai auprès de lui quinze jours ; mais je ne vis aucun autre des Apôtres, sinon Jacques, le frère du Seigneur. (Gal I, 18-19). Notons bien le “pour voir Pierre”, qui n’est pas “pour voir les apôtres” ou “un apôtre”, il y a donc une raison qui l’a poussé à se recommander à Pierre spécifiquement. C’est seulement à partir de ce séjour à Jérusalem auprès de Pierre que Paul commence sa mission auprès des Gentils. 
  1. Dans la même Épître, Saint Paul évoque deux choses qui sont souvent interprétées à tort comme des arguments pour diminuer l’autorité pontificale : 1) le fait que sa mission a été confirmée par les “colonnes de l’Église”, Pierre, Jacques et Jean (Gal II, 9) ; 2) le fait qu’il s’est opposé de front à Pierre en critiquant vivement sa conduite à l’égard des judaïsants (Gal II, 11-14). Quant au premier point, il n’y a rien qui soit contradictoire avec la primauté pontificale d’appeler certains évêques et apôtres des “colonnes de l’Eglise”, ce genre d’expression a pu être employé à d’autres époques pour désigner des théologiens et des saints éminents. On voit par ailleurs dans les Actes et dans l’histoire de l’Église primitive qu’il y a bien une hiérarchie entre ces “colonnes”, et que Pierre est le premier et le seul qui a manifestement une primauté sur les autres. Quant au second point, saint Paul n’a pas critiqué un enseignement de Pierre, mais une action pratique et un problème disciplinaire : Il serait donc ridicule de fonder un prétendu “droit de s’opposer au pape” (sous-entendu, de s’opposer à ses enseignements et de refuser ses ordres) sur le fait que Paul a critiqué la politique de Pierre à l’égard des judaïsants. On peut être en désaccord avec les actes prudentiels du pape, sa manière de gérer tel ou tel problème ; cela n’a rien à voir avec le fait de corriger ses enseignements ou de refuser les lois qu’il a promulguées.

Jean-Tristan B.

Fête de Notre-Dame de Lourdes – le récit d’une guérison miraculeuse

La guérison miraculeuse de Pierre de Rudder

A l’occasion de la fête de Notre-Dame de Lourdes, fixée par l’Église au 11 février, nous souhaitions vous partager le récit d’un miracle opéré par l’intercession de la sainte Vierge.

Ce miracle nous permet de tirer plusieurs enseignements. Il revêt avant tout un intérêt spirituel. En effet, le modeste ouvrier belge dont la jambe fut guérie a d’abord été récompensé pour sa piété profonde envers Notre-Dame. Ce pauvre homme a été éprouvé par Dieu et ne s’est jamais découragé. Sa confiance en Dieu et son amour pour lui n’ont été ébranlé à aucun moment. Il est resté fidèle à ses devoirs de chrétiens et a conservé une grande dévotion envers Marie. Lorsqu’il est venu implorer le secours de Notre-Dame de Lourdes dans le sanctuaire d’Oostacker, à Gand, il n’avait que le bon plaisir de Dieu en tête. En effet, sa blessure l’empêchait de remplir convenablement ses devoirs de père de famille. Il était peiné du seul fait de ne pouvoir accomplir ses devoirs de justice et d’amour envers Dieu et ses proches. Quelle grandeur d’âme ! Un cœur si noble et si simple, fait très rare de nos jours… Dieu l’a récompensé pour cette humilité et cette pureté à toute épreuve. Une prière pleine de confiance lui permit de guérir. La guérison obtenue, il n’en fut que plus pieux et il ne se laissa pas emporter par l’orgueil et l’excès des allégresses purement humaines. Il en remercia avant tout Notre-Dame et fit du reste de sa vie un don de gratitude et d’amour envers Dieu. Dans les désolations comme dans les consolations, il resta attaché à Dieu et fidèle à ses devoirs. Prenons donc exemple sur ce beau portrait.

Nourrissons une grande dévotion envers Notre-Dame, qui est le seul chemin qui mène à Jésus-Christ. Soyons fidèles à nos devoirs d’état et à nos prières quotidiennes. Fréquentons régulièrement les sacrements et entourons-les d’un grand respect. Pratiquons les vertus chrétiennes dans tous les domaines de notre vie et conservons, dans les moments de joie comme dans les plus grandes épreuves, une inébranlable confiance en Dieu.

Ce miracle revêt aussi un intérêt apologétique qui permet de renforcer nos convictions religieuses. Dans les sections précédentes (voir Les Miracles), après avoir donné une définition du miracle, nous avons démontré qu’il ne pouvait venir que de Dieu. Loin d’être une sorte d’hallucination fantasmagorique ou une « invention de curé », le miracle possède des aspects intelligibles et compréhensibles par notre raison. Au sens large, il est un fait sensible qui se produit en dehors du cours ordinaire des choses. Au sens strict, c’est un fait sensible, produit par Dieu, en dehors du cours ordinaire des choses, pour prouver la vérité d’une révélation et son origine divine. Il est donc avant tout un fait. 

Ce fait, nous pouvons le constater, le voir, l’admirer, le toucher, il s’impose à nous et nous met « devant le fait accompli ». Qui que nous soyons, croyant ou incroyant, ce fait, s’il a eu lieu historiquement, est absolument indéniable. Il est indéniable car il est une évidence : une réalité vue immédiatement. C’est pour cela qu’il met si mal à l’aise les rationalistes… Ne pouvant se permettre de rejeter la réalité du fait qui s’impose, ils se perdent dans la recherche de causes toutes plus farfelues les unes que les autres (supercherie, hallucination collective, suggestion mentale, hypnose, probabilité statistique…) : ce qui les mène à tomber dans l’irrationalité et parfois la magie au sens propre ! Tous les rationalistes sont donc plus ou moins irrationnels. Puisque nous ne pouvons pas nier ce fait, nous sommes contraints de l’expliquer, d’une manière ou d’une autre. 

Or, nous voyons que ce fait se passe totalement en dehors du cours ordinaire des choses, dérogeant aux lois physiques les mieux connues et les plus certaines. Si nous ne connaissons pas toutes les lois de l’univers dans le détail, nous en connaissons un bon nombre avec certitude. Par exemple, nous savons que, selon le cours ordinaire des choses, la matière n’apparaît pas instantanément. Pour réparer une fracture, nous sommes certains qu’il faut du temps, du repos et des remèdes adaptés, parce que les hommes l’observent depuis la nuit des temps et qu’ils en ont fait une science (la médecine, la chirurgie). Nous connaissons encore les propriétés naturelles et constantes de millions d’éléments, qui, placés dans les mêmes circonstances, produisent toujours et infailliblement les mêmes effets. Encore nous savons que tout effet a une cause proportionnée. Autrement, comment une ville pourrait par exemple être alimentée en électricité ? Ne connaissons-nous pas avec certitude les méthodes de production et de conduction de l’électricité ? Si celles-ci étaient incertaines, pourquoi avoir créé toute une industrie avec des moyens humains et financiers faramineux ? Cela aurait été suicidaire !

Ceci peut s’appliquer à tous les domaines de la vie. Pourquoi se lever et marcher si nous ne sommes pas certains de la gravité, de la force motrice de notre système musculaire, de la solidité du sol etc. ; pourquoi prendre la voiture si à tout moment l’essence ou le moteur peuvent changer de propriétés et agir comme n’importe quel autre élément, si les roues peuvent se mettre à ne plus adhérer à le route mais tout à coup faire glisser la voiture ; pourquoi manger un aliment si d’un coup, sans explication, il pouvait être toxique un jour, comestible un autre jour, utile pour telle tâche le lundi et pour telle autre le vendredi. Les exemples sont inépuisables parce que pour vivre, pour réfléchir et pour agir, nous devons avoir et nous avons de fait des millions de certitudes indubitables. Rien n’aurait plus de sens si les mêmes causes, dans les mêmes circonstances, ne produisaient plus les mêmes effets. Ce serait le règne de l’absurde, tout pourrait être tout et nous ne serions sûrs de rien : nous ne pourrions plus rien faire. Si le feu pouvait se mettre à mouiller, le coton à piquer, le chat à parler, le chien à danser, l’homme à voler, la matière à apparaître soudainement de nulle part, le monde ne serait qu’un chaos permanent… Par ailleurs si nous n’étions certains de rien et que les mêmes causes, dans les mêmes circonstances, pouvaient produire des effets tout à fait opposés et disproportionnés ; ou si les mêmes effets, dans les mêmes circonstances, pouvaient être entraînés par des causes toutes plus éloignées les unes que les autres ; comment la science elle-même pourrait-elle exister ? Mieux, comment pourrions-nous connaître la moindre chose, puisque ces choses (seraient-elles encore des « choses », dénomination qui suggère déjà un principe substantiel et des propriétés stables) changeraient à tout instant et que nous ne pourrions plus associer une propriété ou une action à un être, ce qui constitue proprement le mouvement vital et spontané de toute connaissance. La science se fonde justement sur la constance et l’immutabilité de certaines lois. Sans cette intelligibilité et ces proportions constantes, la science s’effondre d’elle-même, et toute la société avec elle… Or la science existe. Donc ces lois constantes aussi.

Le bon sens et la science permettent donc d’avoir une approche réellement rationnelle du miracle. Il faut certes être prudent et ne pas faire preuve de crédulité devant le moindre fait qui nous paraît inexplicable. En revanche, il ne faut non plus s’aveugler et nier sans examen tout fait de ce genre. Il faut, comme toujours dans la vie, utiliser son intelligence et chercher la vérité par une enquête sérieuse. Si le fait constaté est réellement inexplicable par la science parce qu’il déroge aux lois les mieux connues (par exemple la guérison instantanée d’une blessure très grave sans l’intervention de causes proportionnées), alors il n’y a aucune raison de nier son caractère miraculeux. Le mot « miraculeux » ne doit pas ici être un obstacle. Dans le langage courant, il est péjoratif. Il renvoie souvent à l’idée d’un fait étrange, inexplicable mais aussi souvent irrationnel et impossible, fruit d’une imagination ou d’une erreur. En réalité, ce n’est rien de moins qu’un fait rationnellement constatable et vérifiable qui remplit des critères bien établis, eux aussi vérifiables. Autrement, ce n’est pas un miracle. 

Nous sommes donc en face de deux évidences que le bon usage de la raison et l’honnêteté nous poussent à accepter : 1° le fait sensible, 2° le caractère miraculeux de ce fait. Nous pouvons conclure que l’auteur de ce miracle est l’auteur des lois physiques qui ont été suspendues, c’est-à-dire Dieu. Ensuite, le miracle est toujours mis en relation avec une religion, pour confirmer son origine divine. Dans le cas qui nous occupe, Pierre de Rudder est catholique. De plus, le miracle s’est produit au sanctuaire Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker, à Gand. Ce sanctuaire est lié aux apparitions de la sainte Vierge à Lourdes, en 1858, où celle-ci s’est proclamée « l’Immaculée conception ». Nous savons par ailleurs que le Pape de l’Église catholique, Pie IX, avait proclamé le dogme de l’Immaculé conception en 1854. Le miraculé, après sa guérison, est demeuré catholique et a été un moyen de conversion à la religion catholique pour de nombreuses personnes. Nous constatons une relation explicite entre la religion catholique et le miracle, donc la religion catholique est bien divine. Vous verrez, par les récits et les documents authentiques (serments, déclarations, témoins nombreux et divers, photos, conversions et conséquences) qui suivent, que la guérison de Pierre de Rudder est bien un miracle en faveur de la religion catholique. Rappelons aussi que ce cas est un exemple parmi des milliers d’autres miracles dont la religion catholique seule peut se vanter. Enfin, la foi ne repose pas sur ces miracles, mais sur l’autorité de Dieu se révélant. La richesse de la religion catholique va bien au-delà de ce fait historique. Il ne faudrait pas tomber dans un rationalisme critique et étriqué. Qu’il ait eu lieu ou non ne modifie en rien la divinité du catholicisme. En revanche, sa réalité est un signe parmi d’autres de cette divinité. 

« En présence d’une idée aussi persistante et aussi ancrée parmi les hommes que celle du miracle, en présence de faits qui, s’ils étaient établis, modifieraient peut-être l’assiette de notre vie morale, aucun homme sincère avec lui-même ne peut se contenter de hausser les épaules et de passer. Il faut qu’il aborde le troublant sujet, ne fût-ce que pour se prouver à lui-même qu’il peut légitimement s’en désintéresser. »

(R.P. Joseph de Tonquédec, article Miracle du Dictionnaire Apologétique de la Foi Catholique, dir. A. D’Alès, vol. 3, Paris, 1916, col. 519-520)

Exposition du chanoine Texier

Pierre de Rudder : Fracture de la jambe, avec plaie gangréneuse.

