Un hérétique et schismatique déclaré docteur de l’Eglise

Le dossier Grégoire de Narek

Certaines sources[1] font état d’un nouveau projet dans la Rome conciliaire, celui d’un processus de canonisation spécifique pour les non-catholiques. Ce projet serait, en soi, en parfaite continuité avec la doctrine de Vatican II, suivant laquelle n’importe quelle religion est sanctifiante. Mais il a un côté particulièrement choquant, qui donnerait une sensation de « roue libre » de la part du Vatican conciliaire, s’ils en sont réduits à honorer comme saints des personnes qui n’ont pas daigné rendre à Dieu le minimum des honneurs qui lui sont dus, en professant les vérités de la foi et la communion avec l’unique Eglise de Jésus-Christ.

Pourtant, ce fait exceptionnellement choquant et grotesque a déjà eu lieu, dans une indifférence presque générale. L’occupant du Saint-Siège, Jorge Bergoglio, a en effet de facto « canonisé » et même déclaré « docteur de l’Eglise » (le 23 février 2015) une personne qui, de manière certaine, n’a jamais fait partie de la communion catholique : Grégoire de Narek (mort au début du XIe siècle), célèbre moine et écrivain arménien, membre de la secte schismatique et hérétique qui se fait appeler « église apostolique arménienne ».

On nous objectera que Grégoire de Narek n’a pas vraiment été « canonisé » puisqu’il n’y a pas eu de procès ou de déclaration particulière à l’égard de sa sainteté : oui et en un certain sens c’est encore pire que s’il y avait eu un faux procès, car Bergoglio (et avant lui Jean-Paul II) semblent en fait accorder à l’église hérétique et schismatique des Arméniens le pouvoir de faire des canonisations elle-même, ou bien considérer que la simple réputation de sainteté parmi les hérétiques et les schismatiques est suffisante pour que l’Eglise catholique puisse considérer une personne comme sainte. Comment une telle énormité a pu passer presque inaperçue !

Nous avons souhaité, pour laver un tant soit peu l’honneur de l’Eglise, de ses saints et de ses docteurs, et démontrer une nouvelle fois toute la malfaisance de Bergoglio et des conciliaires, revenir sur cette « affaire » invraisemblable, qui semble constituer les prémices d’un déluge à venir de fausses canonisations d’hérétiques, de schismatiques ou même de païens.


1/ Les Principes

Qu’est-ce qu’une canonisation ?

La confusion universelle parmi les esprits catholiques, faisant suite à Vatican II, laisse parfois une sorte de flou autour de la notion de canonisation. Pour certains, la canonisation consiste simplement, pour l’Eglise, à dire qu’une personne a sauvé son âme : on appelle en effet, sous un certain rapport, « saintes » toutes les personnes qui sont en état de grâce, ce qui inclut les personnes vivant sur terre et celles qui ont connu la mort naturelle (âmes du Purgatoire et âmes du Paradis). Cette conception minimaliste de la canonisation est tout simplement fausse : lorsque l’Eglise prends soin de déclarer qu’une personne est « sainte » et de se référer à elle par ce titre, ce n’est certainement pas pour se contenter de dire qu’elle a sauvé son âme ; l’Eglise canonise et honore du titre de saint uniquement des personnes qui ont fait preuve d’une pratique héroïque des vertus, pour faire de leur vie un exemple à suivre pour tous les catholiques :

« Les Saints sont ceux qui, pratiquant héroïquement les vertus selon les enseignements et les exemples de Jésus-Christ, ont mérité une gloire spéciale dans le ciel et même sur la terre , où, de par l’autorité de l’Eglise, ils sont publiquement honorés et invoqués ».

Catéchisme de Saint Pie X

« L’Eglise catholique ne canonise ou ne béatifie que ceux dont la vie a été marquée par l’exercice d’une vertu héroïque, et uniquement après que ce fait ait été prouvé par une réputation commune de sainteté et par des arguments concluants ».

Catholic Encyclopedia : « Beatification and Canonization »

A ce titre, la canonisation est à considérer, de manière certaine, comme relevant du magistère infaillible de l’Eglise catholique (c’est ce qu’enseignait, en outre, le cardinal Lambertini, futur pape Benoît XIV, dans un ouvrage de référence sur la question[2]) : elle est un enseignement à part entière, puisque le pape, lorsqu’il proclame la sainteté d’une personne, nous dit que la vie publique de cette personne est un exemple incarné de ce qu’il faut croire (la foi) et de ce qu’il faut faire (les mœurs) pour vivre dans l’amitié de Dieu et sauver son âme. Ne disons-nous pas que les actes valent plus que les paroles ? Ainsi, la vie des saints telle que l’Eglise nous propose de la contempler est une sorte de magistère encore plus frappant  que le seul énoncé des vérités doctrinales. La vie des saints est encore une apologétique plus efficace que les meilleures démonstrations logiques : la logique prouve l’existence de Dieu dans l’abstrait, la vie des saints prouve l’existence de Dieu « dans le concret » : oui, Dieu est vivant, si de simples hommes ont pu vivre de cette manière et faire ce qu’ils ont fait[3]. Enfin il n’y a rien de plus propre que la vie des saints pour mouvoir la volonté vers plus d’héroïsme, plus de résolution, plus d’amour pur et sincère pour Dieu. Nous avons tous un besoin instinctif d’admirer, d’imiter et de nous conformer à des exemples d’hommes que nous percevons comme supérieurs à nous-même : plutôt que d’admirer des mondains qui n’ont travaillé que pour des choses périssables, l’Eglise nous enseigne d’admirer des hommes et des femmes qui ont travaillé pour l’éternité.

Sachant donc ce qu’est une canonisation, il est impossible d’envisager un seul instant que l’Eglise puisse considérer comme « saint » quelqu’un qui n’était pas catholique. Ici, il ne s’agit pas de discuter de la question de savoir si une personne qui se trouve extérieurement hors de la communion catholique peut sauver son âme, question déjà tranchée en un sens favorable par le magistère de l’Eglise[4]. Il s’agit de savoir si quelqu’un qui, malgré sa possible bonne foi, s’est trouvée de manière objective et indiscutable hors de la communion avec l’unique Eglise de Jésus-Christ, et en communion avec une secte hérétique et schismatique, peut servir d’exemple parfait de vertu à l’ensemble des catholiques. Pour toute personne de bonne foi, il sera impossible de répondre autrement que par la négative : non, évidemment, il est impossible que l’Eglise canonise quelqu’un qui était publiquement schismatique et hérétique. Car agir en sens contraire serait dire, par des actes qui parlent plus que des mots : il est possible de vivre dans une parfaite amitié avec Dieu et d’atteindre les plus hauts sommets de la vertu en étant schismatique et hérétique. Autrement dit : il est purement facultatif d’adhérer à l’Eglise catholique pour sauver son âme et être saint, du moment que l’on a une expérience religieuse personnelle fructueuse. C’est précisément ce que veut enseigner Vatican II, en disant que les églises hérétiques et schismatiques sont des « moyens de salut »[5].


Qu’est-ce qu’un docteur de l’Eglise ?

L’imposition du titre de « docteur de l’Eglise » n’est réservée par le pape qu’à certains saints bien particuliers, des personnes qui se sont spécialement distinguées, en plus de leurs vertus héroïques, par la clarté et l’abondance de leur enseignement sur tout ou partie de la doctrine chrétienne, par leur « doctrine éminente »(eminens doctrina). Il ne s’agit pas simplement d’un titre honorifique  parmi d’autres : l’Eglise a créé ce titre pour donner une autorité morale spéciale à l’enseignement de ces maîtres de la doctrine chrétienne, et a prévu pour les honorer des dispositions liturgiques bien spéciales (messe propre, avec rang liturgique équivalent à celui des apôtres et des évangélistes).

Saint Athanase, déclaré docteur de l’Eglise par Saint Pie V

Le pape Boniface VIII créé ce titre et les privilèges liturgiques associés en 1295, à l’intention des quatre Pères de l’Eglise latins : St Augustin, St Ambroise, St Jérôme et St Grégoire le Grand. Le pape St Pie V accorde ensuite ce titre à quatre Pères de l’Eglise orientaux ainsi qu’à Saint Thomas d’Aquin. Le titre sera ensuite accordé progressivement à d’autres saints éminents pour leur doctrine, jusqu’à atteindre sous Pie XII le nombre de 29 docteurs de l’Eglise.

Ces docteurs ont tous pour points commun d’être saints, soit qu’ils aient fait l’objet d’un procès de canonisation en bonne et due forme, soit qu’ils jouissent d’une très éminente et très ancienne réputation de sainteté dans l’Eglise. Le site « eglise.catholique.fr », géré par les évêques conciliaires de France, rappelle que cette canonisation est  nécessaire pour être docteur de l’Eglise :

«  Les conditions requises pour devenir docteur, d’ailleurs toujours à titre posthume, sont d’être un saint canonisé, d’avoir élaboré une pensée de la foi en accord avec les principes de base de l’Église tout en découvrant un pan inexploré de l’écriture se vérifiant comme fondamental par son influence auprès des fidèles et par une renommée internationale. Le Vatican concède, à la suite d’une étude poussée des candidatures proposées, ce titre exceptionnel. »[6]

On ne pourra donc nous reprocher « d’inventer » la condition de la canonisation pour les docteurs de l’Eglise, puisque les autorités conciliaires elles-mêmes admettent ce principe comme évident.

***

Or voici le problème : les conciliaires considèrent comme saint, au même titre que les saints canonisés, quelqu’un qui a été canonisé par une secte hérétique, et qui a toujours été publiquement hérétique.

Prétendre qu’un hérétique puisse être « d’éminente doctrine » et être suivi comme un guide sûr par l’ensemble des catholiques est une moquerie insupportable. Il s’agit d’un signe évident, un de plus, que Bergoglio n’a aucune intention de poursuivre le bien de l’Eglise, en particulier de défendre la foi et de lutter contre l’hérésie.


2- Les faits

Pour bien comprendre la gravité de cette fausse imposition du titre de « docteur de l’Eglise », et de cette fausse imposition du titre de « saint », il est utile de revenir un instant sur 1) ce qu’est « l’église apostolique arménienne », 2) qui a été Grégoire de Narek, 3) dans quel contexte il a été nommé « docteur de l’Eglise ».


L’église apostolique arménienne

L’Arménie est la première nation à avoir adopté comme religion officielle le christianisme autour de l’an 300, grâce à l’apostolat de Saint Grégoire l’Illuminateur. Durant l’antiquité tardive, l’Arménie est une zone montagneuse disputée entre l’influence de l’empire romain d’Orient (qui possède une partie de l’ancien royaume d’Arménie, la province d’« Arménie mineure ») et celle de l’empire perse sassanide (dont le roi d’« Arménie majeure » est vassal) : cette double pression byzantine et perse en Arménie dure jusqu’à la conquête arabe. Les prélats arméniens doivent lutter contre le paganisme, le mazdéisme/zoroastrisme et le nestorianisme, hérésie adoptée par l’Eglise de Perse. Politiquement, culturellement et ensuite religieusement, les Arméniens cherchent à s’extirper de la double influence byzantine et perse, ce qui va favoriser une mentalité schismatique.

Si les Arméniens ont toujours été très virulents contre le nestorianisme, il ne semble pas qu’ils aient adopté immédiatement le monophysisme, après les condamnations du Concile de Chalcédoine (451). C’est en l’an 506, lors du premier concile de Dvin, que commence clairement le schisme arménien : les évêques d’Arménie, d’Ibérie et d’Albanie du Caucase ratifient intégralement l’Henotikon de l’empereur Zénon, déclaration trop favorable au monophysisme condamnée par le pape Félix III en 484 ; les Byzantins ayant ignoré l’anathème, cet épisode donna lieu au premier schisme entre Rome et Constantinople (484-518). C’est donc dans cette période de schisme que les Arméniens décident de prendre le parti de Constantinople. Le deuxième concile de Dvin (555) entérine le choix de l’hérésie monophysite et de la séparation complète par rapport à Constantinople et au reste de la communion catholique. Depuis cette date, au moins, il faut admettre que l’église arménienne s’est séparée de l’Eglise universelle, pour n’y plus jamais retourner.

A plusieurs reprises suite à cet évènement, les Arméniens refusent les invitations des empereurs byzantins à accepter les canons du Concile de Chalcédoine. Sous le catholicossat de Komitas d’Aghdsk (615-628), un recueil de textes dogmatiques de l’Eglise arménienne est édité sous le nom de « Sceau de la Foi », au contenu virulemment anti-chalcédonien (il contient entre autres choses des écrits de Timothée II d’Alexandrie, premier « pape copte » suite à la déposition du patriarche Dioscore Ier par le Concile de Chalcédoine pour son hérésie miaphysite). Depuis ce temps, « l’église apostolique arménienne » ne s’est jamais départie du monophysisme : elle est en contact régulier avec l’Eglise de Constantinople, mais ne s’y rallie jamais. En l’an 726, le catholicos Hovhannès III d’Odzoun convoque un concile interne au monophysisme, chargé de réconcilier les Jacobites (monophysites syriaques) et les Arméniens sur la question de la corruptibilité du corps du Christ. Au cours des VIIIe et IX siècles, les persécutions des Arabes poussent de nombreux Arméniens à s’exiler vers les terres de l’empire byzantin, ce qui augmente les tensions ecclésiologiques byzantino-arméniennes. En l’an 862, le patriarche de Constantinople Photius (qui sera bientôt excommunié par le pape) tente de rallier l’Eglise arménienne à Constantinople : le prince d’Arménie et le catholicos ne produisent que des réponses ambiguës,  aucun ralliement réel n’a lieu. Au Xe siècle le catholicos Théodore Ier Rechtouni (régnant dans les années 930) tentera de se rapprocher, sans succès, du patriarche de Constantinople et de l’empereur. Sous le catholicossat d’Ananias Ier de Moks (943-967), ennemi plus déterminé de la doctrine catholique, les conditions du dialogue se raidissent brutalement : les clercs arméniens jugés trop chalcédoniens sont persécutés, il va jusqu’à imposer de rebaptiser les personnes qui ont reçu le baptême dans l’Eglise grecque. Il faut attendre de longs siècles pour voir ensuite des groupes significatifs d’Arméniens revenir au catholicisme, essentiellement des membres de la diaspora.


Grégoire de Narek

Grégoire de Narek naît vers l’an 950, à l’époque d’Ananias Ier, dans une famille noble. Il est le fils de Khosrov d’Andzev, devenu prêtre en 950 puis évêque suite au décès de sa femme. En tant qu’évêque, Khosrov finit par être « excommunié » de l’Eglise arménienne par Ananias qui le juge trop favorable à la doctrine chalcédonienne. Elevé par son oncle Anania de Narek (c. 920-980), supérieur du monastère de Narek, Grégoire grandit dans une ambiance de défiance vis-à-vis de l’autorité de l’église arménienne, quand de nombreux clercs arméniens envisagent un rapprochement avec l’Eglise catholique : simple défiance, car officiellement le monastère de Narek est en « pleine communion » avec l’église apostolique arménienne.  Le monastère a même été fondé par des moines chassés de Cappadoce pour leur refus du chalcédonisme. 

Mais la question du ralliement au Concile de Chalcédoine n’est pas le seul débat théologique de l’époque. Il semble que les moines de Narek aient développé une doctrine qui mette au second plan l’appartenance à l’institution ecclésiastique pour se concentrer sur une relation personnelle avec Dieu : il faudrait étudier le détail de leurs écrits pour mieux comprendre ce sujet, mais certains commentateurs établissent un parallèle entre la doctrine mystique de Grégoire de Narek et le protestantisme. La secte des pauliciens/tondrakites, active en Arménie à l’époque, rejette  frontalement toute notion de clergé et de sacrements (ils sont, vraisemblablement, les précurseurs du catharisme). Certains pensent que Grégoire de Narek a écrit contre les tondrakites (par exemple dans son ouvrage Histoire de la croix d’Aparan) parce qu’il était suspecté par ses contemporains d’adhérer à cette hérésie.   

Une chose est certaine, concernant la position théologique et ecclésiale de Grégoire de Narek : il n’a jamais adhéré au catholicisme et à l’Eglise catholique[7]. Le site « catholique » nominis.cef.fr, chargé de répertorier les différents « saints du jour », nous apprend dans une courte biographie de « Saint Grégoire de Narek, docteur de l’Eglise » que « des jaloux [l’ont accusé] d’hérésie »[8], avant qu’il ne prouve son innocence par un miracle. Le site ne prend pas la peine de préciser pour quelle « hérésie » Grégoire fut mis en cause par les Arméniens … car en effet, le moine de Narek fut à ce moment accusé de chalcédonisme, c’est-à-dire de catholicisme, comme son père Khosrov l’avait été[9]. Son hagiographie légendaire (ayant court dans l’église schismatique et hérétique des Arméniens) rapporte donc qu’il aurait prouvé par un miracle qu’il n’adhérait pas à la doctrine catholique … le miracle en question étant de rendre la vie à des pigeons cuits qu’on essayait de lui faire manger un jour de jeûne. On croit marcher sur la tête en voyant de prétendus catholiques rapporter candidement ces récits.

S’il n’a pas toujours été en grâce de son vivant, Grégoire de Narek est devenu après sa mort un saint et un écrivain de premier plan pour « l’église apostolique arménienne », à partir du XIIe siècle au moins : on chante aujourd’hui encore, dans les églises arméniennes, des hymnes et des prières composées par lui, et son « Livre des Lamentations » est un élément de base de la culture religieuse arménienne. Il jouit visiblement d’une renommée littéraire considérable, qui lui donnerait un statut analogue à celui de Bossuet pour la langue française, avec un style particulièrement émouvant et pieux. Bossuet n’a pas cessé d’être respecté et cité par les catholiques en plus haut lieu[10], malgré son adhésion aux thèses hérétiques du gallicanisme : pour autant, on ne songerait pas un seul instant à faire de Bossuet un « docteur de l’Eglise » pour faire plaisir aux Français, précisément en raison de  ses fautes doctrinales publiques. Eût-il erré en bonne foi, l’image publique de Bossuet est irrémédiablement souillée par le gallicanisme, et à ce titre il est impossible d’en faire un modèle pour tous les chrétiens. Et pourtant Bossuet n’a jamais (à notre connaissance) officiellement rompu la communion avec l’Eglise catholique, ou fait l’objet d’une sentence d’excommunication, à une époque où la condamnation du gallicanisme était moins claire qu’elle ne l’est depuis Vatican I ; Grégoire de Narek, en sens contraire, a toujours été hors de la communion catholique et membre d’une secte monophysite. Il est infiniment moins éligible que ne pourrait l’être Bossuet au titre de docteur de l’Eglise, et la beauté de ses écrits n’y change rien.


Les conciliaires et Grégoire de Narek

François faisant l’accolade aux chefs des « Églises d’Arménie » lors de l’inauguration d’une statut de Grégoire de Narek dans les Jardins du Vatican, le 5 avril 2018.

Jean-Paul II avait déjà appelé Grégoire de Narek « saint » dans son encyclique Redemptoris Mater (25 mars 1987) : « Dans son panégyrique de la Théotokos, saint Grégoire de Narek, une des gloires les plus éclatantes de l’Arménie, approfondit avec une puissante inspiration poétique les différents aspects du mystère de l’Incarnation, et chacun d’eux est pour lui une occasion de chanter et d’exalter la dignité extraordinaire et l’admirable beauté de la Vierge Marie, Mère du Verbe incarné» [11]. Ainsi François n’est pas le premier faux-pape de Vatican II à « canoniser » un hérétique et un schismatique, dans la plus grande des décontractions.

Cette « canonisation de facto » est, disions-nous, en un certain sens plus choquante que s’il y avait eu un faux procès de canonisation, car elle implique :

  • une reconnaissance tacite de l’autorité de « l’église apostolique arménienne » en matière de canonisation ;
  • ou alors une reconnaissance tacite du fait que la réputation de sainteté parmi les hérétiques et les schismatiques équivaut à la réputation de sainteté parmi les catholiques et suffit à faire considérer comme sainte une personne qui n’a pas été canonisée, ce qui n’est guère mieux.

Il ne faut pas voir dans cette « canonisation » et cette imposition du titre de « docteur de l’Eglise » autre chose qu’une mise en application de l’œcuménisme, dans la droite ligne de Vatican II : pour François, les églises schismatiques et hérétiques sont véritablement membres de l’unique Eglise du Christ ; sinon, comment un membre de ces églises séparées pourrait-il être « docteur de l’Eglise » ?

En effet François nous fait comprendre, dans son allocution prononcée à cette occasion[12], qu’il lui importerait peu de nommer Grégoire de Narek « docteur de l’Eglise », si celui-ci n’était pas précisément membre d’une église schismatique et hérétique, car il s’agit d’un de ces « gestes œcuméniques » qui sont supposés faire progresser la cause de l’unité chrétienne :

  • Cette proclamation a lieu en présence de « Sa Sainteté Karekin II, Patriarche Suprême et Catholicos de tous les Arméniens », et « Sa Sainteté Aram Ier, Catholicos de la Grande Maison de Cilicie », soit les deux personnages les plus élevés de la hiérarchie de « l’église apostolique arménienne ».
  • Le message qui accompagne la proclamation répète à l’envi que le peuple arménien (non-catholique dans son immense majorité) compte un grand nombre de martyrs et d’authentiques confesseurs de la foi.
  • Cette déclaration intervient dans le contexte du centenaire du génocide arménien : Bergoglio souhaite « que ceci soit surtout un temps fort de prière, pour que le sang versé, par la force rédemptrice du sacrifice du Christ, opère le prodige de la pleine unité entre ses disciples. Qu’il renforce en particulier les liens d’amitié fraternelle qui déjà unissent l’Église Catholique et l’Église Arménienne Apostolique. Le témoignage de tant de frères et sœurs qui, sans défense, ont sacrifié leur vie pour leur foi, rapproche les diverses confessions : c’est l’œcuménisme du sang qui a conduit saint Jean-Paul II à célébrer ensemble, durant le Jubilé de l’an 2000, tous les martyrs du XXème siècle » : encore un exemple de l’œcuménisme de Vatican II, qui consiste à « rapprocher » les « églises » entre elles, au lieu de souhaiter le retour des non-catholiques dans l’unique Eglise du Christ.
  • Bergoglio va même jusqu’à assurer sa « proximité », « à l’occasion de la cérémonie de canonisation des martyrs de l’Église Arménienne Apostolique qui aura lieu le 23 avril prochain en la cathédrale d’Etchmiadzin» : comme si, encore une fois, il reconnaissait à cette secte non-catholique le pouvoir de canoniser, et  comme s’il était bien fondé de déclarer sans examen que toutes les victimes du génocide arménien soient des « martyrs de la foi ».

Conclusion

Le dossier Grégoire de Narek est une synthèse de l’absurdité de l’œcuménisme. Dans l’esprit de Vatican II, le « pape » se met à déclarer qu’un moine hérétique et schismatique est un exemple de vertu héroïque (un saint), un maître spécialement éminent de la doctrine catholique (un docteur de l’Eglise), en considérant comme valide sa « canonisation » par une secte hérétique et schismatique (l’église apostolique arménienne), et en espérant que cette occasion permettra d’augmenter « l’amitié fraternelle » entre l’Eglise catholique et cette secte monophysite.

En plus d’être une insulte à l’honneur de l’Eglise catholique, cette situation est d’une tristesse insupportable pour le salut des Arméniens et plus généralement de tous les peuples d’Orient, séparés de l’Eglise depuis des siècles : prions pour qu’un véritable pape retourne sur le trône de Saint Pierre et leur montre l’exemple éclatant de la vérité du catholicisme, afin qu’ils reviennent dans l’unité de l’Eglise.

Jean-Tristan B.


[1] https://infovaticana.com/2022/10/07/el-vaticano-inaugura-un-proceso-de-canonizacion-para-los-no-catolicos/

[2] Voir cet article concernant le débat entre FSSPX et sédévacantistes à propos de l’infaillibilité des canonisations : https://www.sodalitium.eu/canonisation-escriva-de-balaguer-commentaire-sodalitium/

[3] Une anecdote célèbre rapporte la conversion d’un juif qui, chargé de mettre de l’ordre dans certains dossiers de béatification dans les archives du Vatican, s’est trouvé frappé par le caractère exceptionnel des faits rapportés : son étonnement fut au comble lorsqu’on lui expliqua qu’il n’avait consulté que les dossiers de personnes dont la cause de béatification n’avait pas abouti, faute de preuves suffisantes.

[4] Suivant la doctrine dite de « l’âme de l’Eglise » : une personne peut se trouver, sans faute de sa part par suite d’une « ignorance invincible », hors de la communion visible avec l’Eglise catholique – corps de l’Eglise -, mais être unie à l’Eglise mystique – âme de l’Eglise – par une foi implicite et une charité sincère envers Dieu : le principe « hors de l’Eglise, pas de salut » reste valable dans ce cas, car il y a appartenance implicite et invisible à l’Eglise chez « l’infidèle de bonne foi ».

[5] Voir un article autour de cette question : https://religioncatholique.fr/2021/05/15/les-schismatiques-sont-ils-membres-de-leglise/

[6] https://eglise.catholique.fr/approfondir-sa-foi/temoigner/figures-de-saintete/441329-quest-ce-quun-docteur-de-leglise/

[7] Ceci est affirmé sans ambiguïté par les conciliaires eux-mêmes, par exemple ce professeur de l’Université de Saint-Thomas (St Paul, Minnesota) : “St. Gregory of Narek lived and died as a member of Armenian Apostolic Church, making him the only Doctor who was not in communion with the Catholic Church during his lifetime” – https://news.stthomas.edu/theology-matters-new-doctor-church-st-gregory-narek/

[8] https://nominis.cef.fr/contenus/saint/5899/Saint-Gregoire-de-Narek.html

[9] Jean-Michel Thierry, « Indépendance retrouvée : royaume du Nord et royaume du Sud (ixe – xie siècle) — Le royaume du Sud : le Vaspourakan », dans Gérard Dédéyan (dir.), Histoire du peuple arménien, Toulouse, Privat, 2007 (1re éd. 1982) (ISBN 978-2-7089-6874-5), p.290

[10] Le pape Léon XIII, dans son encyclique Depuis le jour (08/09/1899), ne craint pas de recommander l’étude de Bossuet aux étudiants ecclésiastiques français : « Toutefois, et après avoir fait à cette exigence des programmes la part qu’imposent les circonstances, il faut que les études des aspirants au sacerdoce demeurent fidèles aux méthodes traditionnelles des siècles passés. Ce sont elles qui ont formé les hommes éminents dont l’Eglise de France est fière à si juste titre, les Pétau, les Thomassin, les Mabillon et tant d’autres, sans parler de votre Bossuet, appelé l’aigle de Meaux, parce que, soit par l’élévation des pensées, soit par la noblesse du langage, son génie plane dans les plus sublimes régions de la science et de l’éloquence chrétienne ». Il serait donc contraire à la pratique de l’Eglise de prétendre qu’il faille jeter tout Bossuet à la poubelle en raison de ses errements doctrinaux. Ses enseignements sur la spiritualité ne sont pas spécialement entachés par le gallicanisme. 

[11] https://www.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_25031987_redemptoris-mater.html

[12] https://www.vatican.va/content/francesco/fr/messages/pont-messages/2015/documents/papa-francesco_20150412_messaggio-armeni.html

L’erreur du salut par la piété seule


Nous publions ici la traduction d’un article du blog de Mgr Sanborn [1] contre la culture moderne et l’idée qu’il suffit d’être « pieux » pour sauver son âme, qu’il suffit de transmettre à ses enfants la piété pour en faire de parfaits chrétiens. En effet il ne suffit pas d’entretenir de multiples pratiques de piété, même très sincères, pour être un bon chrétien qui vit loin du péché : il faut aussi être prudent vis-à-vis de la perversion omniprésente de la société, perversion qui se véhicule partout par la culture. Il n’est pas normal que la culture moderne s’invite dans les foyers catholiques comme une chose banale et sans conséquence. La nécessité de la mortification, principe central de la spiritualité catholique, doit s’appliquer en premier lieu, dans le monde actuel, à la fuite des occasions de péché données par la culture moderne : si les enfants ne sont pas élevés dans cet esprit de mortification, il ne faut pas s’étonner qu’ils abandonnent la religion ensuite.


Tout le monde a entendu parler de l’enseignement hérétique de Luther du « salut par la foi seule ». Il consiste à dire que l’unique acte nécessaire au salut est l’acte de foi, ce qui signifie pour lui et pour les protestants d’une manière générale la « confiance en Dieu ». Pour les catholiques, la foi veut dire l’assentiment de l’intelligence, par le moyen d’une vertu surnaturelle infusée par Dieu, aux vérités révélées par Dieu et proposées comme telles par l’autorité enseignante de l’Eglise catholique romaine. Ainsi, pour Luther et ses partisans, les péchés ne sont pas retenus contre vous dans l’ordre du salut. Il n’y a aucune nécessité de se mortifier. Aucune nécessité de faire pénitence. Luther disait : « Soyez un pécheur et péchez effrontément, mais croyez et réjouissez-vous en Christ encore plus effrontément … Aucun péché ne nous séparera de l’Agneau, même si l’on commettait mille fois par jour la fornication et l’adultère » [2].

Aucun catholique ne dirait cela. Tout catholique sait qu’il sera jugé sur ses actions au moment de sa mort, et pas simplement sur sa confiance en Dieu. Néanmoins, de nombreux catholiques, et je veux parler ici de ceux qui ont rejeté Vatican II et adhèrent à la foi traditionnelle, tiennent une formule similaire, que je décris comme le salut par la piété seule.

Voici le cas typique. Un tel catholique croit en tout ce que l’Eglise enseigne, récite fréquemment et fidèlement son chapelet, peut-être tous les jours, va à la messe tous les dimanches, participe éventuellement à des pratiques dévotionnelles au cours de la semaine, se confesse souvent, et possède chez lui de nombreuses images de Notre Seigneur, de Notre-Dame et des saints. Peut-être même qu’il dirige chaque soir la récitation du chapelet en famille.

De l’autre côté, ce même catholique vivra selon tous les standards de la culture moderne. Il regarde des productions impures à la télévision, au théâtre ou sur internet. Il écoute de la musique rock. Il élève ses enfants suivant toutes les idées modernes, c’est-à-dire qu’il les laisse suivre leurs instincts sans discipline, ou dans le cadre d’une discipline inefficace. S’il est un homme, il échoue à affirmer son autorité dans le foyer. Si elle est une femme, elle est fortement influencée par le féminisme, et échoue à comprendre son rôle dans la maison.

Ils se vêtissent suivant la mode moderne, aussi immodeste soit-elle. Ils fréquentent des plages bondées où il y a partout une grave impudicité. Ils vont dans des endroits tels que Disneyland : sans commentaire.

Ils acceptent dans leurs familles ceux qui sont « divorcés et remariés », ou qui vivent en concubinage.

Ils envoient leurs enfants dans des écoles qui ont été inventées pour détruire la foi catholique et les bonnes mœurs de leurs enfants. Ils se réjouissent de leurs accomplissements lorsqu’ils en ressortent diplômés, sans se soucier de la destruction spirituelle de leur enfant.

Ils approuvent pour leurs enfants des conjoints qui sont hérétiques, impies, et/ou impurs.

Et lorsqu’enfin leurs enfants, une fois parvenus à l’âge adulte, sont devenus des athées et des gauchistes, ces mêmes catholiques viennent demander au prêtre : « en quoi me suis-je trompé ? »

Ils se sont trompés de la même manière que Luther s’est trompé. Ils pensaient que la piété seule suffirait à faire de leurs enfants des catholiques, et les protégerait des mauvaises influences du monde moderne. Pour Luther, c’était la foi seule ; pour ces catholiques, c’est la piété seule.

Contemplons la Sainte Croix. Il y a deux grandes leçons dans la Croix du Christ : 1- l’amour de Jésus pour Son Père ; 2- la mise à mort du vieil Adam du péché.

Notre Seigneur sur la Croix a obtenu notre salut en donnant à Son Père, au nom de l’humanité qu’il avait lui-même prise, l’obéissance à Sa volonté jusqu’à la mort de la Croix.

Cette obéissance du Christ fut le remède à la désobéissance d’Adam et, en définitive, à la désobéissance de tout homme qui commet un péché. L’agréable odeur de l’obéissance de Son Fils l’emportait de loin sur la puanteur du péché humain. Ceci est un des aspect de la rédemption du genre humain.

L’autre aspect est la mortification de l’homme de péché. Il y avait une peine de mort à payer pour les péchés des hommes, et Notre Seigneur l’a payée. La vie spirituelle catholique est basée sur ces deux aspects de la Croix. D’un côté se trouve l’amour de Dieu, qui inclut l’obéissance aux commandements de Dieu et la piété, c’est-à-dire tous les actes d’adoration et de prière que nous offrons à Dieu. De l’autre côté se trouve la mortification, c’est dire la mise à mort dans nos âmes des effets du péché originel et des péchés actuels. La mortification consiste entre autres choses à éviter les occasions de péché.

La culture moderne est un produit du diable, et constitue une énorme occasion de péché. La piété ne sera pas agréable à Dieu, et ne produira pas de bons effets, si les catholiques boivent chaque jour le poison de la culture moderne.

Si les parents catholiques veulent avoir des enfants catholiques plutôt que des enfants païens, et s’ils veulent avoir des petits-enfants catholiques, il est nécessaire qu’ils se coupent du monde moderne. Cela demande beaucoup de sacrifices : ils ne pourront pas participer aux amusements et aux réjouissances du plus grand nombre. Les enfants doivent comprendre cette nécessité de la mortification et du sacrifice.

Je suis certain que les catholiques qui vivaient dans l’empire romain dans les premiers temps de l’Eglise ont eu le même problème [3]. Rome était un lieu de débauche gratuite, de jeux cruels, d’impudicité grossière, d’idolâtrie et de superstition. L’Eglise a pourtant resplendi dans ces temps anciens : c’est parce que les catholiques s’étaient coupés de la culture païenne de leur temps.

Mgr Donald Sanborn


[1] https://inveritateblog.com/2022/08/29/salvation-through-piety-alone/

[2] Weimar ed. vol. 2, p. 372; Letters I, Luther’s Works, American ed., vol. 48, p. 282.

[3] N.D.T : au IIIe siècle, l’évêque Saint Cyprien de Carthage (mort martyr en 258 sous la persécution de Valérien) écrit un traité contre les spectacles, répondant aux arguments de certains chrétiens tièdes qui, pour ne pas avoir à sacrifier leur sociabilité, leurs habitudes et leur soif de divertissement, prétendaient qu’il était possible d’assister aux jeux du cirque et au théâtre malgré l’infestation du paganisme dans ces divertissements. C’était, en effet, une situation semblable à la nôtre. Ces jeux et ces scènes de théâtre avaient une relation explicite avec l’idolâtrie, ce qui rendait toute participation impossible pour un chrétien – mais saint Cyprien précise bien que même sans ce caractère idolâtre, l’immoralité de ces spectacles devaient suffire à l’en éloigner absolument.

Mais se priver des spectacles infestés de paganisme, est-ce se priver de tout amusement et de tout émerveillement ? Saint Cyprien répond : 

« Ne croyez pas que les spectacles manquent au chrétien s’il sait se recueillir en lui-même, il trouvera des plaisirs vrais et utiles. Je ne parlerai pas de ces beautés qu’il ne nous est pas encore permis de contempler; mais combien d’autres se présentent à nos regards! La magnificence du monde, le lever et le coucher du soleil amenant l’alternative des jours et des nuits; le globe de la lune, marquant par ses diverses phases la fuite rapide du temps; les constellations qui brillent sur nos têtes, le cercle des saisons, la terre se balançant dans l’espace avec ses montagnes et ses fleuves; les mers avec leurs flots et leurs rivages; l’air répandu partout et nous donnant tour-à-tour la pluie et la sérénité; tous ces éléments divers alimentant chacun les habitants qui lui sont propres, l’air les oiseaux, l’eau les poissons. la terre les hommes, voilà les spectacles dignes d’un chrétien.

Quel théâtre, bâti par les hommes, pourra être mis en parallèle avec les œuvres du Créateur? supposez les pierres aussi grandes que vous le voudrez, ce n’est qu’un fragment de montagne, et les lambris dorés ne feront jamais pâlir l’éclat des astres. On admire bien peu les œuvres humaines quand on se reconnaît fils de Dieu; et d’ailleurs se serait manquer à sa noblesse que de ne pas réserver au Créateur toute son admiration.

Que le chrétien étudie les saintes Écritures : là encore il trouvera des spectacles dignes de sa foi. II verra Dieu créer le monde ainsi que les animaux et les soumettre au pouvoir de l’homme. Il verra les méchants engloutis dans un naufrage commun et les justes miraculeusement sauvés. Il verra la mer se dessécher pour offrir un chemin au peuple de Dieu et les rochers s’ouvrir pour le désaltérer. Il verra la nourriture descendre du ciel pour le nourrir, les fleuves enchaîner leurs eaux, les justes sauvés d’une fournaise ardente, les bêtes féroces domptées par la foi, les morts sortir de leurs tombeaux, et pour couronner .le spectacle, le démon, qui avait soumis le monde à son empire, abattu sous les pieds du Christ. Quel spectacle mes frères! qu’il est magnifique! qu’il est agréable! qu’il est utile! Il renferme tout ce qui anime notre espérance et assure notre salut. On peut en jouir, même quand on a perdu l’usage de ses yeux. Ce spectacle, ce n’est pas un consul, un prêteur qui le donne, mais c’est le Créateur de toutes choses, le seul Dieu unique, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ glorifié et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »

http://jesusmarie.free.fr/cyprien_de_carthage_les_spectacles.html

La Prééminence de saint Joseph sur tout autre saint, par le Révérend Père Réginald Garrigou-Lagrange O.P. (1877 – 1964)

SOMMAIRE


La doctrine selon laquelle saint Joseph, après Marie, a été et est toujours plus uni à Notre-Seigneur que tout autre saint tend à devenir de plus en plus une doctrine communément reçue dans l’Église. Elle ne craint pas de déclarer l’humble charpentier supérieur en grâce et en béatitude aux Patriarches, à Moïse, le plus grand des prophètes, à saint Jean-Baptiste, et aussi aux Apôtres, à saint Pierre, à saint Jean, à saint Paul, à plus forte raison supérieur en sainteté aux plus grands martyrs et aux plus grands docteurs de l’Église.

Cette doctrine a été enseignée par Gerson[1], par saint Bernardin de Sienne[2]. Elle devient de plus en plus courante à partir du XVIe siècle : elle est admise par sainte Thérèse, par saint François de Sales, par Suarez[3], plus tard par saint Alphonse de Liguori et beaucoup d’autres[4]. Enfin S. S. Léon XIII, dans l’encyclique Quanquam pluries, a écrit : « Certes, la dignité de Mère de Dieu est si haute qu’il ne peut être créé rien au dessus. Mais comme Joseph a été uni à la bienheureuse Vierge par le lien conjugal, il n’est pas douteux qu’il ait approché, plus que personne, de cette dignité suréminente par laquelle la Mère de Dieu surpasse de si haut toutes les autres créatures. L’union conjugale est en effet la plus grande de toutes ; à raison de sa nature même, elle s’accompagne de la communication réciproque des biens des deux époux. Si donc Dieu a donné à la Vierge Joseph comme époux, bien certainement il ne le lui a pas seulement donné comme soutien dans la vie, comme témoin de sa virginité, gardien de son honneur, mais il l’a fait aussi participer par le lien conjugal à l’éminente dignité qu’elle avait reçue[5]. » – De ce que par cette dignité Marie « surpasse toutes les autres créatures », comme il vient d’être dit en cette Encyclique, s’ensuit-il que la prééminence de Joseph doive s’entendre non seulement sur tous les autres saints, mais encore sur les anges ? On ne saurait l’affirmer avec certitude. Contentons-nous d’exprimer la doctrine de plus en plus reçue dans l’Église en disant : De tous les saints, Joseph est le plus élevé au ciel après Jésus et Marie, il est parmi les anges et les archanges. Sa mission à l’égard de la sainte Famille a fait de lui le Patron de l’Eglise universelle, son protecteur et défenseur ; à lui, en un sens, est particulièrement confiée la multitude des chrétiens dans toutes les générations qui se succèdent, comme le montrent les belles litanies qui résument ses prérogatives.

Nous voudrions rappeler ici le principe sur lequel repose cette doctrine, de plus en plus admise depuis cinq siècles, de la prééminence de saint Joseph sur tout autre saint.


Une mission divine exceptionnelle requiert une sainteté proportionnée

Le principe général par lequel la théologie, expliquant la révélation, montre quelle devait être, dès ici-bas, la plénitude de grâce créée en la sainte âme du Sauveur, quelle devait être la sainteté de Marie et aussi la foi des Apôtres, repose sur la mission divine exceptionnelle qu’ils avaient reçue, mission qui demandait une sainteté proportionnée. Il y a quelque chose de semblable pour saint Joseph.

Les œuvres de Dieu sont parfaites, surtout celles qui relèvent immédiatement et exclusivement de Lui ; on ne saurait trouver en elles de désordre, de disproportion. Il en fut ainsi de l’œuvre divine dans son ensemble, au jour de la création[6]. Il en est encore ainsi des grands serviteurs de Dieu, exceptionnellement et immédiatement suscités par lui pour restaurer l’œuvre divine troublée par le péché. « Creavit Deus hominem ad imaginem suam » (Gen., I, 27). « Proposuitin dispensatione plenitudinis temporum, instaurare omnia in Christo » (Ephes., I, 10).