Avant la guérison

Le 16 février 1867, Pierre de Rudder, ouvrier agriculteur, né et habitant à Jabbeke (Flandre occidentale), eut la jambe gauche broyée par la chute d’un arbre qu’il aidait à abattre. Le docteur Aflenaer, d’Oudenbourg, constata une fracture des deux os, le tibia et le péroné, à la même hauteur, un peu plus bas que le genou. Malgré les soins, une plaie gangréneuse se déclara, les fragments d’os se dépouillèrent de leur périoste ; un morceau d’os se détacha même, laissant un intervalle entre les deux fragments brisés. Le mal se prolongea pendant huit ans et deux mois, ne faisant qu’empirer. Pendant ce temps, le patient, qui souffrait atrocement, fut visité et soigné par de nombreux médecins : le Docteur Aflenaer, déjà cité, les docteurs Verriest et Tchackert, de Bruges, le professeur Thiriart, de Bruxelles, le docteur Buylaert, de Varssenaere, le docteur Van Hoestenberghe, de Stalhille. Tous s’accordèrent à déclarer la consolidation impossible en de pareilles conditions, et regardaient le blessé comme incurable. Voici, d’ailleurs, le rapport du docteur Van Hoestenberghe, sur une visite qu’il fit à de Rudder en janvier 1875 :

« Rudder avait une plaie à la partie supérieure de la jambe ; au fond de cette plaie, on voyait les deux os, à une distance de trois centimètres l’un de l’autre. Il n’y avait pas la moindre apparence de cicatrisation. Pierre souffrait beaucoup et endurait ce mal depuis huit ans. La partie inférieure de la jambe était mobile dans tous les sens. On pouvait relever le talon, de façon à plier la jambe dans son milieu. On pouvait la tordre et ramener le talon en avant, et les orteils en arrière. Tous ces mouvements n’étaient limités que par la résistance des tissus mous. »

Un témoin, Jean Houtsaeghe, déclare avoir vu, à la fin mars, Pierre « plier la jambe avec la main, de façon à faire sortir par la plaie les deux extrémités de l’os cassé, qui est venu de l’extérieur. »

Enfin, trois autres témoins, Jules Van Hooren, Adouard Van Hooren et Marie Wittizael, ont signé le certificat suivant :

« Les soussignés déclarent avoir vu, le 6 avril 1875, la jambe fracturée de Rudder ; les deux parties de l’os rompu perçaient la peau et en étaient séparées par une plaie purulente, sur une longueur de 3 centimètres. »

Les schémas, ainsi que ceux qui suivront, sont tirés de l’ouvrage Les guérisons de Lourdes en schémas, par les docteurs Vallet, président du Bureau des Constatations, et Dubuch (Téqui, édit.).

La guérison

Or, le lendemain, 7 avril 1875, le pauvre estropié, se traînant sur ses béquilles, parcourt péniblement, en plus de deux heures, les 2.500 mètres qui le séparaient de la station de chemin de fer, est hissé dans un wagon pour Gand, en descend pour prendre l’omnibus d’Oostacker, dont le plancher est bien vite souillé du pus sanguinolent qui découle de sa pauvre jambe. Il arrive ainsi, au prix de quelles souffrances, au but de son pèlerinage : la Grotte de Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker. Là il implore le pardon de ses péchés et la grâce de pouvoir travailler pour gagner la vie de sa famille. Aussitôt, il sent passer dans son être comme une révolution. Ne sachant encore ce qu’il fait, il se précipite sans béquilles, traverse les rangs des pèlerins, et se jette à genoux devant la statue. Alors seulement il s’aperçoit qu’il est guéri : il se tient debout, il marche avec facilité et sans douleur. On examine aussitôt le membre malade : 

« La jambe et le pied, fort gonflés quelques instants auparavant, ont repris leur volume normal, si bien que l’emplâtre et les bandes qui enveloppaient la jambe sont tombés d’eux-mêmes ; plus de plaies ; toutes les deux sont cicatrisées ; et enfin, ce qui dépasse tout, les os rompus se sont rejoints malgré la distance qui les séparait ; ils se sont soudés l’un à l’autre, et les deux jambes sont égales. »

Abbé Bertrin, Histoire critique des évènements de Lourdes, apparitions et guérisons)

Après la guérison : les attestations

Les trois témoins déjà nommés signèrent l’attestation suivante :

« Nous déclarons que de Rudder est revenu, le 7 avril, de son pèlerinage de Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker, parfaitement guéri. L’os était soudé, la plaie disparue ; de Rudder pouvait marcher, se tenir debout et travailler, aussi bien qu’avant son accident. »

Les autorités civiles et religieuses et les notables du lieu voulurent, par ailleurs, laisser un témoignage authentique du fait.

« Nous, soussignés, paroissiens de Jabbeke, déclarons que le tibia de Pierre-Jacques de Rudder, né et domicilié ici, âgé de 52 ans, avait été tellement brisé par la chute d’un arbre, le 16 février 1867, qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la chirurgies, le malade fut abandonné et déclaré incurable par les hommes de l’art, et regardé comme tel par ceux qui le connaissaient ; qu’il a invoqué Notre-Dames de Lourdes, vénérée à Oostaker, et est revenu chez lui tout guéri et sans béquilles, de sorte qu’il peut, comme avant l’accident, se livrer à tous les travaux. Nous déclarons que cette guérison, subite et admirable, a eu lieu le 7 avril 1875. »

Suivent la signature des magistrats, prêtres et notables (dont certains, comme le vicomte du Bus, étaient jusque-là des incrédules), et le sceau de la commune (15 avril 1875).

Les médecins eux-mêmes allaient apporter leur témoignage : le 8 avril au matin, le docteur Aflenaer était chez son client ; il constata la guérison, et fut frappé de trouver « la face interne du tibia entièrement lisse à l’endroit de la fracture ». Il ne put cacher son émotion et proclama le caractère surnaturel de la guérison.  La 9 avril, c’était le tour du docteur Van Hoestenberghe, qui trouve de Rudder en train de bêcher son jardin. Laissons-le parler :

« Qu’ai-je trouvé ? Une jambe à laquelle il ne manquait rien, si bien que, si je n’avais pas examiné le malheureux auparavant, j’aurais certainement émis la conviction que cette jambe n’avait jamais été cassée. En effet, en passant les doigts lentement sur la crête du tibia, on n’y sent pas la moindre irrégularité, mais une surface parfaitement lisse de haut en bas. Tout ce que l’on découvre, ce sont quelques cicatrices superficielles à la peau. »

Docteur Van Hoestenberghe – Lettre au docteur Boissarie, 3 septembre 1892

Et le docteur Van Hoestenberghe, auparavant incrédule, se convertit entièrement. La même chose arriva pour un grand nombre de personnes qui virent de Rudder continuer une vie de labeur et de piété aussi ; durant les vingt-trois ans qu’il vécut encore, il fit plus de 400 pèlerinages d’actions de grâces à Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker. Deux autres confirmations vinrent encore :

En 1892, le docteur Royer, de Lens-Saint-Rémy, résolut d’ouvrir une enquête d’une rigueur scientifique absolue sur la guérison de Pierre de Rudder. Les témoignages multiples et unanimes l’amenèrent à cette conclusion :

« Pas de cal fibreux entre les fragments… les os se sont soudés directement l’un à l’autre. De plus, la jambe gauche ne présentait pas plus de courbure que la jambe droite. Enfin, malgré la perte d’un morceau d’os et bien que les fragments fussent séparés par un distance de 3 centimètres avant la guérison, aucun raccourcissement n’existait dans le membre. Le doute serait déraisonnable et, par conséquent, illégitime ; toute âme droite reconnaîtra qu’il y a, dans cette guérison, une intervention surnaturelle. »

Docteur Royer

En 1898, âgé de 75 ans, Pierre de Rudder mourut d’une pneumonie. Le docteur Van Hoestenberghe voulut voir les os de cette jambe si longtemps malade et obtint l’autopsie. Ce témoignage confirma tous les autres. La photographie ci-jointe montre aisément que la jambe gauche est à la foi témoin de l’accident, par la trace visible de la double cassure, et témoin aussi de la guérison miraculeuse, car les deux os de cette jambe sont aussi longs que ceux de la jambe droite.

« Le Chirurgien invisible qui avait daigné intervenir avait fait en un instant ce que nul autre n’avait pu faire en de longues années, et il l’avait fait avec un art admirable. En même temps, pour que nul n’en ignorât, sa main avait laissé la trace de la fracture, qui restait une preuve de la divine opération. »

Abbé Bertrin

C’était aussi la conclusion d’un article publié en octobre 1899 dans la Revue des questions scientifiques, par le docteur Royer, le docteur Van Hoestenberghe et le docteur Deschamps. Après avoir raconté et établi tous les faits, ils démontrent avec une clarté et une force irrésistibles que la guérison n’a pu être l’œuvre d’une force naturelle. 

Les miracles – Principes et discernement

Après le chemin déjà parcouru, il est possible d’affirmer avec certitude certaines vérités. Nous avons vu en premier lieu que la vérité existait et qu’elle était unique, correspondant à une unique réalité. Cette unique réalité est objective, elle ne dépend pas de notre volonté et de nos désirs mais s’impose à nous. Ainsi à la question Dieu existe-t-il ? une seule réponse peut tenir : oui ou non. Si Dieu est une réalité, il ne peut pas exister pour les uns et ne pas exister pour les autres, il est un être réel pour tous. Qui pourrait par exemple soutenir qu’il n’a besoin ni de travailler, ni de manger, ni de dormir pour survivre, ces choses allant à l’encontre de son bon vouloir ? Personne. Car c’est une réalité objective qui s’impose à nous, l’homme doit manger et dormir pour survivre ! Le même raisonnement vaut pour l’existence de l’âme humaine, pour sa spiritualité et son immortalité. Ou c’est oui, ou c’est non. Défendre deux choses contraires en même temps relèverait d’un jeu de langage, vain et artificiel. Et cette démarche simple nous accompagne tout au long de notre parcours : pour l’existence d’une récompense ou d’un châtiment tous deux éternels après notre mort ; pour l’existence d’une révélation de Dieu à l’homme ; pour l’existence de Jésus-Christ et la vérité de la religion catholique. 

Au point où nous en sommes, le bon exercice de notre intelligence et le raisonnement nous ont permis de comprendre :

1° L’existence d’un Dieu unique, spirituel, parfait et cause première de toutes choses.

2° L’existence de l’âme humaine, sa spiritualité et son immortalité par-delà la vie du corps.

3° L’existence de relations entre Dieu et l’homme : Dieu a créé l’homme et son âme immortel ; Dieu conserve l’homme dans l’existence ; Dieu est l’auteur de la loi morale que l’homme doit suivre librement en faisant le bien ; Dieu est par conséquent le rémunérateur qui punit les âmes immortelles qui ont violé cette loi et fait le mal, récompense les âmes immortelles qui ont fait le bien en observant cette loi. Toutes ces relations forment ce qu’on appelle la Religion, ou l’ensemble des devoirs que l’homme a envers Dieu : l’adoration et la gratitude envers le créateur dont il dépend, l’obéissance et l’amour envers l’être qui est bon, juste et rémunérateur.

4° La possibilité d’une Révélation de Dieu aux hommes pour leur parler de lui et des devoirs qu’ils ont à son égards pour être éternellement heureux avec lui.

5° L’existence de Jésus-Christ et la véracité de sa vie, à travers l’étude minutieuse des documents qui nous le font connaître. Or, Jésus-Christ affirme, parmi une multitude de religions qui se réclament du vrai Dieu, être l’envoyé de Dieu et Dieu lui-même. 

Jésus-Christ, dont l’existence et le parcours sont attestés par des arguments irrécusables de toute nature, a-t-il prouvé efficacement qu’il était véritablement ce qu’il disait être ? Autrement dit, pouvons-nous trouver des signes qui prouveraient immanquablement que Jésus-Christ est bien l’envoyé du Dieu unique, créateur et rémunérateur dont nous avons démontré l’existence ? Que Jésus est Dieu lui-même et que sa religion est divine. En somme, une preuve de la révélation. Si de tels signes existent, il sera nécessaire pour nous de conclure à la vérité du discours de Jésus-Christ et d’étudier plus amplement sa doctrine, sa conduite et sa religion afin de nous conformer à la volonté du vrai Dieu. Ce sont les miracles qui apportent une réponse infaillible à ces questions.

L’exposé qui suit est tiré du travail réalisé par le chanoine Texier. Nous avons apporter certains éléments qui nous paraissaient important. Il sont intégrés entre parenthèses et en italique dans le texte.

Antwerp – Fresco of Healed Jesus in Joriskerk or st. George church from 19. cent. on September 5, 2013 in Antwerp, Belgium

Les Preuves de la Révélation : les miracles

Le miracle et sa nécessité comme preuve

I. Les Preuves

Pour prouver l’origine divine d’une révélation, il faut aux hommes un motif de crédibilité, c’est-à-dire une raison capable de produire en eux un assentiment certain à cette révélation. Il faut une marque certaine qui permette de distinguer la vrai révélation d’une fausse. Il faut donc essayer de découvrir dans la révélation et dans ceux qui s’en proclament un ou des faits qui manifestent un témoignage irrécusable de Dieu. Cette marque est dite :

  1. Interne, si elle n’est pas distincte de la doctrine elle-même
  2. Externe, si elle est un fait distinct de la doctrine révélée

Le motif de crédibilité est dit :

  1. Négatif, lorsque son absence prouve la fausseté d’une doctrine
  2. Positif, lorsque sa présence est une preuve de vérité
  3. Direct, si l’efficacité du motif est tel qu’il se suffit pour prouver le témoignage de Dieu

II. Nécessité du miracle

Seuls les faits miraculeux constituent des motifs de crédibilité qui prouvent directement et efficacement un témoignage de Dieu lui-même. Ce sont des motifs externes, positifs et directs.