On saisit mieux la vérité et l’importance de ce principe révélé et de soi évident, en considérant par contraste ce qui arrive trop souvent dans la direction des choses humaines. Il n’est pas rare que des incapables et des imprévoyants y occupent de très hautes fonctions, au grand détriment de ceux qu’ils gouvernent. Ce serait même à certaines heures singulièrement irritant, si l’on ne pensait que le Seigneur compense ces choses par les actes souvent héroïques de la sainteté cachée, et si l’on ne se rappelait que chacun de nous doit faire son mea culpa au sujet de ses négligences dans l’exercice des charges ou emplois qui nous sont confiés. Ces manquements sont si fréquents, qu’on finit par n’y plus prendre garde. Mais enfin le désordre est le désordre, l’insuffisance est l’insuffisance, et il ne saurait se trouver rien de pareil en ceux qui sont immédiatement choisis par Dieu lui-même, et préparés directement par lui, pour être ses ministres exceptionnels dans l’œuvre de la rédemption. Le Seigneur leur donne une sainteté proportionnée, car il opère tout avec mesure, et le désordre ou la disproportion ne sauraient se trouver dans les œuvres proprement divines, dont lui seul est l’auteur.

C’est ainsi surtout que la sainte âme de Jésus a reçu, dès le premier instant de sa création, la plénitude absolue de grâce, parce qu’elle était unie aussi intimement que possible au Verbe de Dieu, source de toute vie surnaturelle, et parce qu’elle devait nous communiquer cette vie divine par la lumière de l’Évangile, et par les mérites infinis du sacrifice de la Croix : « De plenitudine ejus nos omnes accepimus… Deum nemo vidit unquam ; unigenitus Filius, qui est in sinu Patris, ipse enarravit » (Joan., I, 16-18). Saint Thomas voit dans ce texte de l’Évangile et en d’autres semblables non seulement la plénitude de grâce, mais la gloire ou la vision béatifique dont jouissait dès ici-bas le Sauveur, pour nous conduire, comme le Maître des maîtres, vers la vie éternelle[7].

En vertu du même principe, Marie, pour être la digne Mère de Dieu, devait être a pleine de grâce » (Luc, I, 28), préservée du péché originel, associée à toutes les souffrances et à toutes les gloires de Jésus. De par sa mission unique au monde de Mère de Dieu, elle devait approcher plus intimement que personne le Verbe de Dieu fait chair, dans les deux grands mystères de l’Incarnation et de la Rédemption. Plus près de la source de toute grâce, elle devait recevoir plus qu’aucune autre créature grâce sur grâce, plus que tous les saints et tous les anges[8].

C’est enfin pour la même raison que la théologie enseigne que les Apôtres, étant plus près de Notre-Seigneur que les saints venus dans la suite, ont plus parfaitement connu les mystères de la foi[9]. Aux yeux de saint Thomas, il serait téméraire de le nier, mais il compare seulement les Apôtres aux saints venus après eux, et non pas à saint Joseph, ni à saint Jean-Baptiste[10].

Or la mission de Joseph n’a-t-elle pas été supérieure à celle des Apôtres, supérieure aussi à celle du Précurseur ? Sa vocation n’est-elle pas unique au monde comme celle de Marie ? Et en vue de sa destinée exceptionnelle, n’a-t-il pas approché davantage de la source de toute grâce, n’a-t-il pas été uni plus intimement à Notre-Seigneur ?


La mission tout exceptionnelle de Joseph

Saint Jean-Baptiste était chargé d’annoncer la venue immédiate du Messie. On peut dire dès lors qu’il fut le plus grand précurseur de Jésus dans l’Ancien Testament. C’est ainsi que saint Thomas entend la parole de Jésus en saint Matthieu, XI, 11 : « En vérité, je vous le dis, parmi les enfants des femmes, il n’en a point paru de plus grand que Jean-Baptiste[11]. »

Mais Notre-Seigneur ajoute aussitôt : « Cependant le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui. » Le royaume des cieux, c’est l’Église de la terre et du ciel : c’est le Nouveau Testament, plus parfait comme état que l’Ancien, quoique certains justes de l’Ancien aient été plus saints que beaucoup du Nouveau[12]. Et qui dans l’Église est le plus petit ? Paroles mystérieuses, qui ont été diversement interprétées. Elles font penser à celles-ci prononcées plus tard par Jésus : « Celui d’entre vous qui est le plus petit, c’est celui-là qui est le plus grand » (Luc., IX, 48). Le plus petit, c’est-à-dire le plus humble, le serviteur de tous[13], c’est, de par la connexion et la proportion des vertus, celui qui a la plus haute charité[14]. Et qui dans l’Église est le plus humble ? Celui qui ne fut ni Apôtre, ni Évangéliste, ni martyr extérieurement du moins, ni pontife, ni prêtre, ni docteur, mais qui connut et aima le Christ Jésus non moins certes que les apôtres, que les évangélistes, que les martyrs, que les pontifes et les docteurs, l’humble artisan de Nazareth, l’humble Joseph.

Les Apôtres étaient appelés à faire connaître aux hommes le Sauveur, à leur prêcher l’Évangile pour les sauver. Leur mission, comme celle de saint Jean-Baptiste, est de l’ordre de la grâce nécessaire à tous pour le salut. Nais il y a un ordre supérieur encore à celui de la grâce. C’est celui constitué par le mystère même de l’Incarnation, l’ordre de l’union hypostatique ou personnelle de l’Humanité de Jésus au Verbe même de Dieu. A cet ordre supérieur confine la mission unique de Marie, la maternité divine, et aussi, en un sens, la mission cachée de Joseph. Cette raison a été exposée sous diverses formes par saint Bernard[15], par saint Bernardin de Sienne[16], par le dominicain Isidore de Isolanis[17], par Suarez[18] et par plusieurs auteurs récents[19]. C’est ce que Bossuet exprime admirablement dans le premier panégyrique de ce grand saint (3e point) lorsqu’il nous dit : « Entre toutes les vocations, j’en remarque deux, dans les Écritures, qui semblent directement opposées : la première, celle des Apôtres, la seconde, celle de Joseph. Jésus est révélé aux Apôtres, pour l’annoncer par tout l’univers ; Il est révélé à Joseph pour le taire et pour le cacher. Les Apôtres sont des lumières, pour faire voir Jésus-Christ au monde. Joseph est un voile pour le couvrir ; et sous ce voile mystérieux on nous cache la virginité de Marie et la grandeur du Sauveur des âmes. Celui qui glorifie les Apôtres par l’honneur de la prédication glorifie Joseph par l’humilité du silence. » L’heure de la manifestation du mystère de Noël n’est pas en effet encore venue ; cette heure doit être préparée par trente ans de vie cachée.

La perfection consiste à faire ce que Dieu veut, chacun selon sa vocation, mais la vocation tout exceptionnelle de Joseph ne dépasse-t-elle pas dans le silence et l’obscurité celle même des plus grands Apôtres, ne touche-t-elle pas de plus près au mystère de l’Incarnation rédemptrice ? Joseph après Marie ne fut-il pas plus rapproché que personne de l’Auteur même de la grâce ? S’il en fut ainsi, il reçut dans le silence de Bethléem, pendant le séjour en Égypte et dans la petite maison de Nazareth, plus de grâces que n’en recevra jamais aucun saint.

Quelle fut sa mission spéciale par rapport à Marie ? Elle consista surtout à préserver la virginité et l’honneur de Marie, en contractant avec la future Mère de Dieu un mariage véritable, mais absolument saint. Comme le rapporte l’Évangile de saint Matthieu, I, 20 : L’ange du Seigneur qui apparut en songe à Joseph lui dit : « Joseph, fils de David, ne crains point de prendre avec toi Marie, ton épouse ; car ce qui est formé en elle est l’ouvrage du Saint-Esprit. » Marie est bien son épouse. II s’agit d’un mariage véritable[20], mais tout céleste, et il devait avoir une fécondité toute divine[21]. La plénitude initiale de grâce donnée à la Vierge en vue de la maternité divine appelait en un sens le mystère de l’Incarnation[22]. Comme le dit Bossuet : « C’est la virginité de Marie qui a attiré Jésus du ciel. Si c’est sa pureté qui la rend féconde, je ne craindrai plus d’assurer que Joseph a sa part à ce grand miracle. Car si cette pureté angélique est le bien de la divine Marie, elle est le dépôt du juste Joseph[23]. »

C’était l’union sans tache la plus respectueuse avec la créature la plus parfaite qui fut jamais, dans le cadre le plus simple, celui d’un pauvre artisan de village. Joseph a ainsi approché plus intimement qu’aucun autre saint de celle qui est Mère de Dieu, de celle qui est aussi la Mère spirituelle de tous les hommes, de lui-même Joseph, de celle qui est Corédemptrice, Médiatrice universelle, distributrice de toutes les grâces. Joseph, à tous ces titres, a aimé Marie de l’amour le plus pur et le plus dévoué ; c’était même un amour théologal, car il aimait la Vierge en Dieu, et pour Dieu, pour toute la gloire qu’elle lui donnait. La beauté de tout l’univers n’était rien à côté de la sublime union de ces deux âmes, union créée par le Très-Haut qui ravissait les anges et réjouissait le Seigneur Lui-même.

Quelle fut la mission exceptionnelle de Joseph auprès du Seigneur ? En toute vérité le Verbe de Dieu fait chair lui fut confié, à lui Joseph, plutôt qu’à tout autre juste parmi les hommes de toutes les générations. Si le saint vieillard Siméon a tenu quelques instants l’enfant Jésus et a vu en lui le salut des peuples, « lumen ad revelationem gentium », Joseph a veillé toutes les heures, nuit et jour, sur l’enfance de Notre-Seigneur. Souvent il a tenu en ses mains celui en qui il a vu son Créateur et son Sauveur. II a reçu de lui grâces sur grâces pendant les longues années où il a vécu avec lui dans la plus grande intimité quotidienne. Il l’a vu grandir, il a contribué à son éducation humaine. Jésus lui a été soumis[24]. On l’appelle communément le « père nourricier du Sauveur », mais il fut en un sens plus encore, car, comme le note saint Thomas[25], c’est accidentellement que tel homme devient, après son mariage, « père nourricier » ou « père adoptif » d’un enfant ; tandis que ce n’est point du tout d’une façon accidentelle que Joseph fut chargé de veiller sur Jésus. Il a été créé et mis au monde dans ce but. Ce fut sa prédestination. C’est en vue de cette mission toute divine que la Providence lui avait accordé toutes les grâces reçues depuis son enfance, grâce de piété profonde, de virginité, de prudence, de fidélité parfaite. Surtout, dans les desseins éternels de Dieu, toute la raison d’être de l’union de Joseph avec Marie était la protection et l’éducation du Sauveur, et il reçut de Dieu un coeur de père pour veiller sur l’enfant Jésus. C’est là la mission principale de Joseph, celle en vue de laquelle il a reçu une sainteté proportionnée, proportionnée en un sens, à son rang, au mystère de l’Incarnation, qui domine l’ordre de la grâce et dont les perspectives sont infinies[26].

Ce dernier point a été bien mis en lumière par Mgr Sinibaldi dans son récent ouvrage La Grandezza di San Giuseppe, p. 33-36. Il montre que saint Joseph a été éternellement prédestiné à devenir l’époux de la sainte Vierge, et explique avec saint Thomas la triple convenance de cette prédestination.

Le Docteur angélique l’a établie en se demandant (IIIa, q. 29, a. 1) si le Christ devait naître d’une Vierge ayant contracté un véritable mariage. Il répond qu’il devait en être ainsi, pour le Christ lui-même, pour sa Mère et pour nous.

Cela convenait grandement pour Notre-Seigneur lui-même, pour qu’il ne fût pas considéré, avant l’heure de la manifestation du mystère de sa naissance, comme un fils illégitime, et pour qu’il fût protégé dans son enfance. Pour la Vierge ce n’était pas moins convenable, pour qu’elle ne fût pas considérée comme coupable d’adultère et à ce titre lapidée par les Juifs, comme l’a noté saint Jérôme, aussi pour qu’elle fût protégée elle-même au milieu des difficultés et de la persécution qui allait commencer avec la naissance du Sauveur. Ce fut aussi, ajoute saint Thomas, très convenable pour nous, car nous avons ainsi appris par le témoignage non suspect de Joseph la conception virginale du Christ ; selon l’ordre des choses humaines, ce témoignage appuie admirablement pour nous celui de Marie. Enfin c’était souverainement convenable pour que nous trouvions à la fois en Marie le parfait modèle des Vierges et celui des épouses et mères chrétiennes.

On s’explique ainsi que, selon plusieurs auteurs, le décret éternel de l’Incarnation, portant sur ce fait tel qu’il devait être réalisé hic et nunc en telles circonstances déterminées, comprenne non seulement Jésus et Marie, mais Joseph lui-même. De toute éternité en effet il était décidé que le Verbe de Dieu fait chair naîtrait miraculeusement de Marie toujours vierge, unie au juste Joseph par les liens d’un véritable mariage. L’exécution de ce décret providentiel est ainsi exprimée en saint Luc, I. 27 : « Missus est Angelus Gabriel a Deo, in civitatem Galileae, cui nomen Nazareth, ad virginem desponsatam viro, cui nomen erat Joseph, de domo David, et nomen Virginis Maria. »

Saint Bernard appelle saint Joseph « magni consilii coadjutorem fidelissimum ».

C’est pourquoi Mgr Sinibaldi, après Suarez et plusieurs autres, affirme, ibid., que le ministère de Joseph confine, en un sens, à son rang, à l’ordre de l’union hypostatique[27]. Non pas que Joseph ait intrinsèquement coopéré, comme instrument physique de l’Esprit-Saint, à la réalisation du mystère de l’Incarnation ; de ce point de vue son rôle est très inférieur à celui de Marie, Mère de Dieu ; mais enfin il a été prédestiné à être, dans l’ordre des causes morales, le gardien de la virginité et de l’honneur de Marie, en même temps que le protecteur de Jésus enfant. Il faut se garder ici de certaines exagérations qui fausseraient l’expression de ce grand mystère[28] ; le culte dû à saint Joseph ne dépasse pas spécifiquement celui de dulie rendu aux autres saints, mais tout porte à penser que ce culte de dulie, plus que tous les autres saints, il mérite de le recevoir[29]. C’est ainsi que l’Église, dans ses oraisons, le nomme immédiatement après Marie et avant les Apôtres, par exemple dans l’oraison A cunctis. Si saint Joseph n’est pas nommé dans le Canon de la messe, il a aujourd’hui une préface spéciale, et le mois de mars lui est consacré.

Récemment, en un discours prononcé dans la Salle Consistoriale[30], le jour de la fête de saint Joseph, 19 mars 1928, S. S. Pie XI comparait ainsi la vocation de saint Joseph à celle de saint Jean-Baptiste et à celle de saint Pierre : « Fait suggestif, que de voir surgir si voisines et briller, presque contemporaines, certaines figures si magnifiques : saint Jean-Baptiste, qui s’élève du désert avec sa voix tantôt grondante et tantôt suave, comme le lion qui rugit et comme l’ami de l’Époux, qui se réjouit de la gloire de l’Époux, pour offrir enfin à la face du monde la merveilleuse gloire du martyre ; Pierre, qui s’entend dire par le divin Maître ces sublimes paroles, prononcées elles aussi à la face du monde et des siècles : « Tu es Pierre, et sur « cette pierre je bâtirai mon Église ; allez et prêchez au « monde entier », mission grandiose, divinement éclatante. Entre ces deux missions, apparaît celle de saint Joseph, mission recueillie, tacite, presque inaperçue, inconnue, qui ne devait s’illuminer que quelques siècles plus tard, un silence auquel devait succéder sans doute, mais bien longtemps après, un retentissant chant de gloire. Et de fait, là où est plus profond le mystère, plus épaisse la nuit qui le recouvre, plus grand le silence, c’est justement là qu’est plus haute la mission, plus brillant le cortège des vertus requises et des mérites appelés, par une heureuse nécessité, à leur faire écho. Mission unique, très haute, celle de garder le Fils de Dieu, le Roi du monde, la mission de garder la virginité, la sainteté de Marie, la mission unique d’entrer en participation du grand mystère caché aux yeux des siècles et de coopérer ainsi à l’Incarnation et à la Rédemption ! Toute la sainteté de Joseph est précisément dans l’accomplissement, fidèle jusqu’au scrupule, de cette mission si grande et si humble, si haute et si cachée, si splendide et si entourée de ténèbres. »


Les vertus surnaturelles et les dons de saint Joseph

Ce sont surtout les vertus de la vie cachée et à un degré correspondant à celui de la grâce sanctifiante[31] : une profonde humilité, une foi pénétrante, qui ne se déconcerte jamais, une espérance inébranlable, par-dessus tout une immense charité, grandissant sans cesse au contact de Jésus, la bonté la plus délicate du pauvre, riche, en sa pauvreté, des plus grands dons de Dieu, des sept dons de l’Esprit-Saint, au même degré que sa charité. Les litanies disent : « Joseph très juste, très chaste, très prudent, très fort, très obéissant, très fidèle, miroir de patience, ami de la pauvreté, modèle des ouvriers, honneur de la vie domestique. »

Sa foi vive fut à certains jours douloureuse à cause de son obscurité, obscurité dans laquelle il pressentait quelque chose de trop grand pour lui : en particulier lorsqu’il ignorait encore le secret de la conception virginale, que l’humilité de Marie tenait caché[32]. La parole de Dieu transmise par l’ange fit la lumière, en annonçant la naissance miraculeuse du Sauveur. Joseph aurait pu hésiter à croire une chose si extraordinaire ; il y croit fermement dans la simplicité de son cœur, et cette grâce insigne, loin de l’enorgueillir, le confirme pour toujours dans l’humilité. Pourquoi, se dit-il, à moi Joseph, plutôt qu’à tout autre homme, le Très-Haut a-t-il donné ce trésor infini à garder ? Il voit avec évidence qu’il n’a certes pas pu mériter un pareil don. II comprend toute la gratuité de la prédilection divine à son égard, c’est le bon plaisir souverainement libre, qui est à lui-même sa raison ; en même temps s’éclairent les prophéties, et la foi du charpentier grandit dans des proportions prodigieuses.

Pourtant l’obscurité ne tarde pas à reparaître, Joseph doit cheminer à travers les rayons et les ombres. Il était déjà pauvre avant d’être l’objet des prédilections divines, avant d’avoir reçu le secret de Dieu ; il devient plus pauvre encore, remarque Bossuet, lorsque Jésus vient au monde. II n’y a point de place pour le Sauveur dans la dernière des auberges de Bethléem, il faut se retirer dans une étable. Dans la délicatesse de son cœur, Joseph dut souffrir de n’avoir rien à donner à Marie et à son fils. Lorsque Jésus vient dans une âme, disent les saints, il y entre avec sa croix, il la détache de tout pour l’unir à lui. Joseph et Marie le comprirent dès le premier jour, et la prophétie du vieillard Siméon vint confirmer leur pressentiment.

Déjà la persécution commence. Hérode cherche à faire mourir le Messie. Le chef de la sainte Famille, averti par un ange, est contraint de fuir en Égypte avec Marie et l’enfant Jésus. Pauvre artisan, sans autre ressource que son travail, il part pour ce pays lointain, où nul ne le connaît ; il part, fort de sa foi en la parole de Dieu transmise par l’ange. C’est là sa mission : il doit cacher Notre Seigneur, le soustraire aux persécuteurs, et il ne reviendra à Nazareth que lorsque le danger aura disparu. Joseph est le ministre et le protecteur de la vie cachée de Jésus, comme les apôtres sont les ministres de sa vie publique.

En cette vie cachée, au milieu même des épreuves, la nuit obscure de la foi s’éclaire à la lumière toujours plus radieuse et plus douce, qui vient de la sainte âme du Verbe fait chair. De retour à Nazareth, pendant les années qu’y vécut la sainte Famille, le recueillement et le silence ont régné dans la petite maison du charpentier, véritable sanctuaire, plus sacré que le saint des saints du temple de Jérusalem. C’était un silence plein de douceur, la contemplation toute aimante du mystère infini de Dieu venu parmi nous et encore ignoré de tous. De temps en temps quelques paroles traduisaient l’état profond des âmes ; mais dans cette atmosphère d’innocence et d’amour les âmes étaient transparentes l’une à l’autre et se comprenaient d’un regard sans avoir besoin de paroles.