A. Définitions générales

Le miracle

On appelle, en général, fait miraculeux, tout fait accompli en dehors du cours ordinaire des choses. Par exemple : un mort ressuscité ; un aveugle recouvrant la vue, etc.

La Nature, le naturel et l’ordre de la nature
  1. La nature d’un être, c’est ce qui fait qu’il est tel être, et non pas tel autre, qu’il est homme et non cheval, et qu’il agit en homme ; c’est l’essence (ce qu’il est, sa définition) qui est en lui principe d’activité. Par exemple, la nature humaine.
  2. Faite pour agir, cette nature a des forces, des facultés, par exemple, pour l’homme, l’intelligence et la volonté. Elle a aussi des exigences et une fin proportionnée, pour laquelle elle est faite. Pour l’homme, connaître Dieu (intelligence) et l’aimer (volonté) comme auteur souverainement bon et puissant de toute la création.
  3. Tout ce qui est dû à la nature d’un être (ce qui, dans cet être, ne peut pas ne pas être), à ses facultés, à ses exigences doit appartenir à cet être. Cela constitue ce qui lui est naturel.
  4. Mais ici-bas, il y a un très grand nombre d’êtres. Ces natures particulières (l’homme, le cheval, la pierre, les plantes etc.) agissent les unes sur les autres de façon proportionnelle à leurs forces et à leurs exigences : par exemple, le feu brûle la chair, le corps humain s’enfonce lui-même dans les eaux, la gravité attire les êtres vers le centre d’un astre. Puisque les natures sont constantes (le feu est le feu hier et aujourd’hui) et ne changent pas, les mêmes causes, dans des circonstances identiques, produisent les mêmes effets. Ces rapports constants entre les causes et les effets sont les lois de la nature. L’ensemble de ces relations constantes entre les natures particulières, la succession rigoureuse et déterminée de phénomènes que nous révèle la science, se nomment l’ordre ou le cours ordinaire de la nature.
Le Surnaturel

On appelle surnaturel tout ce qui dépasse la constitution d’un être (sa nature), ses forces ou ses exigences.

  1. Le surnaturel relatif ou préternaturel est celui qui dépasse les proportions de telle nature déterminée, mais non de telle autre : par exemple, voler pour l’homme.
  2. Le surnaturel absolu est celui qui dépasse les proportions de toute nature créée ou créable, et n’est propre qu’à Dieu. Sens strict : surnaturel absolu quant à la substance. Ce sont les choses surnaturelles en elles-mêmes et par tout ce qu’elles sont, elles dépassent les proportions de toute nature créée ou créable. Par exemple, participer à la nature divine par la grâce sanctifiante. Sens large : surnaturel absolu quant au mode. Ce sont les choses qui sont en elles-mêmes et par leur nature, sensibles et naturelles : par exemple, guérir un malade, ce qui se peut faire naturellement par des soins et des remèdes appropriés dans le temps. Mais ces choses peuvent être surnaturelles « par leur mode », c’est-à-dire :
  • Par la manière immédiate et sans moyens proportionnés selon laquelle l’acte est opéré : par exemple, guérison des malades sans moyens, sans remède proportionnés et immédiatement. 
  • Par le but, qui est au-dessus des exigences de la nature : par exemple, prouver l’existence du surnaturel proprement dit, de la grâce, d’une révélation.
  • Et donc par la cause, qui est au-dessus des forces naturelles.

Le miracle appartient à cette dernière catégorie : c’est un fait surnaturel au sens large. Fait naturel et sensible en lui-même, il s’intercale dans la série continue des faits comme un élément produit par la puissance divine, en dehors de l’ordre communément observé dans les phénomènes naturels. Par les circonstances, par le caractère instantané, il est en marge et au-dessus du cours ordinaire des faits :

  • Il a souvent pour but de signifier aux homes et de leur prouver le fait d’une révélation surnaturelle ;
  • Il a Dieu seul pour auteur

B. Le miracle est le seul motif de crédibilité direct et efficace d’une révélation

On peut résumer la démonstration de cette affirmation ainsi :

1° Un motif direct de crédibilité doit prouver et exiger la vérité d’une révélation

2° Or, un fait miraculeux peut, et peut seul, prouver et exiger la vérité d’une révélation

3° Donc le miracle est, et est seul, un motif direct de crédibilité. 

La première proposition est évidente : elle découle de la définition.

Prouvons la seconde :

De façon négative : Rien dans l’ordre de la nature ne peut prouver et exiger la vérité et l’origine divine d’une révélation ; c’est-à-dire :

  • Un fait miraculeux est nécessaire. En effet, la révélation est quelque chose de surnaturel, au-dessus des forces et des exigences de toutes les natures créées ou créables.
  • Or, ce qui entièrement dans l’ordre de la nature, ne peut prouver ni exiger l’existence d’un fait qui est en dehors et au-dessus de lui. L’ordre de la nature ne cesse pas d’être explicable et ne devient nullement absurde si cette révélation est fausse ou n’existe pas. Cet ordre continue à s’expliquer par la constance des natures et le déterminisme auquel Dieu, dans son gouvernement général du monde, l’a astreint. Cet ordre n’a pas de rapport avec la révélation. Il n’en est ni la cause, ni l’effet, ni le signe ; il ne peut donc pas le prouver, ni l’exiger. 
  • Donc, un fait qui sera compris entièrement dans le cours ordinaire de la nature (par exemple, la rotation de la terre sur elle-même en vingt-quatre heures) ne pourra pas prouver la vérité d’une révélation. 
  • Il faudra donc un fait hors du cours ordinaire de la nature, c’est-à-dire un fait miraculeux, qui seul est capable de constituer cette preuve. 
  • Un fait miraculeux est donc nécessaire. 

De façon positive. Un fait miraculeux est suffisant pour prouver cette révélation. Il peut, lui, en démontrer l’origine divine.

En effet, ce qu’il faut et ce qui suffit, pour constituer un motif externe, direct et positif, c’est :

  1. Un fait distinct de la doctrine de cette révélation, c’est-à-dire :
  • Qui n’y soit pas contenu
  • Qui ne soit pas une autre révélation non prouvée (ce serait un cercle vicieux)
  • En un mot, qui soit constatable expérimentalement ; donc naturel en lui-même, sensible intérieurement ou extérieurement.
  1. Un fait qui soit un témoignage de Dieu, donc propre à Dieu seul, que Lui seul puisse faire :
  • Et qui témoigne une intention spéciale de Dieu
  • Donc un fait en dehors du cours ordinaire de la nature : par exemple, ressusciter un mort.
  1. Un fait qui prouve de façon certaine que cette intention spéciale de Dieu est de montrer que telle révélation vient de lui.
  • Donc un fait mis en relation avec cette révélation.

Le fait réalisant de telles conditions sera un motif externe, direct et positif. Or, ces conditions sont celles qui constituent le miracle apologétique. Donc un fait miraculeux nécessaire est aussi suffisant pour prouver la vérité du fait d’une révélation. Il est et est seul un motif direct de crédibilité, puisqu’il est la seule signature de Dieu en faveur d’une révélation. Il nous met en relation indubitable avec le roc inébranlable de la véracité divine.

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III. Définition du miracle, sa possibilité et ses sortes.

A. Notion et possibilité.

Le miracle apologétique, motif direct de crédibilité, peut donc se définir ainsi : « Un fait sensible, produit par Dieu, en dehors du cours ordinaire des choses, pour prouver la vérité d’une révélation et son origine divine ».

  1. C’est un fait sensible soit aux sens externes, soit à la conscience, c’est-à-dire un fait intrinsèquement naturel, qu’on peut voir et constater : la guérison d’un malade, la multiplication des pains.
  1. Ce fait est en dehors du cours ordinaire de la nature. Et Dieu seul peut donc le produire en qualité de cause propre et principale. C’est une œuvre sensible, mais qui dépasse les possibilités de toute cause et de tout but purement naturels, en raison :
  • De sa manière subite et sans moyen proportionné (guérison instantanée et sans remède ; absence du « facteur temps ») ;
  • Du sujet inapte dans lequel elle se produit (résurrection d’un cadavre, qui n’est plus naturellement apte à recevoir la vie) ;

Selon le cours ordinaire de la nature, on s’attendrait à voir arriver le contraire de ce qui se produit : c’est-à-dire, par exemple, le mort rester inerte à la voix qui lui ordonne de se lever. En effet, nulle cause comprise dans l’ordre de la nature, c’est-à-dire aucune créature, ne peut produire, comme agent principal, un effet qui est en dehors de tout cet ordre et au-dessus de lui : ce serait contradictoire. Si un tel effet se produit, si le mort se lève vivant, c’est qu’il est survenu une cause extérieure et supérieure à tout l’ordre de la nature créée. Pour modifier, ne fût-ce qu’une fois, l’action d’une nature déterminée, constante en elle-même, il faut être l’auteur de cette nature ; pour interposer une exception dans la série fixe et déterminée des faits que nous révèlent les lois de la nature, il faut être l’auteur de ces lois.

Celui qui a créé un ordre stable et définitif peut toujours et peut seul intervenir pour y faire une exception. Or, c’est Dieu seul qui est l’auteur unique de cet ordre de la nature essentiel au monde : le miracle est donc possible à Dieu, et à Dieu seul. Il n’est d’ailleurs opposé à aucun de ses attributs :

  1. Il convient à sa sagesse et à sa bonté de mettre une exception passagère à une loi qui dépend de Lui et dont Il est l’auteur pour manifester une intention spéciale utile au bien de l’homme.
  2. Et son immutabilité n’est atteinte en rien par cette exception, dont la connaissance et la volonté sont présentes en Lui de toute éternité.
  1. C’est un fait qui indique une intention spéciale de Dieu : prouver l’origine divine d’une révélation.

Or, pour cela, il doit être mis en rapport avec le fait de cette révélation. Il est nécessaire de pouvoir constater que l’intention de Dieu, en faisant ce miracle, est de prouver la réalité divine de telle révélation.

B. Sortes de miracles.

Dieu peut exercer cette action et opérer des faits en dehors du cours ordinaire des choses, dans les divers domaines de la nature. D’où l’on peut distinguer trois catégories de miracles.

  1. Le miracle est dit physique, si l’effet constaté est en dehors et au-dessus des lois de la nature physique, c’est-à-dire non intelligente, et non libre, se rapportant aux corps : soit animés (par exemple une guérison instantanée, une résurrection) ; soit inanimés : miracles sur la nature (tempête apaisée, changement instantané d’eau en vin, marche sur les flots, etc.)
  2. Le miracle est dit intellectuel, si le fait constaté est au-dessus des proportions de toute intelligence créée ou créable. Par exemple, la prophétie, connaissance ou annonce certaine d’un évènement contingent (qui peut être ou ne pas être), d’une action future libre ; seul Dieu, à qui tous les évènements sont présents, peut connaître ces évènements de façon certaine et les annoncer longtemps à l’avance.
  3. Le miracle est dit moral, si le fait constaté est une action morale (c’est-à-dire libre et volontaire) ou une série d’actions en dehors et au-dessus de la manière constante d’agir de toute volonté créée ou créable. Par exemple, la conversion subite d’une volonté ; la transformation profonde d’une masse populaire en dehors de l’ordre constant et normal.

Constatation et discernement des miracles

Pour prouver la valeur d’un fait comme miracle apologétique, il faut résoudre trois questions :

1° Le fait appelé miracle a-t-il eu lieu historiquement ? Est-il réel ? C’est la vérité historique ou constatation du fait.

2° Quelle est l’origine du fait en question : est-il au-dessus des proportions de toute nature créée ou créable ? Est-il en dehors de l’ordre de la nature ? C’est la vérité théologique ou surnaturalité du fait.

3° Que vaut ce fait comme preuve ? Est-il mis en relation de preuve avec la réalité de cette révélation ? C’est la vérité apologétique ou relation du fait avec la révélation.

Certains auteurs rationalistes, tels Renan, Strauss et quelques autres (aujourd’hui la plupart des « gens ordinaires » avec qui l’on discute. Ils parlent volontiers de fables ou d’imaginations sans même avoir examiné la chose. Ce qui est une attitude proprement irrationnelle.), rejettent à l’avance tout miracle comme impossible, parce qu’opposé aux lois de la nature. Partant de ce faux-supposé (gratuit qui plus est.), ils prétendent, fermant les yeux à l’évidence des faits, qu’on ne peut discerner et constater la réalité et le caractère surnaturel d’aucun fait miraculeux. Nous allons montrer au contraire, en nous basant sur l’expérience et la raison, que les trois genres de miracles (physique, intellectuel, moral) peuvent être utilisés de façon certaine comme preuves apologétiques, car ils peuvent être constatés aux trois points de vue :

1° historique (existence et réalité du fait)

2° théologique (nature et origine du fait)

3° apologétique (relation du fait avec la révélation)

I. Vérité historique

Il s’agit d’abord de constater le caractère historique et réel du miracle. Or, ceci peut être réalisé.