Après la contemplation de la bienheureuse Vierge, y en eut-il ici-bas de plus simple et de plus aimante que celle de l’humble charpentier, lorsqu’il regardait Jésus ? Par grâce il avait reçu pour lui les sentiments du père protecteur le plus dévoué et le plus délicat, et il était aimé par Jésus, enfant et adolescent, avec une tendresse, une reconnaissance et une force qui ne se peuvent trouver que dans le cœur même de Dieu. Un regard de Joseph sur Jésus rappelait à l’humble artisan le mystère de Bethléem, l’exil d’Égypte, le grand mystère du salut du monde. L’action incessante du Verbe de Dieu fait chair sur Joseph était l’action créatrice, qui conserve la vie après l’avoir donnée : « amor Dei infundens et creans bonitatem in rebus[33] », l’action surnaturelle, féconde en grâces toujours nouvelles. Impossible de trouver plus de grandeur en une si parfaite simplicité. Comme dans le prophète Joseph de l’Ancien Testament, Joseph vendu par ses frères et figure du Christ, c’était la plus haute contemplation dans les formes les plus simples, la contemplation divine, toute pénétrée du pur amour de charité. Il portait en son cœur le secret le plus grand, celui de l’Incarnation rédemptrice ; l’heure n’était pas encore venue de le révéler. Les Juifs n’auraient pas compris, n’y auraient pas cru ; beaucoup d’entre eux attendaient un Messie temporel couvert de gloire, et non un Messie pauvre et souffrant pour nous. La présence de Joseph voilait ce mystère : on appelait Jésus le fils du charpentier. Le pauvre artisan avait dans sa maison le Verbe de Dieu fait chair, il possédait le Désiré des nations, annoncé par les prophètes, et il n’en disait mot. Il était témoin de ce mystère, et il le goûtait en secret en se taisant.

Cette contemplation très aimante était très douce pour Joseph, mais elle lui demandait aussi la plus grande abnégation, abnégation qui allait jusqu’au plus douloureux sacrifice, lorsqu’il se rappelait ces paroles de Siméon : « Cet enfant sera un signe en butte à la contradiction », et celles dites à Marie : « et vous un glaive vous transpercera la poitrine ». L’acceptation du mystère de la Rédemption par la souffrance apparaissait à Joseph comme la consommation douloureuse du mystère de l’Incarnation, et il avait besoin de toute la générosité de son amour pour offrir à Dieu, en sacrifice suprême, l’enfant Jésus et sa sainte Mère, qu’il aimait incomparablement plus que sa propre vie. Il n’a pas offert le sacrifice eucharistique, mais il a souvent offert l’enfant Jésus à son Père pour nous. Comme le dit l’abbé Sauvé, « ne voyant que la volonté de Dieu, saint Joseph reçoit d’elle, avec la même simplicité, et les joies les plus profondes et les épreuves les plus cruelles ».

A peine pouvons-nous soupçonner ce que furent en l’âme de Joseph les progrès admirables de la foi, de la contemplation et de l’amour. Autant l’humble charpentier a eu une vie cachée sur la terre, autant il est glorifié dans le ciel. Celui à qui le Verbe de Dieu a obéi ici-bas conserve au ciel sur le cœur sacré de Jésus une puissance d’intercession incomparable. Comme il veillait sur la maison de Nazareth, il veille aujourd’hui sur les foyers chrétiens, sur les communautés religieuses, sur les vierges consacrées à Dieu, il est leur guide, dit sainte Thérèse, dans les voies de l’oraison ; il est aussi, comme le disent les litanies, la consolation des malheureux, l’espoir des malades, le soutien des mourants, la terreur des démons, le Protecteur de la sainte Église, grande famille de Notre-Seigneur. Demandons-lui de nous faire connaître le prix de la vie cachée, la splendeur des mystères du Christ, et l’infinie bonté de Dieu, telle qu’il l’a vue lui-même dans l’Incarnation rédemptrice.

Rome. Angelicum.


Notes et références

  1.  Sermo in nativitatem Virginis Mariae, IVe Consideratio.
  2. Sermo I de S. Joseph, c. 3, Opera, Lyon, 1650, t. IV, p. 254.
  3.  In Summam S. Thomae, IIIa, q. 29, disp. 8, sect. 1.
  4.  Cf. Isidore ISOLANI, O. P., Summa de donis S. Joseph, nouv. édit. du P. Berthier, Rome, 1807 ; – Ch. SAUVÉ, Saint Joseph intime, Paris, 1920 ; – Cardinal LÉPICIER, Tractatus de Sancto Joseph, Paris, s. d. (1908) ; – article Saint Joseph de M. A. Michel, dans le Dictionnaire de Théologie catholique ; surtout Mgr SENIRALDI, La Grandezza di San Giuseppe, Rome, 1937, p. 36 sq.
  5. Epist. encyclica Quamquam pluries, 15 Aug. 1899 : « Certe matris Dei tam in excelso dignitas est, ut nihil fieri majus queat. Sed tamen quia intercessit Josepho cum Virgine beatissima maritale vinculum, ad illam praestantissimam dignitatem, qua naturis creatis omnibus longissime Deipara antecellit, non est dubium quia accesserit ipse, ut nemo magis. Est enim conjugium societas necessitudoque omnium maxima, quae natura sua adjunctam habet bonorum unius cum altero communicationem. Quocirca si sponsum Virgini Deus Josephum dedit, dedit profecto non modo vitae socium, virginitatis testem, tutorem honestatis, sed etiam excelsae dignitatis ejus ipso conjugali foedere participem. »
  6. Cf, S. Thomas, Ia, q. 94, a. 3.
  7. Cf. S. Thomas, IIIa, q. 7, a. 9 : « Christus habuit gratiae plenitudinem… quia habuit eam in summo, secundumn perfectissimum modum quo haberi potest. Et hoc quidem apparet primo ex propinquitate animae Christi ad causam gratiae. Dictum est enim (a. 1) quod quanto aliquod receptivum propinquius est causae influenti, tanto abundantius recipit. Et ideo Christi anima, quae propinquius conjungitur Deo inter omnes creaturas rationales, maximam recipit influentiam gratiae ejus. Secundo ex comparatione ejus ad effectum. Sic enim recipiebat anima Christi gratiam, ut ex ea quodammodo transfunderetur in alios… Conferebatur ei gratia, tanquam cuidam universali principio in genere habentium gratiam. » IIIa, q. 9, a. 2 : « Illud quod est in potentia, reducitur in actum per id quod est in actu, oportet enim esse calidum id per quod alia calefiunt. Homo autem est in potentia ad scientiam beatorum quae in Dei visione consistit et ad eam ordinatur sicut ad finem… Ad hunc autem finem beatitudinis homines reducuntur per Christi humanitatem… Et ideo oportuit quod cognitio beata, in Dei visione consistens, excellentissime Christo homini conveniret : quia semper causam oportet esse potiorem causato. » Maître de toute l’humanité pour les choses de la vie éternelle, Jésus-Christ devait non pas seulement croire, mais voir le but suprême vers lequel il devait nous conduire.
  8. Cf. S. Thomas, IIIa, q. 27, a. 5 : « Quanto aliquid magis appropinquat principio in quolibet genere, tanto magis participat effectum illius principii… Christus autem est principium gratiae, secundum divinitatem quidem auctoritative, secundum humanitatem vero instrumentaliter… Beata autem Virgo Maria propinquissima fuit Christo secundum humanitatem, quia ex ea accepit humanam naturam. Et ideo prae caeteris majorem debuit a Christo gratiae plenitudinem obtinere. » – Ibid., ad 3 : « non est dubitandum, quin B. Virgo acceperit excellenter donum sapientiae et gratiam virtutum et etiam gratiam prophetiae… secundum quod conveniebat conditioni ipsius. »
  9. Cf. IIa IIae, q. 1, a. 7, ad 4 : « Illi qui fuerunt propinquiores Christo, vel ante, sicut Joannes Baptista, vel post, sicut Apostoli, plenius mysteria fidei cognoverunt. »
  10. In Ep. ad Rom., VIII, 23, circa haec verba : « Nos ipsi primitias Spiritus habentes » : « Spiritum Sanctum et tempore prius et caeteris abundantius Apostoli habuerunt. » Item in Ep. ad Ephes., IV, 11, circa haec verba : « Et ipse dedit quosdam quidem apostolos, quosdam autem prophetas, alios vero evangelistas, alios autem pastores et doctores. »
  11. S. Thoams, In Mattheum, XI, 11, écrit : « Si (Joannes Baptista) dicitur major omnibus patribus veteris Testamenti, non est inconveniens. Ille enim major et excellentior est, qui ad maius officium est assumptus : Abraham enim major est inter patres quoad probationem fidei : Moyses vero quoad officium prophetiae, ut habetur in Deut., XXXIV, 10 : « Non surrexit propheta ultra in Israel sicut Moyses. » Omnes isti praecursores Domini fuerunt ; nullus autem fuit in tanta excellentia et favore ; ideo ad majus officium est assumptus. Cf. Luc, I, 15 : « Erit enim magnus coram Domino. » Il est le précurseur par excellence parmi tous les saints de l’Ancien Testament, cela suffit à expliquer que, dans les Litanies des Saints, il vienne immédiatement après Marie et les Anges. Il clôt l’Ancien Testament et annonce le Nouveau. Voir en faveur de cette interprétation du texte de saint Matthieu, XI, 11, Lagrange, Évangile selon S. Matt., p. 222 ; Évan. selon S. Luc, P. 221 ; Knabenbauer, Evangelium secundum Mattheum, t. 1, p. 429-431.
  12. S. Thomas, In Mattheum, XI, 11, dit à ce sujet : « Potest haec locutio « qui autem minor est in regno coelorum, major est illo » exponi tripliciter. – Primo, ut per regnum coelorum ordo beatorum intelligatur : et qui inter illos est minor, major est quolibet viatore… Et hoc verum est intelligendo de majoritate actuali : actu enim major est qui comprehensor est. Secus de majoritate virtuali, sicut una parva herba major dicitur virtute, licet alia major sit quantitale. – Aliter potest exponi, ita quod per regnum coelorum praesens Ecclesia designetur : et hoc est, quod minor non dicitur universaliter, sed minor tempore… Unde ille qui minor est, major est illo. – Vel aliter potest exponi, quod aliquis dicitur rnajor dupliciter : vel quantum ad meritum, et sic multi Patriarchae sunt majores aliquibus novi Testamenti…, aut comparando statum ad statum, sicut virgines meliores sunt conjugatis ; non tamen quaelibet virgo melior quolibet conjugale. » Indépendamment du mérite personnel des différents serviteurs de Dieu, le Nouveau Testament, tel surtout qu’il s’épanouit dans la gloire, est évidemment comme état spirituel plus parfait que l’Ancien. Or saint Jean Baptiste est aux confins des deux. – voir sur ce point les exégètes cités à la note précédente, et l’article de M. A. Michel sur saint Joseph, dans le Dictionnaire de Théologie catholique, col. 1515, où ces références sont indiquées avec plusieurs autres, par ex. Fillion, Évangile selon S. Matthieu, p. 222, et D. Busy, Saint Jean Baptiste, Paris, 1922, part. 3, c. 3.
  13. Cf. Luc, XXII, 26 : « Sed qui major est in vobis, fiat sicut minor ; et qui praecessor est, sicut ministrator. »
  14. Cf. S. Thomas, Ia IIae, q. 66, a. 2 : « Omnes virtutes unius hominis sunt aequales quadam aequalitate proportionis, in quantum aequaliter crescunt in homine ; sicut digiti manus sunt inaequales secundum quantitatem, seul sunt aequales secundum proportionem, cum proportionaliter augeantur. »
  15. S. Bernardus, Homil. 2, super Missus est, prope finem : « Fidelis, inquam, servus et prudens, quem constituit Dominus suae Matris solatium, suae carnis nutritium, solum denique in terris magni consilii coadjutorem fidelissimum. »
  16. S. Bernardinus Senensis, serm. 1 de S. Joseph : « Omnium singularium gratiarum, alicui rationabili creaturae communicatarum, generalis regula est : quod quandocumque divina gratia eligit aliquem ad aliquam gratiam singularem, seu ad aliquem sublimera statum, omnia charismata donet, quae illi personae sic electae et ejus officio necessariae sunt atque illam copiose decorant. Quod maxime verificatum est in sancto Joseph, putativo Patre Domini nostri Jesu Christi, et vero Sponso Beginae mundi et Dominae aagelorum, qui ab aeterno electus et fidelis nutritius atque custos principalium thesaurorum suorum scilicet Filii ejus et Sponsae suae : quod officium fidelissime prosecutus est… Si compares eum ad totam Ecclesiam Christi, nonne iste est homo electus et specialis, per quem et sub quo Christus est ordinale et honeste introductus in mundum ? Si ergo Virgini Matri tota Ecclesia sancta debitrix est, quia per eam Christum suscipere digna facta est ; sic profecto, post eam, huic debet gratiam et reverentiam singularem… Omnibus electis Panem de coelo, qui coelestem vitam tribuit, cura multa solertia enutrivit. »
  17. En 1522 Isidore de Isolanis, O. P., dans l’ouvrage très loué par Benoît XIV : Summa de donis sancti Joseph, a écrit, Pars IIIa, cap. XVIII « Sunt quatuor proprietates apostolicae dignitalis : annunciatio (Matthaei ultimo : Euntes praedicate Evangelium omni creaturae), illuminatio (Matthaei, 5 : Vos estis lux mundi), reconciliatio (Quorum remiseritis peccata, remittuntur eis. Marci, ultimo), et per Spiritum Sanctum locutio (Jean., 15 : Non vos estis qui loquimini, sed Spiritus Patris mei qui loquitur in vobis). Hae autem proprietates dignissimae sunt, quia sunt immediate a et sub et propter Christum. – Proprietates vero sancti Joseph fuere desponsatio Reginae coelorum, nominatio patris Regis angelorum, defensio Messiae promissi in Lege Judoeorum, educatio Salvatoris omnium. Et hae proprietates sunt immediate super, ad et propter Christum. Quisquis ergo ingenio pollens, rerum divinarum praemissa veritate discurre, argue, conclude ab apostolicae comparatione majestatis ad coelestem Joseph dignitatem, quanta sit illius praestantia, dignitas, sanctitudo, ac virtutum inexplicabilis perfectio. Accede ad cor altum et non deprimetur aut humilior erit apud te majestas apostolici culminis ; sed exaltabitur Deus in latentibus donis patris sui putativi Joseph. » – Cf. ibid., cap. XVII : De dono plenitudinis gratiae (in S. Joseph), et Ia Pars, cap. IV : De donis admirabilium virtutum cognitarum in sancto Joseph propter conjugium beatissimae Virginis ; – cap. V : De dono praestantissimae justitiae ; – cap. IX : De dono privilegii amoris quo Joseph dilectus fuit a beata Virgine super caeteros mortales.
  18. SUAREZ, in Summam Theologicam, III, q. 29, disp. VIII, sect. 1.
  19. Mgr Sinibaldi, op. cit., p.36 sq., où l’argument relatif à l’ordre d’union hypostatique est admirablement développé et précisé.
  20. Cf. S. Thomas, IIIa, q. 29, a. 2.
  21. Cf. S. Thomas, in IV Sent., dist. 30, q. 2, a. 2, ad 4 : « Proles non dicitur bonum matrimonii, solum in quantum per matrimonium generatur, sed in quantum in matrimonio suscipitur et educatur, et sic bonum illius matrimonii fuit proles illa, et non primo modo. Nec tamen de adulterio natus, nec filius adoptivus qui in matrimonio educatur, est bonum matrirnonii, quia matrimonium non ordinatur ad educationem illorum, sicut hoc rnatrinionium (Mariae et Joseph) fuit ad hoc ordinatam specialiter quod proles illa susciperetur in eo et educaretur. »
  22. Cf. S. Thomas, IIIa, q. 2, a. 11, ad 3 : « Beata Virgo… meruit ex gratia sibi data illum puritatis et sanctitatis gradum ut congrue posset esse mater Dei. » – Ibid. : « Ex congruo meruerunt sancti Patres (Veteris Test.) incarnationem, desiderando et petendo. »
  23. Premier Panégyrique de saint Joseph, 1er point.
  24. « Erat subditus illis » (Luc, II, 5).
  25. Cf. IV Sent., loc. cit.
  26. On peut affirmer que Joseph fut confirmé en grâce dès l’instant de son mariage avec la sainte Vierge. Cf. Dict. Theol., art. cité, c. 1518.
  27. Cf. La Grandezza di San Giuseppe, par Mgr Giacomo Sinibaldi, Vescovo titolare di Tiberiade, Segretario della S. Congregazione del Seminari e delle Università, Roma, 1927, p. 36 sq. : « Il ministero di San Giuseppe e l’ordine della Unione ipostatica Per ministero si deve intendere un officio, una funzione, che impone e produce una serie di atti diretti a raggiungere une scopo determinato… Maria è nata per essere la Madre di Dio… Ma lo sposalizio verginale di Maria dipende da Giuseppe… Laonde il ministero di Giuseppe ha une stretto rapporte con la costituzione dell’ordine della Unione ipostatica… Celebrando il sue connubio verginale con Maria, Giuseppe prepara la Madre di Dio, come Dio la vuole ; e in ciò consiste la sua cooperazione nell’attuazione del grande mistero. – Da ciò appare che la cooperazione di Giuseppe non uguaglia quella di Maria. Mentre la cooperazione di Maria è intrinseca, fisica, immediata, quella di Giuseppe è estrinseca, morale, mediata (per Maria) ; ma è vera cooperazione. »
  28. Toute coopération physique, même instrumentale, est exclue du côté de Joseph ; les paroles du Credo : « conceptus est de Spiritu Sanclo », ont toujours été entendues de solo Spiritu Sancto. Cf. S. Thomam, C. Gentes, l. IV, c. 45. On pourrait citer de nombreux témoignages des Pères, en particulier ceux de saint Ephrem de Syrie que citaient le P. J.-M. Bover, S. J., dans les Ephemerides lheologicae Lovanienses, avril 1928 : « Filius David, Joseph, davidicam sibi desponsavit filiam, ex qua prolem sine semine habuit… Turpe profecto erat Christum ex viri semine procreari, nec honestum, ut idem ex femina titra conjugium nasceretur. Edidit Maria infantem, qui non sub ipsius, sed sub Josephi nomine scriptus est, licet ex hujus semine non derivatus. Ortus est sine Josepho Josephi filius, qui Davidis filius simul et parens exstitit » (édit. de Rome, 1732-1746, syr.-lat. III, 601). Les termes « sine semine », « ex hujus semine non derivatus », « sine Josepho », excluent toute action physique même instrumentale de la part de Joseph. L’effet propre du principe générateur est précisément la génération passive. Donc celle-ci ne peut être son effet instrumental, qui doit dépasser sa vertu propre, comme la grâce baptismale dépasse la vertu propre de l’eau. Saint Ephrem dit encore : « Evangelium illam (Mariam) matrem appellat et non nutricem. Sed et Joseplium quoque patrem vocat, cura nullarn in ea generatione partem haberet… Non appellatio naturam tribuit ; nam et nos crebro patres nuncupamus, non quidem genitores, verum senio conspicuos. Porro ipsi Joseph natura appellationem indidit… : quoniam Virginis et Joseph sponsorum arrhabones, ut hoc nomine vocaretur, effecerunt ; patrem autem, qui non genuerit. » Ibid., grec.-lat. II, 276-277 De même saint Augustin : « Non ergo de semine Joseph Dominus, quamvis hoc putaretur : et tamen pietati et caritati Joseph natus est de Maria virgine filius » (M. L., 38, 351). – La vraie pensée de l’Église est admirablement exprimée par saint François de Sales, sous un symbole qui se trouve déjà chez saint Ephrem (lot. cit., gr.-lat. II, 277) : « Saint Joseph donc fut comme un palmier, lequel ne portant point de fruit, n’est pas toutefois infructueux…, non que saint Joseph eût contribué aucune chose pour ceste sainte et glorieuse production, sinon la seule ombre du mariage, qui empêchait Nostre Dame et glorieuse Maîtresse de toutes sortes de calomnies… » Œuvres de saint François de Sales, t. VI, Annecy, 1895, pp. 354 sq.
  29. Mgr Sinibaldi, op. cit., p. 242 ; Card. Lépicier, op. cit., p. 287
  30. A l’occasion de la lecture du décret d’héroïcité des vertus de la Vénérable Jeanne-Elisabeth Bichier des Ages.
  31. Cf. S. Thomas, Ia IIae, q. 66, a. 2.
  32. Saint Thomas dit à ce sujet, in IV Sent., dist. 30, q. 2, a. 2, ad 5 : « Joseph noluit Mariam dimittere quasi aliam ducturus vel propter aliquam suspicionem, sed quia timebat tantae sanctitati cohabitare propter reverentiam, unde dictum est ei : Noli timere, Matth., I, 20. »
  33. S. Thomas, Ia q. 20, a. 2.