  1. Pour les contemporains et témoins immédiats. La fait est sensible, extraordinaire, et donc frappant et facile à voir. Il peut être public et connu de tous. Par ailleurs, ses conséquences sont graves, car il est donné comme motif de crédibilité à une doctrine élevée et à une morale austère (ou plutôt allant à l’encontre des tendances passionnelles de notre nature), ce qui est un obstacle à la précipitation du jugement : en conséquence, on prendra bien ses assurances avant d’affirmer la réalité du fait ; et, si on l’affirme, c’est qu’il existe réellement. Il arrive même, de nos jours, que le fait miraculeux et le maintien de ses résultats peuvent être contrôlés par une commission de savants et de médecins de toute opinion. C’est le cas, par exemple, du Bureau des constatations de Lourdes, où sont passés, par dizaine de milliers, des docteurs, spécialistes, professeurs de facultés de médecine, de toutes nationalités. Il en va de même pour tous les travaux scientifiques portant sur le saint-Suaire. 
  1. Pour les hommes des siècles postérieurs. Il suffit que ces faits, sérieusement constatés, soient exactement transmis par des documents composés de façon véridique et conservés sans altération. (Comme c’est le cas des Évangiles.)
  • Or, la consignation certaine et exacte du fait nous est garantie par les conditions ordinaires de science et de véracité des témoins oculaires. D’autres circonstances viennent en renforcer la certitude : un fait public extraordinaire et important comme le miracle sera difficilement déformé, car une telle déformation amènerait les protestations des contemporains.
  • La transmission authentique peut être assurée par cette même importance. Elle sera constatée d’après les lois qui permettent de vérifier la conservation des documents. La certitude augmente encore quand ceux-ci ont été soigneusement et religieusement conservés, grâce aux soins jaloux des possesseurs et à la surveillance des adversaires. 

Donc, on peut obtenir une connaissance certaine de la vérité historique, c’est-à-dire de la réalité des faits miraculeux. (Pour les Évangiles, leur intégrité depuis l’origine, leur authenticité et la véracité de ce qui y est écrit a été amplement démontré dans la section dédiée.)

II. Vérité théologique

C’est alors qu’une deuxième question se pose : Peut-on discerner de façon certaine que tels faits historiquement réels (par exemple le récit évangélique) ont eu Dieu et n’ont pu avoir que Lui pour cause propre et principale et qu’ils sont en dehors de l’ordre de la nature ?

A. Possibilité de discernement.

Elle se prouve par l’argument général suivant :

  1. Quand on connaît une loi fixe et constante de la nature, une succession de phénomènes toujours déterminée et soumise à un ordre constant, on peut discerner un fait qui se passe en dehors de cette loi et de cet ordre.
  2. Or, on connaît des lois fixes constantes et stables de la nature qu’aucune autre loi ne vient modifier.
  3. Donc, on peut discerner ce qui se passe en dehors de ces lois. Par exemple, on sait que le cadavre ne revient pas de lui-même à la vie à une simple parole : On peut donc discerner que la résurrection est en dehors de l’ordre de la nature.

B. Moyens de discernement.

On peut donc discerner un fait miraculeux, mais comment ? Les divers moyens s’énoncent en quelques principes qui s’appliquent suivant la variété des cas.

Moyens positifs et directs (constatation directe d’une action divine en dehors du cours ordinaire de la nature.)

  1. Les mêmes causes dans les mêmes circonstances, produisent toujours les mêmes effets. Quand, dans telles circonstances naturelles données, telles causes naturelles ne produisent jamais tel effet, c’est qu’elles ne peuvent pas le produire. Pour produire naturellement un effet, il faut un moyen proportionné. Or, on peut savoir que, dans un cas particulier, ont été seules présentes des circonstances incapables de produire l’effet et qu’on a employé uniquement des moyens sans proportion naturelle avec le résultat (par exemple, une parole pour une résurrection). Si le fait se produit, c’est que Dieu est intervenu en dehors du cours ordinaire des choses.
  2. Tout être créé exige, pour agir, un sujet proportionné ou disposé à recevoir l’effet. Seul Dieu peut créer, c’est-à-dire faire quelque chose de rien. Seul aussi, il peut produire en un sujet ce qu’il n’est pas naturellement disposé à recevoir. Par exemple, un cadavre déjà fétide n’est nullement disposé à recevoir de nouveau la vie, ni un membre raccourci à s’allonger par une formation instantanée d’os et de chair ; un organe brisé ou malade n’est pas disposé à recouvrir en un instant et sans traitement la santé. Or, toutes ces circonstances peuvent être constatées. Si le fait se produit quand même, c’est un miracle. Sa cause est Dieu, il est en dehors de l’ordre de la nature.
  3. Enfin, si un thaumaturge (personne qui fait des miracles) présente un ensemble de plusieurs miracles opérés pour le même but, et si on constate de façon certaine le caractère miraculeux d’un de ces faits, on peut logiquement conclure au caractère vraiment miraculeux des autres. Car le premier fait est un témoignage divin. S’ils sont tous présentés, en un même faisceau, comme motifs de crédibilité, Dieu, en faisant le premier miracle, soutient le thaumaturge, et celui-ci ne peut être un imposteur quand il présente les autres comme des vrais miracles.

Moyens négatifs et indirects (constatation d’une action divine extraordinaire par exclusion des causes inférieures à Dieu).

On aura la certitude qu’un fait insolite est opéré par Dieu seul, en dehors du cours ordinaire des choses, si on peut découvrir qu’il n’est l’œuvre : 1° ni de forces naturelles encore inconnues et cachées ; 2° ni d’êtres créés supérieurs à l’homme (ange ou démons).

1° Exclusion des forces naturelles encore inconnues et cachées.

On les a invoquées parfois pour rendre impossible le discernement du vrai miracle et expliquer des faits présentés comme miraculeux. Ceux-ci seraient dus à des causes naturelles puissantes et encore cachées (comme l’étaient autrefois l’électricité et les ondes hertziennes), forces de nature soit physique et matérielle, soit psychique et spirituelle. 

  1. En ce qui concerne les causes de nature physique et matérielle, cette explication se détruit d’elle-même. 
  • Si ces forces sont naturelles, elles ont comme caractères essentiels d’agir de façon constante, régulière et déterminée, c’est, en effet, le caractère propre de toute loi révélée par la science ; or, le propre du fait miraculeux est d’être produit dans les circonstances les plus diverses et dissemblables ; et, au contraire, dans les circonstances en tout identiques, tantôt l’effet se produit, tantôt il ne se produit pas. Il ne peut donc être attribué à une cause naturelle soumise au déterminisme le plus rigoureux.
  • Si l’on ne sait pas tout ce que peuvent produire les forces naturelles, on sait très bien certaines choses qu’elles ne peuvent pas et ne pourront jamais faire (par exemple la création instantanée de matière).
  1. Pour ce qui regarde les forces de nature psychique et spirituelle, on a parfois voulu rapprocher le miracle de certains phénomènes ou guérisons dus à des opérations hypnotiques. On appelle hypnotisme, un ensemble de phénomènes spéciaux d’origine naturelle qui se produisent en des états nerveux, anormaux, spontanés ou provoqués. Les principaux phénomènes sont la suggestion et un somnambulisme artificiel, dans lequel le sujet opère des actes imposés à sa volonté par celle de l’hypnotiseur. Or, on peut reconnaître qu’un grand nombre de faits ne sont pas dus à l’hypnotisme et sont vraiment miraculeux :
  • Parce qu’ils sont tout à fait en dehors du pouvoir de toute cause naturelle : par exemple, la résurrection.
  • Soit à cause des moyens employés. Dans l’hypnotisme, les moyens sont proportionnés et toujours les mêmes, il y a une technique, des procédés ; dans le miracle, les moyens sont divers pour le même effet et disproportionnés avec cet effet.
  • Soit à cause des différences entre les personnes : dans l’hypnotisme, le sujet est toujours nerveux, l’opérateur est un savant ou un technicien ; dans le miracle, rien de cela n’est exigé.
  • Enfin, dans l’hypnotisme, un certain temps et une certaine méthode sont nécessaires ; dans le miracle, les résultats sont instantanés et s’obtiennent sans méthode définie. 

Le fait miraculeux ne peut donc, en aucune manière, être confondu avec les résultats des traitements hypnotiques.

Quant aux autres explications :

  • « foi qui guérit par suggestion » (Charcot)
  • « attente qui crée son objet »
  • « contact d’une personne exquise » (Renan)

Outre qu’ils ne s’appliquent nullement aux résurrections et aux miracles sur les choses, ils n’ont aucune valeur scientifique, ni d’ailleurs aucune portée, puisque l’apologétique, par un souci de rigueur, renonce à utiliser les faits ou l’élément nerveux pourrait jouer un rôle.

2° Exclusion du démon.

Comment distinguer ensuite qu’un fait paraissant extraordinaire est dû à Dieu et non à un être créé, à un esprit supérieur à l’homme, tel que le démon ?

  1. Il y a des choses qu’un esprit créé ne peut absolument pas faire, ce sont les miracles de premier ordre : par exemple, résurrection, création de matière, transformation instantanée d’une substance, à tout cela il faut la puissance divine infinie.
  1. Il y a d’autres faits en dehors du cours ordinaire de la nature que l’ange peut faire radicalement, en ne considérant que sa puissance ; mais Dieu ne lui permet jamais de les opérer parce qu’il troublerait un ordre essentiel au monde : par exemple, modifier le mouvement de la terre par rapport au soleil.
  1. Enfin, lorsqu’il s’agit de certains artifices que le démon pourrait accomplir sans troubler la nature, mais qu’il serait difficile de discerner d’un vrai miracle :
  • Ou bien Dieu empêchera le démon d’intervenir ;
  • Ou bien, s’il le lui permet, il lui imposera de laisser sa « marque », c’est-à-dire de laisser apercevoir quelque chose : caractère, circonstance, résultat, qui soit en opposition avec un attribut divin, et marque dès lors que ce fait ne vient pas de Dieu ; par exemple, orgueil ou immoralité du thaumaturge, caractère puéril ou ridicule du fait, ou prodige opéré pour capter la curiosité.

En effet, l’homme a besoin pour sa foi, d’un motif de crédibilité à la portée de tous, et Dieu doit faire en sorte que, s’il parle, l’homme puisse reconnaître sa parole par une signature incontestable et n’appartenant qu’à lui. Or, pour cela, il faut que, devant un fait inexplicable par les forces naturelles, si nous n’avons aucune raison positive de l’attribuer à l’intervention propre d’un esprit, nous ayons le droit de conclure qu’il est produit par Dieu ou par un esprit avec l’approbation de Dieu.

On peut distinguer, soit positivement, soit par exclusion des causes inférieures, qu’un fait est d’origine proprement divine, et en dehors de l’ordre de la nature et donc indique une intention spéciale de Dieu. Quelle est cette intention spéciale ? peut-on la reconnaître ? C’est ce qui nous reste à déterminer.

III. Vérité apologétique

Tout miracle véritable est donc une œuvre divine en dehors du cours ordinaire des choses. Mais il n’est pas nécessairement toujours donné comme preuve de l’origine divine d’une Révélation. Dieu peut l’accomplir parfois pour d’autres motifs : par exemple bonté envers une âme de bonne foi. Pour qu’un miracle puisse servir de preuve irréfutable en apologétique, il est donc nécessaire de constater qu’en tel cas donné il est fait pour démontrer la provenance divine authentique de telle révélation. Or quand il y a cette relation de preuve à thèse entre un fait miraculeux et une doctrine déterminée, il est possible, et souvent même aisé, de la discerner et d’en reconnaître la valeur. Cette relation montre quelle est l’intention spéciale de Dieu en faisant le miracle. Il y a deux cas à envisager :

A. Pour le prophète lui-même.

Il faut entendre ici par prophète l’homme chargé de transmettre la révélation ; il doit pouvoir reconnaître que c’est Dieu qui lui parle. Le lien le plus étroit se trouvera réalisé aux conditions ci-dessous :

1° Dieu affirme que c’est Lui qui parle ;

2° Il affirme au prophète qu’Il va faire un miracle pour le prouver ;

3° Le miracle se produit.

Ces trois conditions sont nécessaires et suffisantes, car autrement nulle autre ne peut convenir, et alors Dieu n’aurait pas de moyen de prouver la révélation, ce qui est impossible : Dieu ne peut s’en priver.

B. Pour les autres hommes. (En somme, pour nous !)

Quel lien faut-il entre le miracle et la révélation, afin de leur montrer que tel prophète parle bien au nom de Dieu ? La relation nécessaire et suffisante sera réalisée dans les trois conditions et sous les formes suivantes :

Conditions de la relation.

La relation sera suffisante aux trois conditions ci-dessous :

1° Si le prophète annonce le miracle comme preuve de la révélation qu’il présente ;

2° Si le miracle se produit ;

3° Si, après une enquête prudente, on ne voit pas que Dieu avait, en faisant ce prodige, un autre but s’opposant à celui-là.

Formes de la relation.