La collégialité est une hérésie


Tous les textes de Vatican II posent des problèmes doctrinaux et disciplinaires, indirectement ou directement, parce qu’ils ont été construits et promulgués par des gens qui voulaient « réformer la religion catholique » de fond en comble, c’est-à-dire en pratique remplacer la religion catholique par une nouvelle religion, mais en s’efforçant de maintenir une certaine continuité légale et extérieure entre les deux (à court terme, il fallait aussi s’efforcer de calmer la vigueur des défenseurs de l’orthodoxie, en les endormant par des rappels de doctrine rassurants). Mais parmi ces textes, on peut extraire quatre grandes erreurs qui sont directement opposées au magistère infaillible de la Sainte Église catholique :

  • L’Église du Christ n’est pas identique à l’Église catholique romaine (erreur contre l’unité de l’Église).
  • Les Églises schismatiques sont des moyens de salut (œcuménisme).
  • N’importe qui a le droit naturel et inviolable de pratiquer publiquement n’importe quelle religion (liberté religieuse).
  • L’autorité suprême dans l’Église appartient de manière permanente au collège des évêques conjointement avec le pape (collégialité).

La quatrième erreur (la collégialité) revient moins souvent dans les débats, elle a moins de « succès médiatique ». Et pourtant, elle n’est pas des moindres : elle s’oppose directement à la constitution divine de l’Église, établie par Jésus-Christ lui-même, selon laquelle l’autorité suprême appartient uniquement à saint Pierre et à ses successeurs (Je te donnerai les clés du royaume des Cieux, Mt 16 :19). On ne peut nullement fonder sur la Révélation la théorie d’une autorité suprême qui appartiendrait de manière diffuse et collective à l’ensemble des apôtres et à leurs successeurs : à aucun autre apôtre que saint Pierre il n’est dit « je te donnerai les clés du royaume des Cieux », c’est-à-dire l’autorité sur l’Église.

Nous souhaitons donc revenir sur la nature de cette erreur et sur son opposition avec le magistère (dont nous présenterons quelques extraits), et ce sans parler de l’autre erreur conjointe qui est la négation de la distinction réelle entre le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction, qui devrai faire l’objet d’une étude séparée. Le sujet de la collégialité mérite en effet d’être mieux connu, et il faut également pouvoir répondre à quelques objections émises pour défendre la « validité » de cette doctrine.


SOMMAIRE
1- Historique de la collégialité
— Erreurs sur la primauté du pontife romain
— Le pourquoi de la collégialité
— La collégialité débattue pendant Vatican II : quelques témoignages
2- La constitution monarchique de l’Église dans le magistère
— Concile de Florence
— Concile Vatican I (Pastor Æternus)
— Léon XIII (Satis Cognitum)
— Pie XII (Mysticis Corporis)
3- La collégialité dans Vatican II et dans le code de 1983
Lumen Gentium n°22
— La nota prævia
— Le code de 1983
4- Les commentaires des réformateurs
— Collégialisme pur et collégialisme mitigé
— La collégialité selon Benoît XVI
— La mise en application de la collégialité
5- Les tentatives d’« herméneutique de la continuité »
6- Conclusion


1 – Historique de la collégialité

De l’aveu du « cardinal » Paul Poupard, un proche de Jean-Paul II, le terme même de collégialité « était absent des anciens dictionnaires de théologie » avant Vatican II [1] : il s’agit en effet d’une idée complètement étrangère à l’enseignement de l’Église. S’agit-il d’un nouveau mot, employé pour exprimer une idée traditionnelle ? L’idée que l’ensemble des évêques possèdent ensemble, avec le pape, l’autorité suprême dans l’Église, est plutôt explicitement condamnée par le Magistère lorsqu’il rappelle que le pape seul a reçu la primauté de juridiction. Ce mot de collégialité n’est même pas employé par les textes de Vatican II ou du code de 1983 : c’est bien pour désigner la nouveauté introduite par ces textes que l’on emploie ce nouveau mot.


Erreurs sur la primauté du pontife romain

L’histoire de l’Église a connu de nombreuses tentatives visant à diminuer l’autorité suprême attribuée par le Christ à saint Pierre, et à exalter en contrepartie une supposée autorité suprême des évêques successeurs du Collège apostolique. L’ecclésiologie « orthodoxe » n’accepte pas cette primauté de juridiction sur l’Église universelle, et parle simplement d’une primauté honorifique. Le « conciliarisme » apparu au moment du Grand Schisme d’Occident fait du Concile œcuménique l’autorité suprême dans l’Église, supérieure au Pape. Le gallicanisme exalte une supposée indépendance du pouvoir épiscopal et réduit l’autorité du Pape aux seules questions doctrinales. Le fébronianisme prétend que le pouvoir des clefs a été confié au corps entier de l’Église, dont le pape n’est que le représentant ou le dépositaire, comme s’il était « président » de la « république ecclésiastique ». Les modernistes comme Yves Congar regardent toutes ces hérésies comme des manifestations d’une « préoccupation légitime » envers les excès du centralisme romain et des fantasmes de la théologie ultramontaine.


Le pourquoi de la collégialité

Cette primauté souveraine et universelle de juridiction du souverain pontife est la vérité de la foi catholique qui déplaît le plus aux protestants et aux schismatiques : peut-être même s’agit-il du « principal obstacle à la pleine communion ». Paul VI [2] et Ratzinger ont dit en effet que « la papauté est le plus grand obstacle à l’œcuménisme » [3]. Il n’était pas pensable que le « Concile de l’œcuménisme » qu’est Vatican II laisse inchangée cette difficile doctrine de la primauté pontificale. L’amoindrir ou la mutiler en quelque manière était une nécessité.

L’émergence de la collégialité à Vatican II ne répond pas seulement à un « impératif œcuménique » : selon les termes de la Commission Théologique Internationale, « un discernement plus attentif des requêtes avancées par la conscience moderne en termes de participation de tous les citoyens à la gestion des affaires publiques, pousse à une nouvelle et plus profonde expérience et présentation du mystère de l’Église dans sa dimension synodale intrinsèque. »[4] Il répond à un besoin des fidèles éclairés qui « attendent que le changement démocratique affectant la société actuelle passe, par une sorte d’osmose inéluctable mais bénéfique, au domaine de la vie ecclésiastique » [5]. Autrement dit, en langage intelligible, il faut « démocratiser » l’Église, amoindrir voire détruire totalement son caractère monarchique, qui offense la mentalité moderne.

La « collégialité » arrive à la fin de cette série d’erreurs sur la primauté du pontife romain comme une doctrine hybride, une doctrine de compromis. Pour répondre à cette double pression œcuméniste et démocratiste, tout en ne présentant pas au monde catholique une rupture trop violente avec l’enseignement de l’Église, les réformateurs de Vatican II ont inventé un système dans lequel le souverain pontife garde un primat réel, mais partage l’autorité suprême avec le Collège des évêques, pour ainsi dire.

La collégialité veut donc concilier les vieilles erreurs sur la primauté du Collège, qu’admiraient les modernistes, avec la primauté du pontife romain : on arrive à une improbable ecclésiologie dans laquelle le pouvoir suprême et plénier sur l’Église appartient à la fois au pape seul et au Collège uni au pape – et jamais sans le pape, précisent les textes, ce qui est une manière de « calmer » les conservateurs, mais n’enlève rien au fond du problème qui est l’apparition d’un nouveau sujet de pouvoir plénier et universel dans l’Église.


La collégialité débattue pendant Vatican II

La doctrine de la collégialité telle qu’exprimée dans les textes de Vatican II et du CIC 1983 résulte manifestement d’un compromis entre l’ecclésiologie catholique et l’ecclésiologie hérétique des réformateurs, dont le plus notable est Yves Congar. Ce dernier ne cessait de déverser son fiel sur la « théologie romaine » faisant du pape le monarque absolu de l’Église. Le pape est, en effet, d’après le Magistère vivant de la Sainte Église (et pas seulement la « théologie romaine »), monarque absolu de l’Église, suivant sa constitution divine, seul récipiendaire de l’autorité suprême dans l’Église : une simple lecture honnête de l’évangile peut nous en convaincre, et le témoignage univoque de l’Église enseignante ensuite. Les modernistes détestent cette doctrine. Pour Congar et ses amis, il faudrait plutôt considérer le pape comme le « président » de l’Église, celui qui a la plus haute fonction et qui peut trancher les conflits, dont l’existence est un puissant facteur d’unité pour l’Église, mais dont la légitimité et les prérogatives dépendent en quelque manière du consentement des évêques ou de l’ensemble des fidèles. La théorie d’une Église fondée sur le « Collège des douze » comme autorité suprême leur semble plus séduisante et plus « adaptée aux besoins du monde moderne ».

Mgr Gerard Philips, qui croit en cette hérésie de la collégialité, nous transmet dans ses mémoires un récit des débats parfois virulents qui eurent lieu à ce sujet pendant les sessions de Vatican II. Nous y voyons que Mgr Ugo Lattanzi, qui a publié ensuite des écrits contre la collégialité, s’était déjà manifesté à l’époque pour défendre la doctrine catholique, en qualifiant d’hérésie l’opinion des réformateurs.


Extraits des mémoires de Mgr Gerard Philips [6]

« 9 mars 1963. La discussion sur le chapitre II a connu trois difficultés. D’abord l’affirmation des Douze comme fondement de l’Église. Cette thèse est niée par certains. Lattanzi explique dans un déluge de paroles que seul Pierre est le roc sur lequel l’Église a été bâtie. Les autres ne sont que le fondement posé sur le roc : themelios sur le Petra. Le texte de l’Apocalypse est purement eschatologique, selon le P. Kerrigan ; en Eph. 2,20 on trouve aussi bien Prophètes qu’Apôtres : s’agit-il dès lors des Douze ? En tout cas, on veut exprimer très nettement la différence entre Pierre et les Apôtres et l’on préfère le mot « Rupes » pour Pierre seul.

(…) Le deuxième cas difficile concerne la collégialité des évêques dispersés, – donc hors Concile -, comme sujets de l’autorité suprême. Ici il semble y avoir eu un accord, dans le groupe des théologiens, sur un texte de Gagnebet. Mais l’accord ne se renouvela pas en commission, et le président invita tous les intéressés à trouver une issue le lendemain matin sous la présidence du cardinal Santos. En nommant Santos, le cardinal Ottaviani a écarté explicitement le cardinal Léger. Ce dernier en fut vraiment indigné.

13 mars 1963. Les évêques favorables étaient présents à la session de la matinée, ainsi que le cardinal Léger « in nigris » en signe de protestation, ainsi que la plupart des théologiens. Je propose une formule brève : les évêques peuvent arriver à un acte collégial, à condition que le pape ne s’y oppose pas. Cette fois, Gagnebet veut qu’on ajoute que le pape doit préciser d’avance de quelle manière cet acte doit être accompli : si le pape ne donne pas de directives, un acte collégial ne peut être posé. Schauf a une formule plus large et même plus précise que la mienne. Il imagine l’exemple d’un pape, détenu en Sibérie, qui approuverait l’acte des évêques après sa libération. Cela semble sauver l’affaire. Je me rallie à la formule de Schauf qui est acceptée à l’unanimité. (…)

Vendredi Saint, 12 avril 1963. J’ai oublié de noter dans mon récit qu’à un moment, Lattanzi a isolé une phrase de notre texte, et l’a interprétée comme hérétique en la prenant en elle-même, sans vouloir, selon ses dires, y associer l’intention de l’auteur. Bref, c’était quelque chose comme une hérésie en soi, l’hérésie de personne, sinon de la proposition. Je trouve pareil procédé pénible et blessant. De plus, ce procédé est irréel et ne tient pas compte de l’ensemble du contexte. Il ne fait apparaître qu’un fantôme. Je me suis plaint par la suite auprès de Lattanzi de ce procédé. Mais je n’ai pas pu lui faire comprendre que sa façon de parler était blessante. Rien ne lui semble plus naturel que de condamner certaines phrases de cette manière, qui procède d’un sens de l’orthodoxie et de la prudence. J’ai l’impression que c’est une manière très efficace de fabriquer des hérésies. Cela a dû se produire plus d’une fois dans l’histoire. La méthode de Lattanzi n’est donc pas nouvelle. En un certain sens on pourrait la qualifier de « traditionnelle ». C’est un exemple typique d’une « théologie de l’angoisse » qui, en outre, néglige les règles élémentaires de l’interprétation. En résumé, ce fut un incident instructif. Lattanzi est l’innocence et la naïveté même. »

Ce témoignage sur l’apparition de la collégialité dans les débats préparatoires à Vatican II est corroboré par d’autres, notamment celui du père Ralph M. Wiltgen, auteur du célèbre récit de l’histoire de Vatican II Le Rhin se jette dans le Tibre. Les modernistes ont en effet rejeté les schémas préparatoires de la constitution sur l’ Eglise, et ont fait de la collégialité leur principale priorité ecclésiologique : « L’une des premières questions soulevées [par les réformateurs] fut celle de la collégialité, c’est-à-dire du gouvernement de l’Eglise universelle par le Pape en collaboration avec tous les évêques du monde. C’était là le cœur même de tout le deuxième Concile du Vatican, destiné à compléter le premier Concile du Vatican où la primauté du Pape avait été étudiée en détail et solennellement promulguée. »

Ainsi l’idée de la collégialité épiscopale, loin d’aller de soi, a suscité la vive réaction de théologiens catholiques tels que Lattanzi, réaction qui a heurté la délicate sensibilité du moderniste Philips, qui mis en face du caractère intrinsèquement hérétique de ses propositions, répond exactement comme les modernistes de l’époque de saint Pie X, en disant que les catholiques soucieux de rigueur doctrinale « inventent des hérésies » qui n’existent pas

Ce témoignage nous montre également la « dynamique » des textes de Vatican II et la manière dont ils ont été rédigés : les modernistes (la « gauche » d’après les termes que Philips emploie lui-même dans ses mémoires) proposent des textes qui sont ouvertement en contradiction avec le magistère de l’Église. Les catholiques (la « droite ») réagissent avec virulence, en émettant diverses objections et en allant parfois jusqu’à parler d’hérésie. Les modernistes, face à cette résistance, s’entendent avec des conservateurs plus « modérés » (une sorte de centre-droit constitué de libéraux qui ont perdu toute sensibilité au danger du modernisme : les Gagnebet, Schauf, Kerrigan et compagnie) pour rédiger un nouveau texte plus « large » et plus ambigu, qui permette d’enfumer les catholiques « rigides » en leur donnant le sentiment que le texte respecte toujours la doctrine catholique, alors qu’au fond il continue de contenir des propositions erronées. Ces propositions sont simplement noyées dans un flot rassurant de doctrine apparemment compatible avec le catholicisme. « Cela semble sauver l’affaire », comme disait Philips.


2 – La constitution monarchique de l’Église dans le magistère

I. Acte du Concile oecuménique de Florence (9 juillet 1439)

« De même nous définissons que le Saint-Siège apostolique et le Pontife romain exerce la primauté (tenere primatum, τό πρωτείον ϰατέχειν) dans tout l’univers ; que ce même Pontife romain est le successeur du bienheureux Pierre, prince des apôtres, qu’il est le véritable vicaire du Christ, le chef de toute l’Église (caput, ϰεφαλήν), le père et le docteur de tous les chrétiens, et qu’à lui, en la personne du bienheureux Pierre, Notre-Seigneur Jésus-Christ a donné plein pouvoir de faire paître, de régir et de gouverner l’Église universelle, comme cela est contenu dans les actes des conciles œcuméniques et dans les sacrés canons. »

Contre les erreurs des Grecs, le Concile de Florence définit la primauté absolue de juridiction du successeur de saint Pierre. Le fait qu’il soit le seul à recevoir ce plein pouvoir est implicite, et se comprend par le contexte de la déclaration : les Grecs tendraient plutôt à dire que le plein pouvoir de juridiction appartient de manière diffuse au collège des Apôtres et à leurs successeurs. Le Concile définit donc qu’il n’y a qu’une seule autorité suprême dans l’Église, le Pontife romain.


II. Constitution dogmatique Pastor Æternus (18 juillet 1870)

« Nous enseignons donc et nous déclarons, suivant les témoignages de l’Évangile, que la primauté de juridiction sur toute l’Église de Dieu a été promise et donnée immédiatement et directement au bienheureux Apôtre Pierre par le Christ notre Seigneur. (…) Cette doctrine si claire des Saintes Écritures se voit opposer ouvertement l’opinion fausse de ceux qui, pervertissant la forme de gouvernement instituée par le Christ notre Seigneur, nient que Pierre seul se soit vu doté par le Christ d’une primauté de juridiction véritable et proprement dite, de préférence aux autres Apôtres, pris soit isolément soit tous ensemble, ou de ceux qui affirment que cette primauté n’a pas été conférée directement et immédiatement au bienheureux Pierre, mais à l’Église et, par celle-ci, à Pierre comme à son ministre. »

Ce passage du Concile Vatican I condamne explicitement la doctrine de la collégialité élaborée par les modernistes.  Ceux-ci en effet « nient que Pierre seul se soit vu doté par le Christ d’une primauté de juridiction véritable et proprement dite », car ils disent que cette primauté de juridiction véritable appartient « au Collège des Évêques dont le chef est le Pontife Suprême » : Vatican II, confirmé par le code de droit canon de 1983, enseigne bien que ce n’est plus « Pierre seul », mais « Pierre avec les autres apôtres » qui possède cette primauté universelle de juridiction, ou alors que les deux entités (le pape et le Collège-avec-le-pape) possèdent conjointement l’autorité suprême.

Dans la même constitution dogmatique, au chapitre sur la nature de la primauté du pontife romain, est condamnée cette idée suivant laquelle il n’a « qu’une charge de direction », et qu’il ne possède pas la plénitude totale de juridiction. La doctrine de la collégialité tombe visiblement sous cet anathème, étant donné qu’elle fait du souverain pontife le chef du Collège, lui-même sujet de pouvoir plénier et universel sur l’Église, au lieu d’être le seul chef plénier et universel de l’Église.


III. Lettre encyclique Satis Cognitum (29 juin 1896)

Les enseignements du pape Léon XIII sont un trésor de clarté et de précision. Non content de transmettre fidèlement l’enseignement traditionnel, Léon XIII s’attachait toujours à en expliquer les raisons profondes, les justifications scripturaires et patristiques, en puisant aussi dans les ressources de l’histoire et de la philosophie, et en répondant à de nombreuses objections. Ici donc, Léon XIII détaille la primauté du pontife romain et, ce qui nous intéresse d’autant plus, le rapport entre cette primauté et le pouvoir des évêques.

« De même que l’autorité de Pierre est nécessairement permanente et perpétuelle dans le Pontife romain, ainsi les évêques, en leur qualité de successeurs des Apôtres, sont les héritiers du pouvoir ordinaire des Apôtres, de telle sorte que l’ordre épiscopal fait nécessairement partie de la constitution intime de l’Église. Et quoique l’autorité des évêques ne soit ni pleine, ni universelle, ni souveraine, on ne doit pas cependant les regarder comme de simples vicaires des Pontifes romains, car ils possèdent une autorité qui leur est propre, et ils portent en toute vérité le nom de prélats ordinaires des peuples qu’ils gouvernent. (…) C’est pourquoi il faut faire ici une remarque importante. Rien n’a été conféré aux Apôtres indépendamment de Pierre ; plusieurs choses ont été conférées à Pierre isolément et indépendamment des Apôtres. (…) Lui seul, en effet, a été désigné par le Christ comme fondement de l’Église. C’est à lui qu’a été donné tout pouvoir de lier et de délier ; à lui seul également a été confié le pouvoir de paître le troupeau. (…) Et il ne faut pas croire que la soumission des mêmes sujets à deux autorités entraîne la confusion de l’administration. Un tel soupçon nous est interdit tout d’abord par la sagesse de Dieu, qui a Lui-même conçu et établi l’organisation de ce gouvernement. De plus, il faut remarquer que ce qui troublerait l’ordre et les relations mutuelles, ce serait la coexistence, dans une société, de deux autorités du même degré, dont aucune ne serait soumise à l’autre. Mais l’autorité du Pontife est souveraine, universelle et pleinement indépendante : celle des évêques est limitée d’une façon précise et n’est pas pleinement indépendante. »

Pierre seul a reçu « tout pouvoir de lier et de délier », Pierre seul a reçu « le pouvoir de paître le troupeau ». L’autorité des évêques ensemble n’est ni pleine, ni universelle, ni souveraine. Léon XIII (dans la continuité de Pie IX) insiste sur le fait que seul le Pape est sujet du pouvoir suprême et plénier sur l’Église tout entière. Léon XIII ne dit rien qui puisse laisser penser que le collège des évêques, qu’il évoque régulièrement dans l’encyclique, soit dépositaire de l’autorité suprême avec le pape auquel il est uni, ou conjointement avec lui. Il parle du pouvoir épiscopal comme une autorité véritable en son domaine, mais définit cette autorité des évêques comme limitée, non totalement indépendante, n’étant ni pleine, ni universelle, ni souveraine. Plutôt, il exclut et condamne cette idée au moins implicitement, en rappelant que le pouvoir des clés (l’autorité suprême) n’a été confié qu’à Pierre seul.


IV. Lettre encyclique Mystici Corporis (29 juin 1943)

« Mais parce que, comme Nous l’avons déjà dit, par la volonté de son Fondateur, ce Corps de nature sociale qu’est le Corps du Christ doit être un corps visible, il faut que cet accord de tous les membres se manifeste aussi extérieurement, par la profession d’une même foi, mais aussi par la communion des mêmes mystères, par la participation au même sacrifice, enfin par la mise en pratique et l’observance des mêmes lois. Il est, en outre, absolument nécessaire qu’il y ait, manifeste aux yeux de tous, un Chef suprême, par qui la collaboration de tous en faveur de tous soit dirigée efficacement pour atteindre le but proposé : Nous avons nommé le Vicaire de Jésus-Christ sur la terre. En effet, de même que le divin Rédempteur a envoyé l’Esprit de vérité, le Paraclet, pour assumer à sa propre place l’invisible gouvernement de l’Église, ainsi, à Pierre et à ses successeurs, il a confié le mandat de tenir son propre rôle sur terre pour assurer aussi le gouvernement visible de la cité chrétienne. »

Dans sa belle encyclique sur l’Église conçue comme Corps Mystique de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Pie XII décrit l’harmonie qui existe entre les aspects juridiques de l’Église et ses aspects invisibles. L’Église, société parfaite de manière analogue à celle des États, a une constitution établie par Dieu lui-même dans laquelle il y a un chef suprême (un seul), qui a reçu le mandat de tenir le rôle même de Jésus-Christ sur terre et d’assurer le gouvernement visible de la cité chrétienne. Pie XII détaille ailleurs dans l’encyclique les caractéristiques de la mission des Apôtres et de leurs successeurs : à aucun moment il ne laisse entendre que le pouvoir suprême, le vicariat de Jésus-Christ, le gouvernement visible de la cité chrétienne, ait pu être confié aux Apôtres considérés ensemble en Collège. Pie XII rappelle également, contre les théories de l’indépendance du pouvoir épiscopal (qui sont un préalable de la collégialité), que si les évêques « jouissent du pouvoir de juridiction ordinaire, ce pouvoir leur est immédiatement communiqué par le Souverain Pontife ».


3- La collégialité dans Vatican II et dans le code de 1983

I. Lumen Gentium, n°22

« L’Ordre des évêques […] constitue, lui aussi [en plus du pape considéré seul], en union avec (una cum) le Pontife romain, son chef, et jamais en dehors de (numquam sine) ce chef, le sujet d’un pouvoir suprême et plénier sur toute l’Église »

Cette définition qui introduit un nouveau sujet de pouvoir plénier dans l’Église prétend se baser sur une déclaration de Mgr Zinelli, rapporteur de la Députation de la Foi pendant le Concile de Vatican I, concernant le fait que les évêques unis au pape lors d’un Concile œcuménique « possèdent le pouvoir plénier » (plenam potestatem habent). Voici la déclaration invoquée, dont la référence se situe en note de bas de page du texte officiel de Vatican II :

« Concedimus lubenter et nos in concilio oecumenico sive in episcopis coniuctim cum suo capite supremam inesse et plenam ecclesiasticam potestatem in fideles omnes … Igitur episcopi congregati cum capite in concilio oecumenico, quo in casu totam ecclesiam repraesentant, aut dispersi, sed cum suo capite, quo casu sunt ipsa ecclesia, vere plenam potestatem habent. »

Con. Vat. I : Mansi 52, c. 1109

Il est fallacieux de prétendre, comme le fait Gustave Thils et comme l’ont fait ceux qui ont rédigé et ratifié Vatican II, que ces deux propositions expriment exactement la même doctrine : sans nous risquer à une traduction détaillée, il est évident que Zinelli ne parle que du Concile œcuménique, et pas de « l’ordre des évêques » considéré dans l’abstrait. Il y est simplement question d’un mode extraordinaire d’exercice du pouvoir plénier dans l’Église, celui du Concile œcuménique dans lequel le pape s’associe l’ensemble des évêques, et pas de l’existence d’un pouvoir plénier habituel dans le Collège apostolique en dehors de ce cas du Concile œcuménique. Du texte de Zinelli, on ne peut inférer l’idée d’un double sujet du pouvoir plénier, mais plutôt l’idée d’un pouvoir plénier dont le seul sujet est le Pape, et qui est exercé de manière extraordinaire par l’ensemble des évêques réunis au pape en un Concile. L’assertion de l’existence d’un pouvoir plénier habituel dans un sujet distinct du pape est le sens obvie du texte de Vatican II, qui emploie le terme « quoque » (aussi) pour marquer une différence réelle entre deux sujets du pouvoir plénier : le pape considéré seul, et le collège des évêques uni au pape.

Mgr Parente, rapporteur de la commission théologique durant Vatican II, a affirmé face aux questions et aux amendements de certains pères conciliaires, quelque peu interloqués par cette doctrine aux accents nouveaux, que le Saint-Siège n’avait pas l’intention de trancher la question de l’unicité ou de la pluralité du sujet, et que la particule « quoque » ne cherche pas à exclure l’une ou l’autre de ces interprétations. C’est en quelque sorte encore pire que s’il avait affirmé que le Saint-Siège voulait affirmer l’hérésie de la collégialité : Mgr Parente explique que le Saint-Siège, face à une doctrine déjà définie, veut sciemment laisser la porte ouverte à une interprétation hérétique, tout en voulant stratégiquement faire croire à une absence de rupture avec l’enseignement magistériel. Mais il s’agit ici plus que d’une porte ouverte puisque les termes employés sont, pris dans leur sens premier, contraires à la constitution divine de l’Église, et ont été compris comme tels par la majorité des conciliaires ensuite.


II. La nota prævia : « cela semble sauver l’affaire » …

Durant les débats autour de la rédaction de Lumen Gentium, une « note explicative préliminaire » (Nota explicativa praevia), rédigée en grande partie par Mgr Philips, a été ajoutée au texte initial pour calmer l’opposition des conservateurs. Elle est si habilement construite que même Mgr Lefebvre s’estimait quitte de tous ses doutes et toutes ses objections contre le texte une fois la nota émise : elle semble en effet rappeler la doctrine traditionnelle sur le sujet unique du pouvoir plénier et les deux modes d’exercice du pouvoir (individuel ou collégial). Pourtant, à l’examiner sérieusement, elle confirme la doctrine du double sujet, telle qu’exprimée par le sens obvie de la phrase du n°22. Remarquable travail de diplomatie et d’argutie théologique, cette nota praevia ne rétablit qu’en apparence l’orthodoxie de Vatican II, car tout en affirmant la primauté du Pontife romain et le fait qu’elle ne peut pas être limitée par le Collège (ce que les modernistes auraient voulu suggérer), elle continue de laisser telle quelle l’affirmation du Collège comme sujet ordinaire du pouvoir suprême et plénier dans l’Église. Mgr Philips « noie tous les poissons admirablement », comme disait son compère le moderniste de Lubac [7] : mais il n’a pas pu noyer le poisson du double sujet, car il fallait bien que le projet moderniste de détruire la constitution monarchique de l’Église puisse aboutir, même de manière aussi compromise et diminuée, à travers ce bricolage hasardeux. La nota ne fait que réaffirmer la primauté de juridiction du pontife romain, et conditionner l’exercice de la primauté du Collège au bon vouloir du souverain pontife, sans infirmer donc cette primauté de juridiction du Collège : ainsi la constitution divine de l’Église est niée, puisqu’au lieu d’être une monarchie absolue elle devient une sorte de monstre à deux têtes dans laquelle il y a deux sujets de l’autorité suprême, l’un ne pouvant pas exercer l’autorité sans l’autre, mais les deux étant en même temps distinctement possesseurs de l’autorité.


III. Code de droit canonique de 1983 – Canon n°336

« Le Collège des Évêques dont le chef est le Pontife Suprême et dont les Évêques sont les membres en vertu de la consécration sacramentelle et par la communion hiérarchique entre le chef et les membres du Collège, et dans lequel se perpétue le corps apostolique, est lui aussi en union avec son chef et jamais sans lui, sujet du pouvoir suprême et plénier sur l’Église tout entière. »

Collegium episcoparum … subiectum quoque supremae et plenae potestatis in universam Ecclesiam exsistit

Le code de 1983 entérine la définition de Lumen Gentium, en gardant bien les termes problématiques subiectum quoque, avec le terme Collegium qui rend encore mieux l’idée d’une personne morale distincte du pape considéré seul. Elle lève la dernière ambiguïté qui pouvait encore subsister sur le fait que le Collège considéré en lui-même soit véritablement sujet ordinaire en droit du pouvoir suprême et plénier, au lieu de ne l’être que de manière occasionnelle par délégation du Pape lors d’un Concile : l’aspect juridique de la question est confirmé, puisqu’il est à présent gravé dans le « droit canon ».


4- Les commentaires des réformateurs

Collégialisme pur et collégialisme mitigé

Yves Congar

Les commentateurs de la collégialité, parmi lesquels plusieurs ont participé au Concile en tant qu’experts, se divisent principalement en deux opinions. L’opinion des plus zélés modernistes (Congar, Schillebeeckx, Rahner, etc.) est celle qu’ils ont défendu lors de Vatican II, qui explique pourquoi le Concile insiste autant sur le Collège, mais qui a été empêchée d’aboutir à cause des protestations de la « droite » : c’est le collégialisme pur dans lequel l’autorité suprême appartient au Collège des évêques, dont le pape n’est que le membre le plus éminent. Ainsi a-t-on pu voir dans les années 1970 des théologiens tels que Gustave Thils appeler en toute décontraction à une « étude critique de Vatican I », et reléguer au musée de l’histoire des idées les notions de monarchie ecclésiastique et de juridiction épiscopale déléguée [cf. note 5]. L’autre opinion est celle de la majorité des conciliaires, qui s’accordent sur ce qui est, en effet, le sens évident des textes de Vatican II : le « collégialisme mitigé » dans lequel il y a deux sujets distincts du pouvoir suprême dans l’Église. Contre ces deux opinions, viennent certains conservateurs « herméneutes de la continuité », extrêmement minoritaires, qui disent que Vatican II n’enseigne en réalité rien de nouveau, mais ils sont obligés de contredire le texte même de Vatican II pour l’affirmer.


La collégialité selon Benoît XVI

Ratzinger et Congar

Joseph Ratzinger, qui est censé être le maître de « l’herméneutique de la continuité », a une conception bien personnelle de la continuité en ce qui concerne le primat romain et la collégialité. On pourrait penser qu’il soit fidèle à la lettre de Vatican II et défende le « collégialisme mitigé » de Lumen Gentium : en réalité, la doctrine présente dans ses écrits théologiques est bien plus proche du collégialisme pur. Il estime que « la primauté ne peut pas être basée sur le modèle d’une monarchie absolue, comme si le pape était le monarque sans restriction d’un état surnaturel centralisé appelé Église ». Au contraire, sa juste place réside dans « le centre officiel de la collégialité des évêques ». Le pape occupe simplement le premier rôle au sein du Collège, et son primat n’existe pas réellement indépendamment du Collège. Il estime que l’Église ne doit pas être vue comme un cercle avec un seul centre (ecclésiologie traditionnelle), mais comme une « ellipse à deux foyers » étroitement interdépendants : la papauté et le collège.

Ratzinger, devenu Benoît XVI, n’a apparemment pas cessé d’affirmer la même doctrine : ainsi déclarait-il dans une interview télévisée en 2006 « le pape n’est pas du tout un monarque absolu » [8]. Si le pape n’est pas un monarque absolu, alors son pouvoir est limité par quelque autre pouvoir : alors sa primauté n’est pas pleine, souveraine et universelle comme l’affirme le magistère de la Sainte Église. En d’autres endroits en effet, Ratzinger affirme explicitement que le pouvoir du pape est limité par celui des offices épiscopaux, comme le disaient les gallicans. Il prétend que le schisme de 1054 trouve sa cause principale dans l’erreur des Latins qui consiste à confondre les prétentions administratives du « patriarcat latin » avec la primauté apostolique du Siège romain dont la vraie notion est d’être le centre de la collégialité : il avalise ainsi le discours classique des schismatiques d’Orient, qui disent que l’évêque de Rome a plein pouvoir dans les limites de son patriarcat occidental, mais ne doit pas empiéter sur les autres patriarcats de la « pentarchie » ; il propose à ces même schismatiques de se contenter de reconnaître l’évêque de Rome comme centre de la collégialité, sans presque rien changer à leurs structures juridiques.

Ceux qui voudraient entrer dans le détail des hérésies de Ratzinger peuvent se référer à l’étude de Richard G. DeClue sur « la primauté et la collégialité dans les travaux de Joseph Ratzinger », d’où sont issues les précédentes citations : précisons que l’étude émane d’un admirateur de Ratzinger, et pas d’un critique [9].


Le ridicule problème de la mise en application de la collégialité

La collégialité telle qu’exprimée par Vatican II est une doctrine ridicule et contradictoire, qui fait de l’Eglise un monstre à deux têtes, dont une tête ne peut pas agir sans l’autre. Les réformateurs se sont tellement empêtrés dans les compromis vis-à-vis de la « droite » qu’à la fin leur grande idée de détruire la constitution monarchique de l’Eglise et de lui donner un souffle plus « démocratique » ne se traduit dans les textes que d’une manière très diminuée, et très peu pratique. Les réformateurs n’ont pas abandonné cette grande idée d’enlever des pouvoirs au pape pour en donner davantage aux évêques, mais ils ont les plus grandes peines du monde à la rendre crédible et à la mettre en application : les conciliaires n’arrêtent pas de faire des synodes, de débattre, d’écrire des livres entiers sur l’application de la collégialité et de son mystérieux corollaire la « synodalité », dont personne ne connaît la définition ; ils s’estiment insatisfaits de la tournure des évènements. Les textes faisant « autorité » contiennent une hérésie, mais elle est enrobée d’autres éléments qui la « neutralisent » dans ses effets pratiques : difficile en effet de mettre le pape au second plan quand les textes rappellent qu’il possède le primat à titre individuel et sans dépendre du Collège, et que le Collège dépend de lui dans l’exercice de son propre primat (puisque le pape est chef du Collège). Plusieurs observateurs ont remarqué que François était le premier « pape » à véritablement prendre à cœur le sujet de la collégialité, quand Jean-Paul II était encore trop flamboyant et autoritaire à leur goût : en effet, François passe un temps considérable à essayer de saper ce qui reste de la structure organisationnelle de l’Église catholique, à « décentraliser » et à déréguler les institutions, à salir et humilier encore plus que ses prédécesseurs le prestige du souverain pontificat. Mais il se trouvera toujours des gens pour trouver que le « vrai sens de la collégialité » n’est pas encore pleinement compris, que Vatican II n’en est qu’aux débuts de son application. Le théologien conciliaire Jan Grootaers (1921-2016), présent à Vatican II, a écrit en 2012 un livre sur les Heurs et malheurs de la collégialité, qui retrace sur un ton plaintif les méandres de ces débats et de ces contradictions. Situation ridicule et contradictoire du début jusqu’à la fin.


5 – Les tentatives d’« herméneutique de la continuité »

Durant le temps même des sessions de Vatican II, certains théologiens conservateurs se sont empressés de « donner la véritable interprétation de Vatican II » pour faire taire les modernistes de la trempe de Ratzinger. Ainsi Mgr Ugo Lattanzi, que nous avions évoqué, et le cardinal Dino Staffa, ont écrit pour dire que Lumen Gentium parle d’un unique sujet du primat qui est le pape, et de deux modalités d’exercice du primat (le pape seul ou le pape avec les évêques), conformément à la doctrine catholique. En réalité, l’exercice auquel se sont livrés ces deux théologiens était bien maladroit et artificiel : ils reconnaissent eux-mêmes être forcés d’interpréter la déclaration problématique contre son contexte, contre l’ambiguïté volontaire des réformateurs et contre le sens littéral du texte. Dit autrement, Staffa et Lattanzi n’ont pas « donné la véritable interprétation de Vatican II », mais ont corrigé l’erreur affirmée par Vatican II, en voulant prétendre qu’elle n’était pas vraiment affirmée [10].

Cette posture est une escroquerie intellectuelle. Face à un texte dont le sens premier est contraire au magistère de l’Église, le propos d’un « herméneute de la continuité » consiste à dire qu’il faut appliquer au magistère de Vatican II des règles analogues à celles que l’on applique pour l’interprétation des Saintes Écritures (le terme « herméneutique » vient du monde de l’exégèse) pour réconcilier la contradiction apparente avec ce qui a été enseigné précédemment. Sauf qu’il y a une différence profonde de nature entre le Magistère et les Saintes Écritures : celles-ci doivent être interprétées, car en de nombreux endroits leur sens est spirituel, caché et difficile à saisir, et Dieu a donné à l’Église le pouvoir d’interpréter infailliblement ce dépôt de la Révélation, contre toutes les déviations possibles de l’esprit humain face à des textes aussi complexes. Le Magistère existe précisément pour trancher avec une autorité infaillible les débats et les incompréhensions qui pourraient émerger d’une mauvaise interprétation de la Révélation : il oblige en conscience les fidèles, qui doivent y soumettre leur intelligence sans discussion. Si l’on prétend qu’il faut interpréter le magistère, alors on lui dénie sa fonction qui est de clarifier avec autorité la Révélation, et on fait reposer en dernière instance dans la raison individuelle la charge de déterminer ce qui est véritablement révélé : ce n’est donc que du protestantisme, avec une étape intermédiaire entre les Saintes Écritures et la raison individuelle, qui serait un magistère flou, difficile et sujet à des interprétations variables. Puisque l’on refuse de recevoir ce magistère dans son sens premier et évident, avec la simplicité et la droiture attendue d’un fidèle catholique, la compréhension des vérités révélées est donc laissée à une sorte de libre-examen individuel postérieur au magistère : c’est une folie, et en effet il existe autant « d’interprétations de Vatican II » qu’il y a d’herméneutes, de la même manière que chaque protestant a son interprétation de la Bible [11].

Cette attitude a quelque chose de compréhensible pour le contexte de l’époque, dans le sens qu’il était impossible pour les catholiques que le pape approuve un enseignement erroné, et que Paul VI avait extérieurement les garanties d’être le pape : élection et acceptation pacifique. Comme Paul VI est apparemment le pape, et qu’il promulgue une doctrine apparemment erronée, la réaction majoritaire des catholiques a été de tenter de donner une explication catholique de la doctrine problématique. Même des prêtres très antimodernistes comme l’abbé Julio Meinvielle se sont livrés à cet exercice, intellectuellement absurde, mais humainement compréhensible : car en effet, personne n’avait réellement envisagé que les réflexions des théologiens sur le « pape hérétique » puissent être un jour d’actualité, et affirmer la vacance du Saint-Siège apparaissait comme une folie tant les conséquences d’une telle occupation illégitime du Saint-Siège seraient graves pour l’Église. À mesure que le temps passe et que les hérésies de Paul VI et ses successeurs se multiplient toujours plus clairement, cet exercice devient de plus en plus difficile et absurde, jusqu’au ridicule dans certains cas : il n’est vraiment plus possible de réconcilier leurs propos avec la doctrine catholique, par conséquent la seule conclusion logique qui s’impose est que ni Paul VI ni ses successeurs qui ont enseigné la même chose que lui ne possèdent l’autorité pontificale. Donc ils ne sont pas papes, puisque la forme de la papauté (ce qui donne l’être) est l’autorité, et non pas l’élection.


6 – Conclusion

Les définitions du magistère de l’Église ne contiennent aucune équivoque sur ce sujet : le pape seul est sujet de pouvoir plénier et universel dans l’Église, le pape seul a reçu et conserve de manière permanente une primauté de juridiction véritable, à l’exclusion des autres évêques même considérés ensemble en tant que collège. Les déclarations de Vatican II, clarifiées par le canon 336 du code de 1983, établissent une doctrine suivant laquelle le Collège des évêques est « lui aussi » sujet de pouvoir plénier et universel dans l’Église, de manière permanente. Cette doctrine étant en contradiction directe avec le magistère, elle est une hérésie, pas simplement une imprécision doctrinale.

Les tentatives « d’herméneutique de la continuité » au sujet de la collégialité sont inopérantes, parce qu’elles ne répondent pas au problème central des nouvelles définitions qui est l’apparition d’un nouveau sujet de pouvoir plénier, d’un nouveau dépositaire permanent de la primauté de juridiction autre que saint Pierre ; elles font dire au texte de Vatican II l’inverse de ce qu’il dit. Il faut étudier l’histoire de la rédaction de Vatican II (par exemple à la travers les mémoires de Congar ou de Mgr Philips) pour mieux comprendre l’intention hérétique des réformateurs, et trouver une confirmation supplémentaire du « véritable sens » de la collégialité, si Lumen Gentium et le code de 1983 n’étaient pas déjà suffisamment clairs.