Cette relation entre le miracle et la révélation peut être :

  1. Explicite, c’est-à-dire exprimée clairement et en propres termes par le prophète parlant au nom du Seigneur : « Croyez telle doctrine à cause de tel miracle. »
  1. Implicite, c’est-à-dire soit montrée par les circonstances ou la raison, soit contenue dans une relation explicite ; par exemple :
  • Si un premier prophète, c’est-à-dire un homme parlant au nom de Dieu, a fait à l’avance des miracles pour prouver la venue et la doctrine d’un deuxième ;
  • Si les disciples d’un prophète font des miracles en son nom pour prouver sa mission et sa doctrine ;
  • Si le prophète donne ce pouvoir à ses disciples pour prouver sa doctrine ;
  • Si Dieu donne à un prophète, une sainteté et une sagesse extraordinaires ou fait des miracles pour manifester sa naissance et sa mort ;
  • Enfin, il y a relation implicite si Dieu fait un miracle pour punir ceux qui ont refusé de croire à la doctrine en question.

On peut donc arriver aisément à discerner la réalité historique, la nature miraculeuse et la valeur probante et apologétique d’un fait en faveur d’une doctrine. Nous appliquerons ces caractères aux divers miracles invoqués, à juste titre, pour prouver la divinité de Jésus-Christ et de sa religion.

Foi et Raison

Sommaire
I. Les théories erronées sur les rapports entre la raison et la foi 
II. Le réalisme de saint Thomas d’Aquin
III. Le rôle de la raison en matière de religion


Il vous est sans doute déjà arrivé d’entendre des paroles de cette sorte à la télévision, dans la rue, entre amis ou en famille :

« Mais enfin, tu ne peux pas dire ça, c’est contre la science, c’est une mentalité religieuse ! Nous sommes au XXIème siècle, plus au Moyen-Âge ! »

« Je suis rationnel, pas religieux »

« C’est religieux et dogmatique, pas scientifique ! »

« Je ne crois que ce que je vois. » ou encore « Les dogmes religieux sont absurdes. ».

Les personnes qui s’expriment ainsi n’ont la plupart du temps aucune idée précise et véritable de ce qu’est la religion ou la science. Ce sont des phrases toutes faites répétées sans réflexion, à tort et à travers, exactement ce qui est reproché à la religion (à tort). Le serpent se mord la queue !

Cependant, elles peuvent facilement déstabiliser un catholique sincère mais novice, ou tout homme de bonne volonté désireux de défendre la vérité. C’est la raison pour laquelle il faut aborder cette question avec sérénité et intelligence pour être prêt à répondre à ce genre de formules. Avoir des connaissances solides sur ce sujet permet aussi de renforcer nos convictions, notre capacité de réflexion et notre bon sens.

Ainsi, nous montrerons que nos certitudes (notre foi comme nos connaissances naturelles) s’appuient sur des fondements sérieux et sur une réflexion cohérente et rigoureuse. Puissent alors ces personnes se remettre en question et admettre que pour connaître ce qui est vrai, il ne suffit pas de répéter aveuglément des slogans, il faut encore en montrer la pertinence ! Voyons donc quels sont, dans la réalité, les rapports entre foi et raison, science et religion : Opposition ? Complémentarité ? C’est l’intention de dégager une solution raisonnable à ce problème qui nous pousse à mettre ce petit travail entre vos mains. Bonne lecture !

I. Les théories erronées sur les rapports entre la raison et la foi 

A. Le rationalisme 1

La première attitude à l’égard de ce problème est l’attitude rationaliste ou naturaliste. Selon elle, la raison naturelle de l’homme est la seule règle de la vérité et tous les autres types de connaissances sont à rejeter. C’est donc une négation a priori, avant même tout examen réfléchi, de l’existence de Dieu et de la possibilité d’une révélation. C’est pourquoi on l’appelle naturalisme, car elle rejette a priori ce qui est au-dessus des forces de l’homme et de la nature, c’est-à-dire le surnaturel. Ses défenseurs opposent la foi (donc la religion) et la raison (donc la science) et donnent une primauté absolue à la seconde sur la première. Pour eux, tout ce qui dépasse la raison est forcément faux. Certains naturalistes vont même jusqu’au relativisme : en plus de rejeter la légitimité de la religion, il refuse à la raison sa capacité de connaître véritablement les choses telles qu’elles sont.

Quelques exemples : 

  • Au Vème siècle avant notre ère, les sophistes de l’antiquité grecque comme Protagoras et Gorgias, véritables initiateurs du naturalisme et du relativisme. Pour eux, l’homme est la mesure de toute chose et la vérité est ce qui paraît tel à chacun, sans critère objectif discernable. En plus de ruiner les forces de la raison, ils bannissent la possibilité d’une révélation surnaturelle qui dépasse l’homme et s’impose à lui.
  • Au XVIIème siècle, Spinoza et son Traité théologico-politique.
  • Les penseurs rationalistes du XVIIIème siècle comme Kant, Diderot ou Voltaire. Ils prétendent que la religion et ses dogmes s’opposent à la science et aux progrès de la raison. Pour eux, la religion serait faite pour les gens simples et crédules. Il faut détruire l’influence de l’ordre surnaturel pour établir le règne de la pure raison : révolte de l’individu contre toute autorité, soit en obéissant qu’à soi (libéralisme) soit en rejetant les droits de l’Église (laïcisme).
  • Les modernistes de la fin du XIXème siècle comme Alfred Loisy, George Tyrrell, Romolo Murri ou Buonaiuti, jusqu’à aujourd’hui, qui estiment que les dogmes et les mystères de la religion, supérieurs à la raison, ne sont que des symboles nés du sentiment religieux. Ces symboles sont utiles et nécessaires pour la religion, ils n’ont en revanche aucune réalité objective et la science doit les écarter. Ainsi verrez-vous des chrétiens modernes dire que la résurrection de Jésus-Christ est une invention de ses disciples. Une invention sincère et utile, mais une invention qui n’a pas eu lieu historiquement. Ils distingueront le Jésus-Christ de la religion et celui de l’histoire, ils soumettront tous les dogmes catholiques au diktat de la raison, refusant l’existence réelle de tout ce qui la dépasse2.  
  • La plupart des tenants du positivisme, qui s’en tient exclusivement à la valeur des faits étudiés par les sciences, c’est-à-dire aux connaissances que la critique kantienne avait seules pleinement justifiées (ou cru avoir pleinement justifiées), bornant la connaissance aux phénomènes, excluant la possibilité de remonter à des causes spirituelles (donc à la connaissance des concepts et de Dieu) et rejetant toute possibilité d’une révélation. Sous toutes ses formes et tous ses dérivés proches ou lointains : le positivisme sociologique dans sa pureté d’Auguste Comte ; le darwinisme de Buffon, Lamarck ou Darwin ; l’agnosticisme de Spencer et Huxley ; le socialisme athée de Karl Marx ; l’école anglaise de Stuart Mill et l’utilitarisme de Jeremy Bentham ; l’école sociologique d’Émile Durkheim ; l’école rationaliste et scientiste des francs-maçons de la IIIe République française, d’Ernest Renan. 
  • Enfin, issu d’un mélange explosif de toutes ces théories (et de bien d’autres), l’esprit massivement diffusé dans les sociétés occidentales contemporaines et largement adopté par le commun des mortels : la science s’oppose à la religion et celle-ci ne peut en aucun cas s’imposer comme une vérité objective. C’est la position de toutes les autorités en place, qui ont banni Dieu et la religion de leurs discours et de leur conduite : hommes politiques, juges, journalistes, médecins, scientifiques ou « philosophes ». « Soyons rationnels ! » disent-ils.

Cette attitude rationaliste ou naturaliste est donc la plus répandue dans l’époque moderne.

B. Le fidéisme3

La deuxième attitude est le fidéisme issu de la réforme protestante. Elle consiste à placer la foi et le surnaturel au-dessus de tout jusqu’à mépriser et piétiner la raison. L’usage de la raison, autonome en philosophie comme instrumental en théologie, sera donc banni. Le fidéisme semble donc être l’inverse du rationalisme à l’égard de la foi et de la révélation. Mais en fait, il est aussi son frère jumeau dans l’erreur. Les deux attitudes opposent la raison et la foi et jugent que la révélation non seulement dépasse la raison, mais est aussi absurde. Pour les rationalistes (qui nient le surnaturel) comme pour les fidéistes (qui exagèrent le surnaturel et nient plus ou moins le naturel), la foi est absurde et contraire à la raison. Face à ce dilemme, les premiers laissent tomber la foi pour la raison, les seconds laissent tomber la raison pour la foi. Les uns comme les autres coupent la réalité pour ainsi dire en deux, comme si une chose et son contraire pouvaient être vrais pour le même sujet, en même temps et sous le même rapport. Malgré l’absurdité supposée de la foi, les modernistes rationalistes admettent que Jésus-Christ a fait des miracles (en tant que religieux) et en même temps qu’il n’en a pas fait (en tant que citoyen ou scientifique) ; les fidéistes purs admettent que le mystère de la Sainte Trinité est vrai (qu’il y ait en Dieu une unique nature en trois personnes) et en même temps qu’il est absurde, donc qu’il n’est pas… et partant sacrifie la raison qu’ils jugent entièrement mauvaise et incapable de quoique ce soit. 

Quelques exemples :

  • Au XVIème siècle Luther, qui appelle la raison « la plus féroce ennemie de Dieu » juge « qu’elle est directement opposée à la foi » et « doit être tuée et enterrée » et Calvin qui explique que « la pire des pestes est la raison humaine ». Pour eux, la foi est l’adhésion à l’irrationnel…
  • Au XIXème siècle, le père de l’existentialisme Kierkegaard, qui se réclame de la réforme pure et originelle.
  • Au XXème siècle, Karl Barth, pasteur protestant de la même veine.
  • Ajoutons ici aussi les modernistes. Cela peut paraître contradictoire puisque nous les avons déjà classés parmi les rationalistes. En fait, tout se tient, et tout tend à montrer que le modernisme est bien « l’égout collecteur de toutes les hérésies », selon les mots de saint Pie X. En effet, le modernisme ne s’attaque pas à tel ou tel vérité de foi, il change radicalement la notion même de foi, entraînant de fait l’écroulement de tout l’édifice des vérités révélées. Plus haut, nous avons vu que le modernisme était agnostique et rationaliste: l’intervention de Dieu dans l’histoire (par une révélation par exemple) serait inconnaissable puisque nos connaissances se borneraient aux phénomènes sensibles. Il n’y aurait donc aucun critère objectif permettant de discerner la véracité d’une révélation divine (son fait). Par conséquent, on doit expulser tous les phénomènes surnaturels de nos démarches scientifiques. Voici le rationalisme: comme homme, le surnaturel n’est pas et ne saurait être démontré. Mais le modernisme n’abdique cependant pas la religiosité. Il se dit encore chrétien et homme de foi. Comment parvient-il à faire ce tour de passe-passe, puisque le contenu de la révélation est en soi inconnaissable comme objet extérieur et intelligible ? Il recourt à l’expérience et au sentiment religieux. Le contenu de la religion (donc la révélation) serait déterminé au fil du temps par les besoins naturels et sentimentaux issus du subconscient des fidèles (ce que saint Pie X appelle « l’immanence vitale »). Il serait le fruit non d’une révélation extérieure, objective et intelligible, (donc immuable et indépendante de nos sentiments et désirs) ce qui irait contre l’exigence moderne de rationalité agnostique; mais d’un mouvement vital intérieur se traduisant par des expressions dogmatiques symboliques. Le besoin et le sentiment religieux font naître des dogmes de la conscience aveugle des fidèles, au gré de l’évolution des circonstances. Il n’y a plus rien d’objectif et d’immuable, tout est subjectif et changeant. Comme cette révélation intérieure est vitale (c’est-à-dire spontanée, incontrôlée, irréfléchie, plus ou moins vague et indescriptible) et répond à un besoin, elle s’impose comme telle et sans réflexion, indépendamment de la cohérence de son contenu. Voici le fidéisme: comme religieux, il faudrait admettre même des choses jugée absurdes car elle seraient imposées par le sentiment religieux. Ces vérités religieuses sont relatives et peuvent changer au gré des fluctuations de la vie des fidèles et de leurs exigences du moment. Comme les sentiments et les mouvements vitaux évoluent, les expressions religieuses qu’ils expriment évoluent aussi. Leur contradiction n’est pas un problème, puisque la religion n’est pas affaire de vérité mais de sentimentalité: on retrouve le fidéisme qui accepte le contradictoire et l’absurdité. La conséquence: Dieu n’est plus un être transcendant et parfait (l’acte pur de saint Thomas) qui se manifeste librement et gratuitement aux hommes (ce qui implique que la nature humaine n’exige pas cette révélation et cette participation à l’ordre surnaturel qui est un don, donc qui est indépendant de nous. Cela implique aussi qu’il n’y ait qu’une seule vérité et donc qu’une seule vraie religion); c’est une manifestation sentimentale des exigences humaines (ce qui implique que toutes les religions peuvent être légitimes, elles ne sont que des expressions particulières du sentiment religieux de différents peuples à différentes époques: qui pourrait oser dire que le sentiment religieux du protestant ou du musulman est moins fort que celui du catholique? Ce qui implique aussi que Dieu n’est plus transcendant, indépendant et parfait mais que c’est l’homme qui se forme un Dieu selon ses besoins et ses désirs subjectifs: Dieu est exigé par la nature en tant que besoin, il se confond avec l’homme en tant qu’expression sentimentale: le modernisme est donc un naturalisme et un panthéisme.)