Jean-Tristan B.


[1]https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2016/11/46dd48fbdd3f24a51d12045f237e14eb.pdf

[2] « Et que dirons-Nous de la difficulté à laquelle sont toujours si sensibles nos Frères séparés : celle qui provient de la fonction que le Christ Nous a assignée dans l’Église de Dieu et que Notre tradition a sanctionnée avec tant d’autorité ? Le Pape, Nous le savons bien, est sans doute l’obstacle le plus grave sur la route de l’œcuménisme. »  Paul VI, 28 avril 1967, Discours aux membres du secrétariat pour l’unité des chrétiens.

[3]https://www.sodalitium.eu/ratzinger-protestant-a-99/

[4]https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/cti_documents/rc_cti_20180302_sinodalita_fr.html

[5] Gustave Thils, La théologie de la primauté. En vue d’une révision, Revue Théologique de Louvain 1972, 3-1 pp. 22-39

[6] Carnets conciliaires de Mgr Gérard Philips, secrétaire adjoint de la commission doctrinale. Texte néerlandais avec traduction française et commentaires par L. Schelkens. Avec une introduction par L. Declerck (coll. Instrumenta theologica, 29). 2006

[7] Journal du Concile d’Henri de Lubac, p. 597

[8]http://benoit-et-moi.fr/2013-II/benoit/collegialite-et-primaute-selon-benoit-xvi.html

[9]https://www.communio-icr.com/articles/view/primacy-and-collegiality-in-the-works-of-joseph-ratzinger

[10]https://laportelatine.org/critique-du-concile-vatican-ii/une-conception-collegiale-de-leglise-vue-comme-communion

[11] Comme nous l’avons vu, pour la collégialité il existe au moins trois « exégèses » de Vatican II. La seule qui est intellectuellement honnête est celle du double sujet de la primauté, puisqu’elle se base sur le sens premier des textes, y compris la nota praevia : les deux autres émanent de personnes qui veulent faire correspondre la réalité à leurs désirs, les uns à leurs désirs mauvais et hérétiques (collégialisme pur, le pape mis au second plan), les autres à leurs désirs pieux et catholiques (le pape seul sujet permanent du primat : comment Paul VI pourrait vouloir enseigner autre chose, puisqu’il est pape ? etc.). Rappelons à l’intention du deuxième groupe que la piété véritable ne peut pas être séparée de la vérité : il vaut mieux dire que Paul VI n’est pas pape, s’il est évident qu’il enseigne des hérésies, plutôt que de nier l’évidence pour se maintenir dans une illusion procédant d’une apparence de piété (désir d’être fidèle à l’Église). C’est s’aveugler volontairement, et refuser la croix que Dieu nous envoie, pour quelque motif de facilité humaine (il serait « trop dur » que le Saint-Siège soit vacant et avec lui tous les sièges épiscopaux, pendant une période prolongée : c’est très dur en effet, mais cela n’a rien d’impossible en soi, et Dieu ne manquera pas de nous donner les grâces nécessaires pour surmonter ces maux qu’il a permis).

Les hérésies de François sur la Communion des saints

Le 2 février 2022, au cours d’une audience générale qui se tenait dans la très étrange salle Paul VI, François est venu enrichir sa collection d’hérésies par des propos offensants pour l’oreille catholique. Avant de rappeler l’enseignement de l’Église sur la Communion des saints et de se pencher sur le contenu du discours de François, nous allons revenir sur la définition de l’hérésie.

Imposteur Pape François - Hérésie sur la Communion des Saints

Qu’est-ce qu’une hérésie ?

Pour le dire simplement, et sans rentrer dans tous les détails du sujet, une hérésie est une proposition qui s’oppose à une vérité révélée par Dieu. Et puisque c’est par l’Eglise que nous est infailliblement transmise la vérité révélée, une hérésie est une proposition qui contredit une doctrine présentée comme révélée par l’Eglise. Certains théologiens soutiennent qu’une affirmation contraire à une doctrine infailliblement définie par l’Eglise mais non présentée comme révélée est déjà hérétique, mais ici nous ne nous pencherons pas sur ce débat théologique dont l’importance est toutefois réelle. Retenons que, selon le code de droit canon actuellement en vigueur (celui de 1917), une proposition ne pourra être qualifiée d’hérétique que si elle s’oppose à une vérité à croire de foi divine et catholique, c’est-à-dire à une doctrine présentée comme révélée par l’Eglise.

Ajoutons qu’il faut bien distinguer l’hérésie doctrinale (qui existe dans une proposition donnée) et le péché d’hérésie (qui existe dans un sujet donné). Cette distinction trop souvent négligée est parfaitement mise en lumière par l’abbé Lucien dans La situation actuelle de l’Autorité dans l’Eglise (pages 71 à 83). Nous nous contentons de rappeler ici que le péché d’hérésie est une adhésion volontaire et pertinace à l’hérésie. Pour commettre un péché d’hérésie, le sujet qui défend une proposition hérétique doit savoir que l’Eglise enseigne le contraire et vouloir néanmoins conserver sa propre opinion. Il se déduit de ces conditions que l’ignorance chasse le péché d’hérésie (sans pour autant chasser le péché, si l’ignorance est coupable).


La Communion des saints (selon l’Eglise catholique)

Voyons, avant d’évoquer les paroles de François, ce que signifie la Communion des saints pour l’Eglise. Le catéchisme de saint Pie X nous en donne une définition : « Communion des saints signifie que tous les fidèles, formant un seul corps en Jésus-Christ, profitent de tout le bien qui est et qui se fait dans ce même corps, c’est-à-dire dans l’Église universelle, pourvu qu’ils n’en soient pas empêchés par l’affection au péché ». Citons également l’abbé Boulenger pour aider le lecteur à bien saisir le sens de cette définition : « Il existe entre tous les membres, vivants ou défunts, du corps mystique (Église) dont Jésus-Christ est le chef, un lien qui les rattache les uns aux autres et grâce auquel ils participent aux mêmes intérêts et aux mêmes biens spirituels : c’est ce qu’on appelle la Communion des Saints. Dans toute société bien organisée, les membres sont solidaires les uns des autres ; ils partagent les richesses, les joies, et aussi les revers et les tristesses de la communauté. Ainsi en est-il de l’Église qui est une société plus parfaite qu’aucune autre » (dans La Doctrine Catholique).

Les biens spirituels évoqués par l’abbé Boulenger et qui profitent aux membres de l’Eglise par la Communion des saints sont surnaturels, ils se rapportent à l’ordre de la vie divine, de la grâce sanctifiante. Ces biens forment un trésor qui est enrichi, en premier lieu, par les mérites (infinis) de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ensuite par les mérites de la Très Sainte Vierge et enfin par ceux de tous les autres saints et membres du Corps Mystique. Ce trésor surnaturel s’élève vers Dieu qui répand ses grâces et miséricordes sur chacun des membres de la Communion des saints qui, tous, les reçoivent en proportion de leurs mérites. Par ailleurs, chaque membre, par ses bonnes œuvres, participent à enrichir ce trésor qui se communiquent à tous.

La formule « pourvu qu’ils n’en soient pas empêchés par l’affection au péché » précitée, signifie que les membres morts (1) de l’Eglise, c’est-à-dire ceux qui sont en état de péché mortel ne participent pas à la Communion des saints. Pourquoi ? Parce-que « n’étant pas dans l’état de grâce, ils ne fournissent aucune contribution au trésor de l’Église, vu que leurs œuvres sont sans mérite. Il serait juste alors qu’ils ne participent plus à ses faveurs » (La Doctrine Catholique). Cependant, précise l’abbé Boulenger, comme ils appartiennent toujours au corps de l’Église et que, semblables à des membres paralysés, ils pourront reprendre un jour vie et mouvement, ils ne sont pas entièrement privés des avantages de la Communion des Saints. En effet, les membres morts de l’Eglise peuvent recevoir des grâces pour se convertir et participer à la Communion des saints.

Si les catholiques en état de péché mortel sont privés de beaucoup d’avantages de la Communion des saints, qu’en est-il des non-catholiques ? Puisqu’ils ne sont ni membre du Corps, ni membre de l’Ame de l’Eglise (2), ils ne participent en aucune manière à la Communion des saints. Ainsi, nous comprenons bien pourquoi à la question « Qui est hors de la Communion des saints ? », saint Pie X répond « Est hors de la Communion des saints, celui qui est hors de l’Église, c’est-à-dire, les damnés, les infidèles, les juifs, les hérétiques, les apostats, les schismatiques et les excommuniés » (Catéchisme de saint Pie X).


La « communion des saints » (selon François)

Dans cette audience générale du 2 février, deux propos ont particulièrement attiré notre attention. Commençons par le premier :

« Qu’est-ce donc que la «communion des saints»? Le Catéchisme de l’Église catholique affirme : «La communion des saints est l’Église» (n. 946). Voyez comme c’est une belle définition! «La communion des saints est l’Église.» Qu’est-ce que cela signifie? Que l’Église est réservée au parfait? Non. Cela signifie que c’est la communauté des pécheurs sauvés. L’Eglise est la communauté des pécheurs sauvés. C’est beau, cette définition. Personne ne peut s’exclure de l’Église, nous sommes tous des pécheurs sauvés ».

Dans cet extrait, François entend définir la Communion des saints, qu’il assimile – bien étrangement – à l’Eglise comme s’il ne s’agissait pas de deux notions théologiques distinctes, avec leur caractéristiques propres (même si ces deux réalités, l’Eglise et la Communion des saints, sont intimement liées car, ainsi que nous l’avons vu plus haut, l’appartenance à la première est une condition pour participer à la seconde). Mais le plus choquant ici, c’est qu’il prétend que personne ne peut s’exclure de l’Eglise (ou de la Communion des saints, puisque pour François il s’agit de la même chose). Cela contredit explicitement l’enseignement de l’Eglise que nous avons rappelé plus haut. Un catholique qui est devenu apostat, hérétique ou schismatique (3) a choisi de quitter de l’Eglise et la Communion des saints. Par conséquent – et c’est une chose évidente, sauf pour François visiblement – il est faux de dire que personne ne peut s’exclure de l’Eglise.

Passons au second propos :

« Considérons, chers frères et sœurs, qu’en Christ personne ne pourra jamais vraiment nous séparer de ceux que nous aimons parce que le lien est un lien existentiel, un lien fort qui est dans notre nature même;  seule la manière d’être ensemble les uns avec les autres change, mais rien ni personne ne peut rompre ce lien. [François se met à la place d’un fidèle s’adressant à lui] « Saint-Père, pensons à ceux qui ont renié la foi, qui sont apostats, qui sont les persécuteurs de l’Église, qui ont renié leur baptême : sont-ils aussi chez eux ? » Oui, ceux-là aussi. Tous. Les blasphémateurs, tous. Nous sommes frères. C’est la communion des saintsLa communion des saints unit la communauté des croyants sur la terre et au ciel, et sur la terre les saints, les pécheurs, tous».

Il y a là une double contradiction avec la Communion des saints, telle que l’Eglise nous l’enseigne.

D’abord François dit que les blasphémateurs sont dans cette Communion. Un blasphémateur catholique (mauvais pour sûr), s’il n’est « que » (4) blasphémateur, ne perd pas pour autant sa qualité de membre de l’Eglise catholique. Ainsi, nous l’avons vu, il ne serait pas privé entièrement des bienfaits de la Communion de saints car, appartenant toujours au Corps de l’Église, il bénéficierait de grâces de conversion. Toutefois, il est impropre de dire qu’il est unit à ceux qui profitent du trésor de la Communion des saints : son état de péché empêche l’union, la communion et l’échange des biens surnaturels. Il est séparé du lien de la charité qui unit tous les fidèles en état de grâce.

Ensuite, François prétend que les apostats qui sont persécuteurs de l’Eglise appartiennent à la Communion des saints. C’est la déclaration la plus scandaleuse du discours, et elle s’oppose au mot près à la doctrine catholique si clairement exposée par saint Pie X dans son catéchisme. Alors que le Chef invisible de l’Eglise catholique, Notre-Seigneur, distingue et sépare le bon grain (les enfants du Royaume) de l’ivraie (les fils d’iniquités), celui qui se présente comme son Vicaire sur la terre affirme que les apostats endurcis sont unis avec Jésus, la Sainte Vierge et tous les saints : assertion monstrueuse. Les fondements de cette fausse doctrine ne sont pas à chercher bien loin, François croît que le lien qui unit l’homme au Christ se trouve dans la nature même de l’homme. Pour lui, ce n’est pas la grâce communiquée par Dieu qui nous unit au Christ ; ce n’est pas par une élévation de la nature humaine à l’ordre surnaturel que nous participons à la vie divine. Dès lors pourquoi distinguer ceux qui ont la grâce (les bons, les saints) de ceux qui ne l’ont pas (les méchants) ?


Les propositions de François sur la Communion des saints sont-elles hérétiques ?

La Communion des saints est un des douze articles de Foi du Symbole des Apôtres, appelé aussi Credo. Le Symbole des Apôtres contient et résume les principales vérités révélées par Dieu. Elles s’appellent vérités de foi, nous dit le Père Dragonne dans son explication du catéchisme de saint Pie X, parce que nous devons les croire d’une foi absolue, étant enseignées par Dieu qui ne peut ni se tromper ni nous tromper. Le Symbole des Apôtres, avec celui de Nicée Constantinople et de saint Athanase, est l’un des principaux Symbole de Foi que l’Église enseigne à ses fidèles. « Il peut être considéré comme l’œuvre des Apôtres dans ce sens qu’il représente la doctrine ou plutôt la substance des vérités qu’ils enseignaient aux catéchumènes et qu’ils exigeaient comme profession de foi avant le Baptême » (abbé Boulenger, La Doctrine Catholique).

De là, nous pouvons facilement déduire que les propositions de François sur la Communion des saints sont hérétiques : elles s’opposent à un dogme de Foi, à une doctrine présentée comme révélée par l’Eglise.

Cet imposteur n’en est pas à son coup d’essai et il ne s’agissait pas ici de prouver que François n’a pas l’autorité pontificale, la démonstration a déjà été faite (il suffisait, d’ailleurs, de constater qu’après son élection au pontificat il ne reniait rien du concile vatican II et ses suites). Mais il nous semblait utile de mettre en lumière cette opposition flagrante (une de plus) entre la doctrine de ce faux pape et celle de l’Eglise catholique, laquelle doit être connue et défendue par les catholiques.

De même que pour garantir l’intégrité du corps il faut fuir le pestiféré, pour garantir l’intégrité de la Foi il faut fuir l’homme de mauvaise doctrine. Nous n’avons plus qu’à dire aux conciliaires ou autres catholiques en communion avec François : fuyez sans plus attendre, rompez ce lien qui vous fait prendre le risque grave d’être privé d’une communion bien plus importante pour le salut de votre âme : la Communion des saints.

Hugo C.


(1) Par « membre mort » de l’Eglise il faut entendre ceux qui sont morts spirituellement, c’est-à-dire privé de la vie divine. Ils sont membres du Corps de l’Eglise mais pas de son Âme, c’est-à-dire le Corps Mystique du Christ. A ne pas confondre avec les défunts qui, s’ils sont au paradis ou purgatoire, sont des membres vivants de l’Eglise. 

(2) Un non-catholique peut toutefois appartenir à l’Ame de l’Église en cas d’ignorance invincible et s’il est sans péché mortel. Mais il ne faut pas laisser croire, car ce serait ruiner la doctrine de la visibilité de la vraie Eglise, que la quasi-totalité des membres d’une fausse religion sont excusés par l’ignorance invincible. De plus, la Foi seule ne suffit pas pour être en état de grâce : encore faut-il que celui qui ignore invinciblement que le catholicisme est la vraie religion soit sans péché mortel, ce qui implique de vivre comme un juste. Son état de grâce, et donc aussi son Salut, sont loin d’être assurés car il est « privé de tant et de si grand secours et faveurs célestes dont on ne peut jouir que dans l’Eglise catholique » (Pie XII, Mystici Corporis). Pour plus d’explication sur le sujet de l’ignorance invincible voir Lettres à quelques Evêques, pages 27 à 35).

(3) Les apostats sont les baptisés qui renient, par un acte extérieur, la foi catholique qu’ils professaient auparavant ; Les hérétiques sont les baptisés qui s’obstinent à ne pas croire quelque vérité révélée par Dieu et enseignée par l’Église : tels sont les protestants ; Les schismatiques sont les baptisés qui refusent obstinément de se soumettre aux Pasteurs légitimes et qui, pour cette raison, sont séparés de l’Église, même s’ils ne nient aucune vérité de foi (Catéchisme de saint Pie X).

(4) Si cela était possible, nous aurions ajouté mille guillemets : le blasphème est un péché très grave.

Faut-il absolument être uni aux évêques ?

Retour sur une objection au sédévacantisme

Depuis quelques temps, certains estiment avoir trouvé l’argument d’autorité définitif contre le sédévacantisme dans l’exhortation Pastoris Aaeterni de Léon XII (26 juillet 1826) contre la Petite-Eglise anticoncordataire :

« Car, comment l’Église sera-t-elle pour vous une mère, si vous n’avez pas pour pères les Pasteurs de l’Église, c’est-à-dire les évêques ? (…) L’Église catholique est une ; elle n’est point déchirée, ni divisée. Votre Petite Église ne peut donc en aucune manière appartenir à l’Église Catholique. Car, de l’aveu même de vos maîtres, ou plutôt de ceux qui vous trompent, il ne reste plus aucun des évêques français qui soutienne et qui défende le parti que vous suivez »

Il s’agirait donc de dire : puisqu’aucun évêque n’a refusé Vatican II, et qu’aucun évêque n’a soutenu le sédévacantisme, c’est une preuve absolue que le sédévacantisme est faux, et que « l’Eglise sédévacantiste » est une secte schismatique. Les comparaisons vont bon train entre les sédévacantistes et la Petite-Eglise, qui sont présentés comme des phénomènes similaires en tout point. Nous souhaitons revenir brièvement sur chacun de ces points, et expliquer :

1) Concernant l’enseignement du pape Léon XII

  • Que Léon XII ne donne pas formellement un enseignement sur la nécessité d’être uni aux évêques en toutes circonstances, mais donne un argument ad hominem aux membres de la Petite-Eglise. Il faut se souvenir que le point de départ du schisme de la Petite-Eglise est la prétendue « fidélité aux évêques » : certains évêques ayant courageusement combattu contre la Révolution ont été déposés par le pape Pie VII à la suite du concordat. Pie VII avait dû accepter plusieurs concessions pour que l’Eglise catholique puisse retrouver une vie normale et que la paix puisse exister entre l’Eglise et l’Etat, la déposition de certains évêques jugés trop légitimistes en faisait partie. La mentalité gallicane étant répandu partout en France à cette époque, certains prêtres et fidèles y ont vu un « abus » de la part du pape, et ont prétendu que le pape n’avait pas le droit de déposer les évêques s’ils n’avaient pas commis une faute grave. Etant donné que le point de départ de leur schisme est le soutien à certains évêques déposés, Léon XII leur fait remarquer qu’il n’y a plus aucun évêque en France qui les soutienne, qu’ils sont donc dépourvus de ce qui faisait leur raison d’être
  • Qu’il est évident que l’union aux évêques, que Léon XII présente comme la marque de la catholicité, est relative à l’union des évêques au pape. Lorsque Léon XII dit « comment l’Eglise sera-t-elle pour vous une mère (…) si vous n’avez pas pour père les pasteurs de l’Eglise, c’est à dire évêques ? », veut-il dire par exemple qu’un russe doit avoir pour père le patriarche schismatique de Moscou ? Evidemment non. Lorsque le magistère parle de la soumission aux évêques, il parle évidemment des évêques qui sont en communion avec le souverain pontife : pas des évêques considérés indépendamment de ce critère de la soumission au pape, sinon il faudrait soutenir contre l’absurde que les évêques schismatiques doivent être nos pasteurs et nos pères. A l’époque de Léon XII, les évêques catholiques étant unis à un vrai pape, il était en effet nécessaire de leur être soumis comme à des successeurs des apôtres pour être catholique. C’est bien différent si l’ensemble des évêques se trouvent être unis à quelqu’un qui n’est pas pape.
  • Qu’il est évident qu’il ne faut pas, à tout prix et en toutes circonstances, être uni à l’unanimité morale des évêques pour être catholique. Nos contradicteurs auraient-ils oublié qu’à l’époque de saint Athanase, la majorité des évêques étaient ariens ? Il n’est pas soutenable de présenter ce critère de majorité (ou même d’unanimité) de l’épiscopat comme règle absolue de la vérité. C’était probablement ce que faisaient les ariens pour justifier leurs hérésies à l’époque : la plupart des grands sièges épiscopaux étaient acquis à l’arianisme, c’est le signe que c’est une doctrine « d’Eglise ». Ceci est évidemment fallacieux. Le raisonnement de nos contradicteurs consisterait à dire : puisque la majorité des évêques étaient unis à Paul VI, alors c’est une preuve qu’il était véritablement pape. Pourtant le raisonnement catholique doit être l’inverse : il faut établir que Paul VI est pape d’abord, car il n’est pas garanti que les évêques soient infaillibles pour ce qui regarde le fait de savoir qui est réellement pape ou non.