II. Le réalisme de saint Thomas d’Aquin4

A. Le rejet du rationalisme et du fidéisme

Pour saint Thomas, ces deux attitudes sont inacceptables car elles sont incohérentes et illogiques. Saint Thomas ne tire aucune conclusion a priori, il essaie d’éclairer tous les problèmes posés avec une intelligence lumineuse et une incomparable prudence. Tout d’abord, il admet l’existence d’une unique réalité. Ainsi, deux propositions contradictoires ne peuvent être vraies en même temps. L’absurde n’a donc aucune consistance réelle, il ne peut pas exister car il implique une contradiction indépassable. Ainsi, un rond-carré ne peut exister, c’est absurde. Le rond et le carré s’excluent mutuellement, par conséquent, un rond-carré ne signifie rien. La foi ne peut donc pas être absurde car ce serait dire qu’elle n’est rien. Donc les fidéistes purs de la réforme se trompent.

Ensuite, la négation a priori des rationalistes est illégitime car elle ne repose sur aucun motif raisonnable. En effet, pour avoir le droit de rejeter le surnaturel, il faudrait que la raison humaine soit la raison absolue et totale, infaillible et omnisciente, capable de tout connaître de fond en comble. Alors seulement, le surnaturel, comme contenu supérieur à la raison, serait inexistant, puisqu’en dehors du champ intégral de celle-ci, qui sonde l’être sous tous ses rapports. Or, l’expérience quotidienne et le bon sens nous disent que la raison humaine est limitée, fragile et faillible. Nous nous trompons souvent et nous ne connaissons rien intégralement, même parmi les choses accessibles à la raison. Donc il n’est pas permis de nier quoique ce soit a priori, à moins que cette chose soit absurde (comme le rond-carré ; l’effet sans cause etc.). Le caractère incompréhensible (au sens de supérieur à la raison) d’une chose n’implique pas son inexistence. En niant a priori le surnaturel et la foi, le rationalisme procède de manière irrationnelle. En effet, la négation, au lieu de sortir de l’enquête, la domine et la dirige ; elle est érigée en principe absolu, en dehors et au-dessus de toute discussion : c’est une préférence irrationnelle et un choix capricieux tout à fait injustifié.

B. La solution thomiste

Se hissant comme sur un sommet surplombant ces deux vallées de perdition intellectuelle, saint Thomas propose une solution cohérente en adéquation avec la réalité et ses principes immuables. Tout d’abord, nous remarquons qu’il existe deux chemins différents pour connaître avec certitude la réalité. Soit par un constat ou une démonstration nous donnant l’évidence de la chose en elle-même, et c’est la science au sens large (j’existe; il fait beau; 2+2 = 4); soit par un témoignage crédible, sans que nous puissions constater ou démontrer la chose par nous-mêmes, et c’est la foi au sens large (La Révolution française a commencé en 1789; Hugues Capet a été couronné en 987). Si nous trouvons la solution d’un problème de mathématique par l’application d’un théorème adéquat, nous en avons la science via une connaissance intrinsèque. Nous pouvons dire que nous savons que cette solution est vraie. Si, ignorant encore des mathématiques, un enfant demande à son père de lui donner la solution d’un problème, il lui fera confiance en croyant son témoignage. Il aura raison de lui faire confiance car son père est digne de foi et qu’il est raisonnable de le croire. Il aura aussi la vraie solution du problème. En revanche, il ne l’aura pas acquise par lui même, mais par une foi humaine. Le chemin du savoir comme celui de la croyance, nous le voyons, peut permettre d’avoir une certitude. La condition est la même dans les deux cas : raisonner pour démontrer la vérité en elle-même ou raisonner pour démontrer la véracité du témoin et, partant, la vérité de ce qu’il dit. La finalité est aussi la même : avoir une certitude. Pour saint Thomas, l’existence de Dieu peut être démontrée par la raison naturelle. Il est donc objet de science (contre les fidéistes). On y arrive en appliquant les principes les plus essentiels de la raison (le principe de causalité par exemple) à l’expérience la plus immédiate (la réalité du mouvement ou l’ordre de l’univers par exemple). On s’élève ainsi, par une démonstration a posteriori et sans aucun préjugé indu (à partir des seules évidences : l’expérience et les principes), des choses qui sont mues au premier Moteur immobile, des causes subordonnées à la Cause première, des êtres contingents à l’Être nécessaire, des degrés de perfection au souverain Parfait, de l’ordre de l’univers à l’Intelligence ordinatrice. Cependant, cette connaissance scientifique nous amène à connaître le vrai Dieu comme Être suprême, créateur et parfait souverain, à travers ses créatures, non comme Dieu Trinitaire, Incarné, et Sauveur. Cette connaissance naturelle de Dieu avait aussi été atteinte par des philosophes non chrétiens (Aristote par exemple). Il est donc nécessaire, pour avoir une connaissance pour ainsi dire intime de Dieu, que Dieu lui-même nous la révèle. Alors, Dieu sera aussi objet de foi (contre les rationalistes). Dieu en lui-même (Une Nature en trois Personnes, Père, Fils et Saint-Esprit ; le Fils fait Homme en unissant la nature humaine et la nature divine dans la seule Personne du Verbe) est inaccessible à la raison humaine, il la surpasse de part en part. C’est par un acte gratuit et plein d’amour, la Révélation, que Dieu s’est fait connaître en lui-même aux hommes. C’est par un acte non moins gratuit et non moins plein d’amour qu’il a donné à leur intelligence la lumière de la foi qui la proportionne pour ainsi dire à la hauteur des vérités auxquelles il faut adhérer. La foi n’est pas un élan aveugle du subconscient ni un saut dans le vide. La révélation est rationnellement crédible (les « motifs de crédibilité » étudiés par l’apologétique) et son Auteur ne l’est pas moins (par analogie avec le cas du père évoqué plus haut, nous démontrons que Dieu est le plus crédible des témoins, ne pouvant ni se tromper, ni nous tromper). Lorsque nous demandons par exemple à un bon ami des nouvelles d’un parent, nous faisons un acte de foi humaine en son témoignage. Nous savons que cet ami est d’une grande probité: toujours égal à lui-même, constant, stable et équilibré, la farce n’est pas dans son caractère, resplendissant qu’il est de grâce et de vérité. Il ne nous passerait même pas par la tête une seconde de remettre en doute ses dires, par exemple: tel parent est désormais marié et a un fils. Nous serions même en quelque sorte obligé d’adhérer en conscience à ce témoignage au-delà de tout soupçon… sous peine d’agir imprudemment en niant indûment une vérité. Nous n’hésiterions d’ailleurs pas à la répandre: « un tel a désormais un fils, c’est merveilleux! », et notre interlocuteur de le répandre à son tour. Sans jamais avoir l’évidence de la réalité que nous n’avons pas pu constater par nous-mêmes, nous croyons cela vrai et de fait cela est vrai. Cette croyance nous dépasse en quelque sorte mais est précédé et s’appuie sur un acte de science par lequel on en démontre les motifs de crédibilité qui rendent cette croyance certaine. De manière analogue dans la révélation, avant d’y adhérer, nous prouvons par la seule raison que Dieu est le témoin le plus crédible qui soit et que c’est bien Dieu qui a révélé ce à quoi nous adhérons. L’acte de foi est donc un acte prudent et raisonnable qui nous pousse à adhérer, au moyen de notre intelligence et de notre volonté mues par la grâce, à Dieu lui-même se révélant. C’est la foi divine.

« Qu’une chose doive être crue, ce n’est pas la foi qui le voit, c’est la raison » Cardinal Pie, Discours et instructions.

« Celui qui croit une chose ne la croirait pas s’il ne voyait que cette chose doit être crue, soit à cause de signes évidents, soit pour un autre motif du même genre. » Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae, qu. I, art.4

« Dresser l’une contre l’autre la religion et la science, c’est surtout le fait de gens mal instruits dans l’une et dans l’autre. » P.Sabatier

Nous voyons comme cette solution est féconde et comme elle évite les excès de part et d’autre. La foi dépasse la raison (la Sainte-Trinité, l’Incarnation, sont des mystères) mais n’est pas absurde. Foi et raison ne peuvent se contredire car il existe une unique réalité qu’elles perçoivent sous différents rapports. La raison et la foi sont complémentaires, comme l’ordre naturel et l’ordre surnaturel : la foi suppose la raison car elle s’y enracine une fois celle-ci bien disposée. Cependant la foi éclaire, illumine et transcende la raison par une connaissance bien supérieure à ses exigences naturelles. Enfin, la foi jouit d’une certitude absolue car elle se fonde sur l’infaillibilité et la bonté de Dieu, elle aura donc un droit de contrôle sur les démarches de la raison (tout en laissant ces démarches autonomes en elles-mêmes). Saint Thomas fait donc une part à la raison et à la foi, excellentes toutes deux et unies par la vérité, tout en précisant ce qui les distingue. Ne pas accepter cette complémentarité reviendrait à refuser la réalité et à soutenir des absurdités. Ainsi l’avaient bien compris Bossuet et Chesterton :

« Les absurdités où les libertins tombent en niant la religion deviennent plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne ; et pour ne vouloir pas croire à des mystères incompréhensibles, ils suivent l’une après l’autre d’incompréhensibles erreurs. » – Bossuet, Oraison funèbre de la Princesse palatine, 1ère partie

« Quand on cesse de croire en Dieu, ce n’est pas pour croire en rien. C’est pour croire en n’importe quoi. » Chesterton (c’est du moins à lui qu’on l’attribue)

III. Le rôle de la raison en matière de religion

La raison et la foi ne peuvent donc pas se contredire. La foi, parce que son objet proprement dit est supérieur à la raison, la dépasse infiniment. En revanche, elle ne la contredit pas et ne propose à aucun moment l’absurdité au croyant. En effet, toutes les deux ont été données par Dieu à l’homme : la raison comme propriété naturelle due, la foi comme vertu surnaturelle gratuite ; et toutes les deux ont pour objet des choses réelles soient créées par Dieu et accessibles aux lumières naturelles de l’homme (la raison), soient Dieu lui-même en tant qu’il se révèle et inaccessibles aux lumières naturelles de l’homme (la foi). Donc, l’une ne saurait contredire l’autre. Le mystère et le supra-rationnel (ce qui dépasse l’entendement humain) est tout autre chose que l’absurde et l’irrationnel (qui implique contradiction et violation des premiers principes de l’être), il est simplement une part de la réalité que l’homme ne peut ni atteindre ni comprendre par lui-même. 

Ensuite, la raison et la foi coopèrent et se complètent admirablement par de multiples façons. Voyons-en quelques-unes. 

  1.  La raison peut démontrer les vérités philosophiques qui forment l’essentiel du spiritualisme réaliste (existence, spiritualité et immortalité de l’âme ; existence d’un Dieu personnel et transcendant, créateur et rémunérateur ; existence de la liberté humaine et de la morale naturelle, donc du mérité et du démérite, de la récompense et du châtiment). Ces démonstrations sont encore extérieures à la foi. Elles sont souvent utilisées en apologétique avant l’exposition des motifs de crédibilité proprement dits.
  2. La raison peut fournir des motifs de crédibilité de la foi (les miracles, les prophéties, le « Fait de l’Église ») pour établir le caractère légitimement croyable du catholicisme dans son ensemble. Ceci est encore purement philosophique et naturel. Mais une fois exposés, ces motifs de raison amènent l’homme sincère au seuil de la foi surnaturelle. Il est en effet rationnellement convaincu que l’unique Dieu de vérité et d’amour est l’Auteur de la religion catholique. Il est donc disposé, malgré l’absence d’évidence intrinsèque des mystères qui le dépassent infiniment, à embrasser tout ce que Dieu a révélé. Cette adhésion se fait sur l’autorité même de Dieu dont il a prouvé la véracité. Une motion de sa volonté et, par-dessus-tout, la motion de la grâce divine qui met la foi dans son âme complètent son chemin spirituel et illustrent à merveille la complémentarité entre raison et foi. 
  3. Le contenu de la foi s’exprime par des formules intelligibles accessibles au sens commun. il s’exprime avec des mots compréhensibles à la raison et par lesquels on s’élève par analogie au surnaturel proprement dit. Il faut donc développer et utiliser sa raison pour recevoir la foi. Ainsi, comme la foi est reçue dans l’intelligence, celle-ci joue un rôle de premier plan dans l’acte de foi. Parce que c’est aux hommes que Dieu se révèle, il adapte la communication de la vérité aux propriétés naturelles de ces hommes. De plus, le principe de non-contradiction étant inhérent au fonctionnement naturel de l’intelligence qui répugne à concevoir l’absurdité au sens strict (rond-carré; le tout est plus petit que la partie etc.), la foi ne peut en contenir si elle s’y enracine. Par exemple : En Jésus-Christ il y a deux natures en une personne. Chacun de ces mots est en soi compréhensible par la raison. Nous savons ce qu’est une nature, nous saisissons le sens de la numération, la notion de personne nous est aussi familière. S’il y a mystère (qu’une unique personne puisse posséder deux natures nous dépasse), il n’y a pas de contradiction (ce n’est pas deux natures en une nature par exemple). Si les formules sont assimilées naturellement par le sens commun, leur sens réel est élevé à l’ordre surnaturel par l’analogie de la foi. Ainsi, ce qu’une personne est dans l’ordre naturel créé, une personne divine l’est proportionnellement dans l’ordre surnaturel divin. Cette implantation féconde de la foi dans l’intelligence est ce qu’on appelle l’intelligence de la foi, intelligence que le fidéisme et le rationalisme démolissent. 
  4. La raison, mue et informée par la foi, peut chercher un motif vraisemblable aux données contenues dans la Révélation, données qui dépendent en fait d’une libre décision divine et échappent souvent à l’esprit humain.
  5. Le mystère est supra-rationnel mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons rien en savoir. Ce n’est pas un « vide absolu » qui nous condamnerait au silence ou au verbalisme. Travaillant en esprit de foi et retaillant en quelque sorte ses concepts et ses vues sur mesure, l’intelligence, qui n’aboutit certes pas à nous en faire voir clairement le cœur, ni même à nous en donner l’évidence, peut arriver à en acquérir une idée analogique, qui tend à être une explication, un peu comme un polygone inscrit dans un cercle tend à la limite à être un cercle. Ainsi des notions issues de la philosophie rationnelle comme celles de nature, de personne, de substance ou d’accident permettront de mener des analyses théologiques à propos de la Trinité, de l’Incarnation ou de l’Eucharistie. La foi n’est pas un impensé total. La théologie est justement là pour réfléchir sur les données de la foi.
  6. La raison peut établir que les mystères ne sont pas contradictoires et que les objections contre ces mystères sont erronées. (Ainsi l’Église réfute les attaques que les musulmans font à la Trinité en montrant qu’elles ne tiennent pas. S’il est impossible de prouver un mystère par définition, il est possible de défendre sa légitimité et sa convenance.)
  7. Les divers éléments contenus dans la révélation sont à l’état « brut » (Sainte Écriture et paroles de Jésus-Christ, enseignements des Pères, décrets des conciles). Il faut les coordonner, les rattacher par des liens de principe à conséquence. C’est un des principaux rôles de la théologie. 
  8. Enfin, en partant d’une proposition révélée et d’une proposition connue par la raison naturelle, on obtiendra, par voie déductive, une conclusion qui participera à la fois de la lumière révélée et de la lumière rationnelle. Par exemple : Jésus-Christ est un homme (proposition révélée), or les hommes ont une âme (proposition connue par la raison), donc Jésus-Christ a une âme (conclusion théologique). Ou encore : L’Eglise et le Pape sont infaillibles (proposition révélée), or Vatican II et ses papes successifs enseignent des erreurs opposées à la foi (proposition connue par la raison), donc Vatican II et ses papes successifs ne représentent pas l’Église et ne sont pas de vrais Papes (conclusion théologique).

Nous voyons que la foi et la raison, loin de s’opposer, s’épousent et se complètent admirablement dans le sujet humain pour la plus grande gloire de Dieu. Soyons donc raisonnables et mettons l’intelligence à la première place dans notre vie. Soyons fidèles et laissons la foi pénétrer notre intelligence, celle-ci n’en sera que plus forte. Nous devons être bien convaincus que le rejet de la religion, tantôt fanatique et militant, tantôt dédaigneux et paresseux, n’a pas sa source autre part que dans l’ignorance, l’orgueil et les attaches passionnelles. La raison n’y a jamais sa part. D’ailleurs, si la géométrie s’opposait autant à nos passions et à nos intérêts immédiats que la religion et la morale, elle serait tout autant contestée malgré toutes les démonstrations (et nous verrions des libertins dire que 2+2=4) … Avouer que la somme des angles d’un triangle est égale à 180° n’a en effet pas la même implication que d’accepter que Dieu existe et qu’il s’est révélé dans le catholicisme. Ceci explique peut-être cela ?

Lien vers une vidéo sur l’harmonie entre foi et raison, par M. l’Abbé Dutertre :

Cours extraits de trois ouvrages traitant la question des rapports entre foi et raison, philosophie et religion, philosophie et théologie. Nous en conseillons vivement la lecture :

  • Louis Jugnet, Pour connaître la pensée de saint Thomas d’Aquin, « Chapitre 1 : Foi et Raison » (nous lui empruntons la plupart de nos vues, surtout dans la partie III, jusqu’à recopier parfois texto.)

Mathis C.


 1 Dans son bref Eximiam Tuam de 1857, Grégoire XVI parle du « système erroné et très pernicieux du rationalisme, souvent condamné par le Siège apostoliques », pour mettre en échec les erreurs d’Antoine Günther. Dans le Syllabus de Pie IX publié en 1864, sont condamnés le rationalisme absolu dans la première partie, le rationalisme modéré dans la deuxième. Sont condamnées par exemple les thèses suivantes : « La raison humaine, considérée sans aucun rapport à « Dieu », est l’unique arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal : elle est à elle-même sa loi » ou « La foi du Christ est en opposition avec la raison humaine, et la révélation divine non seulement ne sert de rien, mais encore elle nuit à la perfection de l’homme ». Le concile Vatican I (1870) renouvelle ces condamnations. Léon XIII, saint Pie X et leurs successeurs se sont élevés contre le rationalisme.

2 Saint Pie X a condamné le modernisme en 1907 dans une encyclique fameuse et profonde, Pascendi Dominici gregis. Le modernisme y est dénoncé comme étant « la synthèse de toutes les hérésies ». L’année suivante, en 1908, Alfred Loisy est excommunié. En 1950, dans son encyclique Humani Generis, Pie XII condamne les erreurs modernes qui menacent les fondements de la foi. Parmi elle, la nouvelle théologie, fille du modernisme, et la critique moderniste des Saintes Écritures.

3 En défendant la légitimité de la réflexion théologique depuis son institution, l’Église écarte de facto le fidéisme. Elle a toujours enseigné que la foi et le mystère dépassaient la raison sans la contredire. Les papes des XIXème et XXème siècles l’ont du reste nominalement dénoncé, surtout dans ses formes plus récentes (le fidéisme et le traditionalisme du XIXème siècle) qui, sans nier la non-contradiction foi-raison, ont tendance à raboter le rôle, la puissance et l’importance de l’ordre naturel et de la raison (Pie IX par le concile Vatican I, saint Pie X, Pie XII…).

4 La doctrine, les principes et la méthode de saint Thomas d’Aquin ont été pleinement adopté par l’Église au moins à partir du Concile de Trente (1545 – 1563), quand saint Pie V le déclara Docteur de l’Église (1567) et que la Somme théologique devint la référence absolue dans les séminaires. En 1879, l’Encyclique Aeterni Patris de Léon XIII promeut la philosophie de saint Thomas et prescrit son étude dans les écoles et les séminaires. On y lit que « quiconque s’y est tenu ne s’est jamais écarté du sentier de la vérité et que quiconque l’a attaquée a toujours été regardé comme suspect d’erreur. »En 1914, le Motu Proprio Pastoris Angelici de saint Pie X prescrit que dans les écoles de philosophie et les séminaires seraient enseignés et tenus religieusement les principes et les grands points de la doctrine de saint Thomas d’Aquin, et que, dans les centres d’études théologiques, la Somme théologique serait le livre de texte. Enfin, le Code de droit canon de 1917, préparé par saint Pie X et promulgué par Benoît XV, prescrit en son canon 1366, §2 : « Les professeurs doivent ordonner les études de philosophie rationnelle et de théologie, de même que la formation des élèves dans ces disciplines, selon la méthode du docteur angélique, et s’en tenir religieusement à sa doctrine et à ses principes. ». 

Le schisme dans le schisme

L’état actuel de la « communion orthodoxe »


Les schismatiques orientaux, que l’on appelle improprement «orthodoxes», portent bien leur nom de schismatiques : non seulement parce qu’ils sont séparés de l’unité de l’Église catholique depuis des siècles, mais aussi parce que leur mentalité et leurs constitutions contiennent le germe de dizaines d’autres schismes, et les privent de toute unité effective au sein même de leur parti. Au gré des passions nationales et politiques, de nouvelles «églises particulières» se forment, se divisent, et s’affrontent les unes contre les autres.

La notion «d’autocéphalie», qui veut dire pour une église «être sa propre tête», est un principe central de l’ecclésiologie des schismatiques orientaux. Pour eux l’Eglise fondée par Jésus-Christ est une société de constitution aristocratique, dans laquelle le pouvoir juridique et spirituel suprême appartient à certains évêques successeurs des apôtres : ils ont en général le titre de «patriarche», sinon celui de métropolite ou d’archevêque, et ont d’autres évêques sous leur juridiction. Leur idée est de dire que les patriarches sont les successeurs du «Collège des Apôtres», collège égalitaire dans lequel toute préséance ne serait qu’honorifique. Il n’y a aucun chef suprême dans cette organisation : chaque église autocéphale est entièrement autonome, au niveau juridique et même au niveau dogmatique et spirituel. Et donc, que se passe-t-il en cas de litiges entre deux patriarcats, ou de problèmes de juridiction internes ? Qui serait capable de restaurer l’ordre dans l’Eglise universelle ? Qui a le pouvoir de déterminer les contours de l’autocéphalie, ou d’ériger de nouveaux patriarcats ? Bonne question … La réponse est simple : rien ni personne n’est en mesure d’assurer l’ordre et l’unité entre ces différentes «églises autonomes», ni non plus de définir ce qui fonde juridiquement l’autocéphalie, il suffit pour s’en convaincre d’observer l’état actuel du monde «orthodoxe». Les dissensions et les schismes se multiplient, et s’aggravent avec le temps qui passe : nous nous proposons ici de les recenser, de manière non exhaustive (il faudrait maîtriser les langues des pays concernés pour être mieux informés de leur «actualité religieuse»), afin d’illustrer le caractère désastreux de cette doctrine de «l’autonomie ecclésiastique».

En théorie, personne n’a autorité pour décider qui est autocéphale ou qui dépend de quelle juridiction : une certaine coutume fait du patriarche de Constantinople l’autorité morale garante de l’ensemble de la «communion orthodoxe» et habilitée en dernière instance à régler les conflits de juridiction, mais cette coutume est contestée et les Russes en particulier la considèrent comme obsolète. En pratique, c’est l’autorité civile qui décide ou qui fait pression : les différentes juridictions autocéphales et les différents «schismes internes» sont purement et simplement le reflet de la situation politique des territoires concernés. Le césaropapisme du temps de l’empire byzantin est toujours présent dans la vie de ces «églises orthodoxes» : leur soumission plus ou moins totale aux autorités temporelles influe sur tous les domaines de la vie ecclésiale.

C’est encore un sujet sur lequel l’histoire du christianisme démontre la supériorité intrinsèque de la religion catholique et des principes de son ecclésiologie, par rapport à ceux des soi-disant orthodoxes : la primauté du Pape dans l’Eglise, et la primauté du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, sont les deux principes qui ont fait fleurir la chrétienté du Moyen-Age, qui ont donné naissance à une société si propice à la vie religieuse et aux œuvres de bien pour la gloire de Dieu. Il n’y aurait sans doute pas autant de saints dans le calendrier si saint Grégoire VII, la bête noire des schismatiques, des protestants et des gallicans qui en font un «horrible tyran», n’avait pas défendu avec autant de courage et de fermeté la primauté pontificale. Mais cela est encore un autre sujet : contentons-nous pour le moment de montrer les schismes internes aux schismatiques.

Bartholomée de Constantinople et Cyrille de Moscou.
Source de l’image : https://www.cath.ch/newsf/eglises-orthodoxes-russes-en-europe-pas-la-majorite-des-2-3-pour-rejoindre-moscou/

  • Schisme russo-ukrainien. Au jour du 15 octobre 2018, le patriarcat de Moscou rompt la communion avec le patriarcat œcuménique de Constantinople. Le conflit entre les deux juridictions, qui se disputent en quelques sortes la primauté symbolique sur l’ensemble des «orthodoxes» (avec la théorie très populaire faisant de Moscou la «Troisième Rome»), était larvé depuis des siècles : à présent, le schisme est officiel. C’est de loin le schisme le plus considérable des derniers siècles, étant donné le poids démographique et symbolique de la Russie dans le « monde orthodoxe », et la place qu’occupe la Russie sur la scène internationale. La « communion orthodoxe » de Constantinople perds d’un seul coup 50 à 60% de ses membres. Par ailleurs d’autres juridictions autocéphales prennent parti pour les Russes, ou affichent une position mitigée entre les deux camps, ce qui brouille encore les lignes de la « communion orthodoxe ». [1]
    • L’Eglise orthodoxe d’Albanie rejoint franchement le schisme russe, en signifiant sa rupture de la communion par une lettre adressée au patriarche de Constantinople le 14 janvier 2019 et rendue publique le 7 mars 2019. [2]
    • L’Eglise de Serbie joue double jeu. Traditionnellement très russophile, la Serbie avait condamné fermement l’érection d’une église autocéphale en Ukraine (qui fait écho à ses propres problèmes de juridiction avec le Monténégro et la Macédoine du Nord). Elle n’a pas rompu officiellement avec Constantinople pour autant, et continue de donner des gages d’amitié et de communion aux deux partis.
    • Le patriarcat de Roumanie, deuxième juridiction du « monde orthodoxe » par le nombre de fidèles (environ 20 millions) temporise également. Les Roumains se posent en observateurs critiques de la situation : ils accusent les deux partis (Moscou et Constantinople) de ne pas avoir su gérer adroitement la situation. Les Roumains reconnaissent sur le principe la légitimité de l’autocéphalie ukrainienne, mais attendent de la part du patriarcat de Kiev des garanties écrites concernant leur autorité sur les 127 paroisses roumaines situées sur le territoire ukrainien (Bucovine du nord). [3]
    • Le patriarcat de Bulgarie est fortement divisé entre ses éléments russophiles et ses éléments « non-alignés ». Certains clercs avaient vigoureusement fait campagne pour que l’Eglise de Bulgarie condamne l’autocéphalie ukrainienne, qui n’a pas été possible en raison de l’opposition de l’autre tendance. Par défaut, le synode bulgare a pour l’instant une position de neutralité. Cette crise est le reflet de la division entre un parti russophile et un parti européiste au sein de la population bulgare, qui se manifeste jusqu’au sein du haut clergé. [4]
    • Le patriarcat de Géorgie, qui vit dans un climat d’hostilité ou du moins de froideur vis-à-vis de Moscou, n’a pas pour autant pris publiquement position sur la question du schisme ukrainien : le patriarche a pris soin de démentir une rumeur selon laquelle il s’apprêtait à reconnaître la légitimité de l’autocéphalie ukrainienne. Le patriarche géorgien n’avait pas pris part au grand « concile panorthodoxe » de 2016, ce qui montre par ailleurs la froideur de ses relations avec Constantinople. De toutes les « églises autocéphales », elle semble être celle qui se sent le moins concernée par la querelle entre Moscou et Constantinople.
    • Le métropolite de Pologne déclare craindre le « chaos » engendré par cette décision, et ne reconnaît pas la légitimité du nouveau patriarche ukrainien. [5]
    • Les patriarcats grecs d’Antioche et d’Alexandrie ont manifesté leur « grande inquiétude » vis-à-vis de la volonté de Constantinople de séparer l’Ukraine du territoire de Moscou. Un peu plus tard en 2019, un synode des évêques de quatre sièges autocéphales anciens (Antioche, Alexandrie, Jérusalem et Chypre) vise à porter la voix de « l’unité du monde orthodoxe », et entend se poser en médiateur entre Constantinople et Moscou, sur fond de message œcuméniste plus large à destination des « autres Eglises chrétiennes ». [6]
  • Schisme monténégrin. En 1993, dans le sillage de la dislocation de la Yougoslavie, des clercs monténégrins restaurent une « église autocéphale » qui n’est pas reconnue par Constantinople. Cette « Eglise du Monténégro » est reconnue par l’église d’Ukraine (le schisme ukrainien antérieur à l’autocéphalie reconnue par Constantinople), ainsi que par l’église de Macédoine. Environ un tiers de la population du Monténégro suit cette église au détriment de l’église serbe. [7]
  • Schisme macédonien. En 1967 l’archevêché d’Ohrid proclame unilatéralement son indépendance vis-à-vis de l’église serbe : il revendique l’autocéphalie et devient « l’Eglise orthodoxe de Macédoine ». Elle est la seule église reconnue par le gouvernement de Macédoine du Nord et rassemble la majorité de la population du pays.
  • Schisme tchéco-slovaque. En janvier 2014, l’élection de l’archevêque slovaque Rotislav à la tête de la « juridiction autocéphale des Terres tchèques et de Slovaquie » est contestée par d’autres évêques tchèques de cette juridiction. Les Slovaques reconnaissent Rotislav comme patriarche légitime, les Tchèques ne le reconnaissent pas et demandent à Constantinople d’arbitrer le différent. Entre temps, le slovaque Rotislav a officiellement soutenu le schisme russe et appelé à condamner toute tentative visant à « légaliser les schismatiques ukrainiens ». [8]
  • Schisme abkhaze. L’Abkhazie est un petit état du Caucase, indépendant de facto de la Géorgie depuis 1992, mais dont la souveraineté n’est reconnue que par sept autres états. La situation de guerre avec la Géorgie a abouti à l’expulsion de tout le clergé géorgien, et à l’organisation d’une vie ecclésiale de facto indépendante : en 2009 l’autocéphalie de «l’Eglise orthodoxe abkhaze» est déclarée unilatéralement, et n’est reconnue ni par le patriarcat géorgien ni par le patriarcat russe. Un schisme apparaît au sein même de ce schisme : le «Saint Métropolitanat d’Abkhazie» fait concurrence à «l’Eglise orthodoxe abkhaze», et parvient à se placer sous la protection canonique de Constantinople, tandis que le second groupe dépends de manière officieuse de la Russie. [9]
  • Schisme antiochien. En 2015, le patriarcat d’Antioche rompt la communion avec le patriarcat de Jérusalem, avec lequel il se partage les différents pays du Moyen-Orient, à la suite d’un différend qui les a opposés concernant la juridiction du Qatar. [10]
  • Schisme américain. En 1970, le patriarcat de Moscou reconnaît l’autocéphalie de «l’Eglise orthodoxe en Amérique». Fort contestée, cette autocéphalie est notamment refusée par Constantinople, et n’est reconnue que par les juridictions qui se trouvaient à l’époque sous influence russo-soviétique : les églises bulgare, géorgienne, polonaise et tchéco-slovaque.
  • Schisme français. La situation de « l’Eglise catholique orthodoxe de France » (ECOF), petit groupe d’environ 4000 fidèles, semble illustrer l’absurdité qu’il y a pour des ressortissants de nations catholiques à vouloir « rejoindre la communion orthodoxe », étant donné que nul ne sait dire ce qui définit réellement cette communion. Elle est fondée par le prêtre moderniste Louis-Charles Winnaert, qui avait apostasié de la religion catholique en 1919 et avait depuis erré entre les anglicans, les vieux-catholiques et les occultistes théosophiques de «l’Eglise catholique libérale». Winnaert développe à partir de 1927 le souci de rejoindre la «communion orthodoxe» tout en ayant une expérience religieuse authentiquement «gallicane» : il invente un «rite des Gaules», et veut se placer sous les hospices de la Russie tout en maintenant cette identité particulière. Son «église» est reconnue par le patriarcat de Moscou entre 1936 et 1953. Puis l’ECOF se place en 1957 sous la juridiction de «l’Eglise orthodoxe russe hors frontières», qui était le schisme des clercs russes qui avaient préféré l’exil à la domination du communisme. En 1966 cette communion est rompue. Toujours à la recherche d’une protection canonique, l’ECOF se met finalement sous l’égide du patriarcat de Roumanie en 1972 : elle devient un diocèse de cette juridiction. Mais en 1993, le patriarcat de Roumanie rompt la communion avec l’ECOF. Elle semble être depuis lors dans une sorte d’autocéphalie de facto … Qui voudrait se «convertir à l’orthodoxie» en France aurait alors le choix entre ce groupe, d’autres groupes français étranges et sans reconnaissance canonique comme «l’Eglise orthodoxe celtique», et des dizaines d’autres paroisses ethniques, qui dépendent des différentes juridictions autocéphales : église russe, église de Constantinople, église roumaine, église serbe, église bulgare, etc … qui peut-être ne s’estiment pas toutes en communion les unes avec les autres.

Voici donc le modèle de « synodalité » auquel nous convient Vatican II et les modernistes, qui fustigent la « tyrannie pontificale » et le « centralisme romain », tout comme leurs amis les schismatiques. Ceux-ci ressemblent à des enfants qui, s’étant soustraits à l’autorité de leur père, se sentent soulagés et libres de faire tout ce qui leur plaît : ces enfants donc commencent à se disputer et à se déchirer entre eux de manière interminable, personne n’ayant à leur yeux une autorité légitime pour arbitrer les différents, et pour ramener chaque membre de la famille à la considération du bien commun et de l’unité. Ils devraient plutôt comprendre que se soumettre à un père n’est pas une torture ou un empiétement sur nos droits fondamentaux, même si cela demande un peu d’humilité et d’abnégation : il s’agit d’une nécessité harmonieusement ordonnée au bien du tout et des parties. Dieu a voulu que l’Eglise ait un père en la personne de saint Pierre et de ses successeurs : l’humble soumission au pontife romain a toujours été un principe de paix, d’ordre, d’unité et de sainteté pour des générations de chrétiens fidèles, à commencer par la génération des Pères de l’Eglise, et il est vraiment pénible de voir de plus en plus de «catholiques», ignorants de leur propre histoire, faire leurs les reproches amers et injustifiés des schismatiques contre Rome.

La «collégialité» des conciliaires n’est qu’une version un peu améliorée de cette fausse ecclésiologie : elle inclut la primauté réelle (et pas simplement honorifique) de juridiction de l’évêque de Rome, successeur de saint Pierre, mais la réduit beaucoup et augmente en contrepartie le pouvoir et l’autonomie de chaque évêque diocésain. L’Eglise des collégialistes est une sorte de monarchie parlementaire, ou moins que cela, car le pape n’est que «le premier du Collège des évêques», Collège qui devient, dans cette nouvelle doctrine, sujet de pouvoir plénier et universel sur l’Eglise. Chaque évêque recevrait directement son autorité de Dieu, par le biais du sacre épiscopal : cela rapproche beaucoup les conciliaires des schismatiques et de leur doctrine de l’autocéphalie. La véritable eccésiologie catholique n’enseigne pas du tout cela : l’Eglise est une monarchie absolue, fondée sur saint Pierre par Jésus-Christ comme nous le voyons dans l’évangile, dans laquelle toute juridiction relève du pape en dernière instance. La doctrine de l’Eglise est que la juridiction de l’évêque résident vient directement du Pape, par le «mandat romain», et non pas du sacre épiscopal (qui confère la plénitude du sacerdoce, mais pas de juridiction particulière). Et au delà de la question de l’origine de la juridiction épiscopale, il n’y a aucun domaine dans lequel un évêque pourrait résister à la juridiction suprême du Pape (contrairement à ce qu’affirmaient les gallicans de la Petite-Église, qui eux défendaient cette fausse théorie d’une juridiction autonome venant du sacre épiscopal : c’est en soi un principe infini de schisme, si chaque évêque pouvait décider que le pape empiétait sur ses droits propres et refuser de lui obéir).

Contempler les divisions interminables du monde « orthodoxe » est un moyen efficace de considérer, par comparaison, à quel point la constitution divine de l’Eglise, qui fait de cette société une monarchie absolue, est pleine de sagesse et est vraiment propre à procurer le bien des fidèles et l’unité du monde chrétien. Ceux qui prétendent que l’Eglise catholique doit s’inspirer des «orthodoxes» et de leur «synodalité» pour réaliser l’idéal de l’unité du monde chrétien s’aveuglent complètement : seule la soumission commune au successeur de saint Pierre pourrait être un véritable principe d’unité, et l’Eglise avant Vatican II n’a jamais entendu l’«œcuménisme» autrement que comme le retour dans la communion romaine des chrétiens séparés. Puissions-nous le comprendre et le vivre : prions chaque jour pour le retour des égarés dans la véritable Église, et pour que cette Eglise retrouve un chef visible qui soit capable de ramener les brebis à l’unité.

Jean-Tristan B.


[1]https://www.la-croix.com/Religion/Orthodoxie/Entre-Moscou-Constantinople-monde-orthodoxe-divise-2018-10-19-1200977224

[2]https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=https%3A%2F%2Fmospat.ru%2Ffr%2F2019%2F03%2F09%2Fnews171254%2F#federation=archive.wikiwix.com

[3]https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/oir/mediateur-ou-spectateur-l-eglise-orthodoxe-roumaine-face-au-conflit-politico-religieux-en-ukrain

[4]https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/oir/l-eglise-orthodoxe-bulgare-face-l-autocephalie-de-l-eglise-orthodoxe-d-ukraine

[5]https://www.la-croix.com/Religion/Orthodoxie/nouvelle-Eglise-dUkraine-fait-peur-orthodoxes-polonais-2019-01-08-1200993950

[6]https://www.terresainte.net/2019/04/unite-des-primats-dalexandrie-antioche-jerusalem-chypre/

[7]https://journals.openedition.org/balkanologie/595

[8]https://en.wikipedia.org/wiki/Rastislav_(Gont)

[9]https://fsspx.news/fr/news-events/news/un-schisme-intra-orthodoxe-69832

[10]https://www.la-croix.com/Urbi-et-Orbi/Actualite/Monde/Le-Patriarcat-orthodoxe-d-Antioche-rompt-la-communion-avec-le-Patriarcat-de-Jerusalem-2015-07-09-1332919