2) Concernant la comparaison entre le sédévacantisme et la Petite-Eglise

  • Que la Petite-Eglise se base sur les hérésies du gallicanisme pour justifier sa rébellion. Nous disions plus haut que le point de départ de ces « dissidents » est l’idée que le pape n’a pas le droit de déposer un évêque sauf dans certaines circonstances. Leur schisme est basé sur deux erreurs : 1) l’idée que les évêques ont une juridiction autonome de celle du pape, au lieu d’avoir une juridiction déléguée par lui (idée aujourd’hui chère aux sectateurs de Vatican II, avec leur « collégialité » et leur théorie du sacre donnant la juridiction) ; 2) l’idée que le pape n’a pas le droit d’empiéter sur cette autorité sacrée, puisqu’elle vient de Dieu directement. Le magistère de l’Eglise réprouve absolument cette fausse conception de la juridiction épiscopale.
  • Qu’à l’inverse le sédévacantisme se base sur la doctrine « ultralmontaine », le respect et la soumission due au Pape, et la fidélité au magistère infaillible de l’Eglise. Quoi de commun entre une doctrine qui prétend que le « droit divin des évêques » est inviolable et que même le pape ne peut pas y toucher, et une doctrine qui défend qu’il est impossible que le pape contredise un autre pape dans l’exercice de son magistère ? Voici le point de départ du sédévacantisme : 1) Vatican II enseigne des erreurs qui tombent sous l’anathème de l’Eglise (ex. liberté religieuse), 2) Or il est impossible qu’un pape promulgue de telles erreurs, 3) et pour sauver son âme, un catholique doit être sincèrement et universellement soumis au pape, 4) donc on ne peut pas en même temps dire que Vatican II est erroné et dire que Paul VI est pape, ni dire que Paul VI est pape et en même temps lui « résister » en refusant ses lois liturgiques par exemple. Ce qui distingue les sédévacantistes des conciliaires est une fidélité plus grande à l’infaillibilité du souverain pontife (puisqu’à présent l’immense majorité des conciliaires prétend que le syllabus de Pie IX n’était pas infaillible, par exemple). Ce qui distingue les sédévacantistes des autres traditionnalistes, est cette même fidélité couplée à la conscience de la nécessité d’être soumis au souverain pontife en toutes choses (pas seulement dans son magistère, mais aussi dans toutes ses lois et même dans des matières non-infaillibles). Quelle ressemblance avec la doctrine de la « Petite Eglise » ? La comparaison ne résiste pas à un examen sérieux des doctrines et des intentions des deux groupes.
  • Qu’il est impossible de démontrer que nous adhérons à une hérésie ou que nous avons du mépris pour l’autorité ecclésiastique légitime. Nos contradicteurs nous reprochent principalement deux « hérésies » ou « attitudes schismatiques » :
    • Le rejet de « l’acceptation pacifique et universelle » (APU) comme signe certain du pontificat de Paul VI
    • Le rejet de l’enseignement de la majorité des évêques (qui ont accepté Vatican II), ou du moins le fait de ne pas être soumis à cette majorité des évêques – ce qui serait une sorte d’hérésie d’après leur interprétation de Pastoris Aeterni.
  • Mais en quoi de telles choses peuvent constituer des hérésies ? Une hérésie est un enseignement qui contredit les définitions du magistère de l’Eglise. Or il n’existe à notre connaissance aucune définition magistérielle sur l’APU, bien que cette doctrine soit effectivement présente dans l’enseignement de nombreux théologiens (notre point n’est pas de donner ici une réponse de fond, simplement de discuter du fait qu’il s’agisse d’un enseignement magistériel). Le problème est que ces théologiens n’enseignent pas tous la même chose sur l’APU, et leur langage n’est pas suffisamment précis pour que toute question et toute réflexion théologique soit absolument tranchée par leur enseignement. Est-ce que l’APU concerne simplement la validité l’élection, ou bien l’autorité ? (les deux notions étant distinctes dans la théologie catholique, cf. les explications de saint Antonin sur la distinction entre la papauté matérielle et la papauté formelle). Est-ce que l’APU implique une simple ratification extérieure de l’élection, ou bien une soumission réelle au pape en tant que docteur et législateur ? Il n’y a tout simplement aucune définition magistérielle sur le sujet, de telle sorte que si je voulais « rétracter mon hérésie » sur l’APU, je ne saurais même pas précisément ce que je dois rétracter. Je n’ai d’ailleurs jamais prétendu que je refusais la doctrine des théologiens sur l’APU, il est possible de lui donner un sens compatible avec la situation actuelle de l’autorité dans l’Eglise. Surtout, nous ne nions pas le fondement de cette doctrine qui est l’indéfectibilité de l’Eglise catholique et l’impossibilité que tous les catholiques soient trompés par un faux pape sans qu’il n’y ait de moyen de se rendre compte de la tromperie [1]. Concernant l’infaillibilité des évêques considérée indépendamment du pape, il en va de même, ce n’est pas un enseignement magistériel (nous évoquons le sujet plus loin).
  • Enfin concernant le mépris pour l’autorité légitime, je porterais à la connaissance de nos contradicteurs le fait que la majorité de ceux qui sont devenus « sédévacantistes » dans le courant des années 1970-1980 ont dans un premier temps tenter d’expliquer Vatican II en continuité avec le magistère de l’Eglise, et défendu l’idée que « le pape » était dépassé par les « abus » choquants qui avaient eu lieu suite à Vatican II. Il est normal que la présomption aille dans ce sens, pour un catholique qui est habitué à respecter l’autorité légitime. Mais cette position ne peut être légitimement soutenue que si l’on est dans l’ignorance de ce que Vatican II enseigne réellement par rapport à l’enseignement antérieur de l’Eglise, et dans l’ignorance de l’attitude de Paul VI et de ses successeurs à l’égard des prétendus « abus » incontrôlés. Ne pouvant pas refuser la réalité, certains ont fini par accepter le constat de la vacance du Saint-Siège, parce que c’était une exigence logique, pas pour le plaisir de privilégier leurs opinions personnelles à celles de la hiérarchie apparente.

3) Concernant l’acceptation de Vatican II par les évêques

  • Qu’il s’agit en effet de l’objection ou de la difficulté la plus sérieuse au sédévacantisme. Nous ne balayons pas cette objection d’un revers de la manche comme s’il s’agissait d’une chose insignifiante ou facile à écarter. Comme nous le disions plus haut, nous ne basons pas notre position sur une sorte de mépris de principe pour la hiérarchie, donc le fait que la hiérarchie ait massivement adhéré à Vatican II mérite sérieuse réflexion. Il est en effet une grave difficulté de constater que la plupart des évêques ont accepté Vatican II, qu’ils ont accepté Paul VI et ses successeurs comme papes. Aucun théologien n’aurait pu imaginer qu’une telle chose arrive, que l’épiscopat tombe presque unanimement dans une telle défection.
  • Mais que l’on peut répondre à ce problème en conformité avec la doctrine catholique
    • Parce que l’infaillibilité des évêques est relative à la soumission au pape. Lorsque le magistère de l’Eglise parle de l’infaillibilité des évêques, c’est toujours d’une manière relative à celle du pape, dans le sens que l’unanimité morale des évêques en union avec le pape donnent aux fidèles un magistère infaillible. De sorte qu’il serait théoriquement possible que tous les évêques ensemble adhèrent à une autre règle de foi que le pape, en prenant pour le pape un usurpateur, et donc n’enseignent pas infailliblement. Si par ailleurs il est évident que l’usurpateur enseigne des hérésies alors qu’il devrait être infaillible, il est donc évident qu’il n’est pas pape, les fidèles catholiques ne sont pas privés de toute possibilité de discernement à cet égard.
    • Parce que la doctrine sur l’indéfectibilité du corps épiscopal est une opinion théologique. Un certain nombre de théologiens ont donné une extension nouvelle à l’infaillibilité des évêques en disant qu’elle existe même indépendamment du pape. Il s’agirait de dire par exemple que même en cas de vacance prolongée du siège apostolique, le corps épiscopal constituerait toujours un sujet d’enseignement infaillible, qu’il n’est pas possible que ce corps uni des évêques fasse défection de la foi catholique, et qu’un enseignement de l’unanimité morale des évêques doit recueillir l’assentiment des fidèles même s’il n’est pas évident qu’ils soient tous unis au pape. C’est une pieuse opinion, mais ce n’est pas un enseignement magistériel. Nous voudrions y croire : mais contra factum non fit argumentum, contre les faits il n’y a pas d’arguments. On ne peut pas nier des évidences sous le prétexte d’être fidèle à une opinion théologique, si pieuse et soutenable fût-elle considérée indépendamment des faits qui lui sont opposés. Si l’on voulait choisir une opinion contre une réalité évidente, cela ne procéderait que d’une apparence trompeuse de piété, puisque la véritable piété inclut le zèle pour la vérité.
    • Parce qu’il est possible d’expliquer que la succession apostolique continue malgré la défection de l’épiscopat (thèse de Cassiciacum). La plupart de ceux qui refusent le sédévacantisme le font parce qu’il s’oppose apparemment à la visibilité de l’Eglise, à son indéfectibilité et à sa perpétuité jusqu’à la fin des temps. C’est effectivement la seule objection de fond au sédévacantisme, puisque l’indéfectibilité et la perpétuité de l’Eglise dans tous ses éléments essentiels, et pas simplement dans son aspect mystique et invisible, est un dogme de foi. Celui qui nie cette perpétuité de l’Eglise dans son aspect visible et institutionnel est un hérétique. Il faut donc pouvoir expliquer comment, d’une part, Paul VI n’était pas pape ni ses successeurs puisqu’ils enseignent des erreurs et détruisent l’Eglise, et comment d’autre part l’Eglise catholique en tant qu’institution n’a pas « disparu » et qu’il reste possible, jusqu’à la fin des temps, de retrouver un successeur légitime de saint Pierre sur le Siège Apostolique. La thèse de Cassiciacum y répond en se basant sur la philosophie thomiste et sur les explications de quelques savants théologiens : la hiérarchie de l’Eglise et la succession apostolique de juridiction continue d’exister materialiter chez les conciliaires, et il suffit que les hiérarques conciliaires rejettent Vatican II pour retrouver la juridiction formelle pour laquelle ils ont été légitimement désignés [pour plus d’explications, voir ce lien]. Ceux qui prétendent qu’il est impossible que l’Eglise subsiste sans qu’il y ait en son sein une hiérarchie formelle et une juridiction en acte ne se basent pas sur le magistère : la thèse explique suffisamment que les définitions du magistère peuvent se limiter à l’aspect matériel [2]. Ceux qui prétendent que la hiérarchie de juridiction se perpétue chez les « évêques sédévacantistes » ne se basent pas non plus sur le magistère, mais se basent plutôt sur des opinions téméraires et imprécises qui les rapprochent des conciliaires et de leur fausse conception de la juridiction épiscopale, et les propulse tout droit vers la consommation d’un nouveau schisme (aucun de ces évêques n’a le droit d’élire un pape, par conséquent leur « conclave » serait absolument sans valeur et schismatique, parce qu’il instituerait une hiérarchie en dehors de la véritable Eglise fondée par Jésus-Christ sur saint Pierre : il n’est pas possible de soutenir que les évêques sédévacantistes ont une juridiction ordinaire, ce qui les rendrait susceptible d’élire le pape en l’absence de cardinaux d’après saint Robert Bellarmin – la juridiction ordinaire vient toujours du pape, et certainement pas du sacre épiscopal, or il n’y a pas de pape actuellement donc pas de juridiction ordinaire possible).
    • D’autre part, il n’existe aucune unanimité de l’épiscopat sur l’enseignement de Vatican II, ce qui réduit l’argument de la soumission aux évêques à quelque chose de purement extérieur et légaliste. Nos contradicteurs insistent sur le fait que tous les évêques, même ceux qui ont rejeté Vatican II ensuite, ont signé les textes du Concile préalablement à leur promulgation. C’est vrai, en effet, qu’ils ont tous signé y compris Mgr Lefebvre, Mgr de Castro-Mayer et Mgr Ngo Dinh Thuc. Pour eux, ce fait est suffisant pour que s’applique leur conception de l’infaillibilité des évêques et de la nécessité de leur être soumis. Si l’on se borne à ce critère purement extérieur, la position a une certaine apparence de validité. Mais si l’on s’avise de regarder plus profondément ce qui pourrait constituer un « enseignement de l’épiscopat » sur Vatican II, puisque l’on part du principe que tous les évêques ensemble sont infaillibles, on réalise mieux la faiblesse de cette position, étant donné que :
      • L’épiscopat ne s’accorde même pas pour savoir ce que Vatican II enseigne réellement. C’est dommage si l’on veut prétendre que l’enseignement des évêques est le critère de la vérité.
      • Il existe en réalité au moins quatre attitudes complètement différentes à cet égard, qui impliquent toutes une sorte de rejet pratique de Vatican II :
        • Les conservateurs qui ont déploré la promulgation de Vatican II, qui ont lutté contre les progressistes pendant le Concile (cf. le Coetus internationalis patrum dont faisaient partie notamment de nombreux évêques brésiliens), et qui ont essayé désespérément de trouver un sens catholique aux définitions ambigües de Vatican II, pour réfuter les progressistes ;
        • Les conservateurs qui ont finalement rejeté ouvertement Vatican II et refusé son application (cf. les trois évêques que nous avions cité) ;
        • Les progressistes qui se réjouissent de la promulgation de Vatican II mais déplorent quelques « extravagances » et quelques « dérapages » dans son application, comme s’ils n’étaient pas contenus dans les textes même de Vatican II ou les directives disciplinaires qui l’ont accompagné ;
        • Les progressistes qui estiment que Vatican II est un bon début mais qu’il faut aller encore beaucoup plus loin dans la subversion du catholicisme et la fusion entre l’Eglise et le monde moderne.
    • Chacune de ces quatre positions implique un certain degré de rejet de Vatican II. La première position implique d’interpréter Vatican II, comme s’il était possible « d’interpréter » le magistère, dans un sens contraire à son sens apparent, ce qui est une posture de libre-examen bien que l’intention ne soit pas protestante. La troisième position prétend que Vatican II ou la nouvelle règlementation liturgique ne permettent pas les « abus », ce qui est encore une interprétation subjective (et fausse) des textes. Vatican II est, dans l’ensemble, suffisamment flou et suffisamment captieux pour permettre à tout le monde se s’y retrouver, soit qu’on veuille lui donner un sens orthodoxe, soit qu’on veuille lui donner un sens hérétique, ainsi sont également les lois liturgiques qui par leur nature même permettent ou même encouragent les abus fustigés par les conservateurs [3]. Mais comme chacun refuse certains aspects de Vatican II, on pourrait conclure sans discrédit que tous les évêques conciliaires ont rejeté Vatican II d’une manière ou d’une autre. Donc mettons que je veuille être « soumis à l’épiscopat » concernant Vatican II : la seule chose que je pourrais faire, c’est de me borner à une sorte d’acceptation extérieure et superficielle de la validité de Vatican II, puis conserver mon opinion privée sur le véritable sens de Vatican II. Est-ce cela, le catholicisme ? Est-ce cela, la soumission à la hiérarchie ecclésiastique et le fait d’avoir pour pasteurs et pour pères les évêques ? Ce n’est rien de plus que la conception janséniste de la soumission à l’Eglise : pourvu que l’on signe les formulaires et que l’on ait l’air extérieurement et légalement unis à la hiérarchie, on est un bon catholique, et on peut se réserver en privé le droit de penser ce que l’on veut sur ces formulaires et ces enseignements. Nos contradicteurs sont d’autant plus légalistes qu’ils regardent comme rien le fait que quelques évêques comme Mgr Lefebvre ont ensuite rejeté Vatican II et regretté leur signature des documents : pour eux cela ne compte pas, tout ce qui importe est la signature, c’est à dire l’acte extérieur et superficiel d’adhésion à Vatican II, quoi que cela puisse signifier intrinsèquement.

Conclusion

L’utilisation de Pastoris Aeterni par les adversaires du sédévacantisme est abusive, parce qu’elle néglige certaines distinctions élémentaires : les évêques sont « pasteurs et pères » des fidèles pourvu qu’ils soient unis au pontife romain, et pas simplement par le fait qu’ils sont évêques (sinon, il faudrait considérer les centaines d’évêques schismatiques comme nos pasteurs et nos pères : cela n’a aucun sens, ils sont séparés de l’Eglise). Il n’existe pas d’infaillibilité du corps épiscopal indépendante de de l’infaillibilité du pontife romain, auxquels les évêques doivent être soumis pour enseigner collectivement de manière infaillible. L’essentiel de la discussion sur la validité du sédévacantisme reste donc, et restera toujours, de savoir si Paul VI était réellement pape ou non, pas de savoir ce que les évêques ont pensé de Paul VI (d’autant plus que ceux-ci ont eu, sur Paul VI et sur Vatican II, des opinions diverses et irréconciliables, il n’existe aucun consensus de l’épiscopat sur la nature de l’enseignement de Vatican II). La ressemblance entre la « Petite-Eglise » et les groupes sédévacantistes ne supporte pas une comparaison sérieuse : les premiers sont gallicans, les seconds sont ultramontains et ne peuvent pas être convaincus de rejeter un enseignement du magistère de l’Eglise (du moins pour ce qui concerne la question de la vacance actuelle du Saint-Siège : certains sédévacantistes sont peut-être hérétiques sur d’autres sujets, mais c’est leur problème personnel, et pas le problème de cette question de savoir si Paul VI et ses successeurs sont réellement papes). Ceux qui adoptent cette posture, qui consiste à dire qu’il faut être extérieurement soumis à la « l’unanimité morale des évêques » pour être catholique, ont en réalité une conception purement légaliste de la soumission à l’Eglise, qui ne regarde que le for externe et pas le for interne, puisque chacun se réserve au for interne une sorte de droit de penser ce qu’il veut de Vatican II. En quoi cette position diffère de celle des serpents jansénistes, qui prétendaient être de bons catholiques tant qu’ils avaient l’air extérieurement unis à l’épiscopat et à la papauté ? Cela n’a rien à voir avec le véritable esprit catholique d’obéissance à la hiérarchie et de soumission au magistère infaillible de l’Eglise.

Jean-Tristan B.


[1] En tout état de cause, le plus important demeure le fondement de la doctrine sur l’APU, qui est l’indéfectibilité de l’Eglise. Ce caractère indéfectible implique en effet l’impossibilité radicale, en raison des promesses de Notre-Seigneur, que les membres de l’Eglise soient, à cause de l’usurpation du trône de saint-Pierre par un faux pape, privés de tout critère objectif pour refuser leur adhésion à l’erreur religieuse (dans ce cas toute l’Eglise adhérerait à une fausse doctrine et ferait défection, ce qui évidemment impossible). Ce n’est pas le refus de l’APU mais la négation de cette « impossibilité radicale » qui constitue une hérésie, or cette impossibilité nous y adhérons et la professons publiquement. La position sédévacantiste ne lui est pas contraire et le refus de l’APU n’implique pas la négation de l’indéfectibilité de l’Eglise. Le Cardinal Billot, qui soutient l’APU, dit que « l’adhésion de l’Église universelle est toujours à elle seule le signe infaillible de la légitimité de la personne du Pontife, et donc de l’existence de toutes les conditions requises à cette légitimité ». Il affirme ensuite que la raison de ceci est que, dans le cas contraire, les portes de l’enfer auraient prévalu contre l’Église. Cela se comprend puisque, selon l’éminent théologien, « ce serait en effet la même chose, pour l’Église, d’adhérer à un faux Pontife que d’adhérer à une fausse règle de foi […] le Pape [étant] la règle vivante que l’Église doit suivre en croyant, et de fait suit toujours ». L’abbé Lucien a déjà apporté une réponse tout à fait convaincante sur ce point et que voici : « L’impossibilité absolue à laquelle se réfère implicitement le cardinal Billot c’est que l’ensemble des fidèles adhèrent à une doctrine fausse : cela relève immédiatement de l’indéfectibilité de l’Eglise. Or, la reconnaissance d’un faux pape n’est pas encore l’adhésion à une doctrine fausse. Ladite reconnaissance ne peut entraîner une telle adhésion que dans le cas d’un acte magistériel contenant une erreur. Mais nous avons vu qu’il existait un critère intrinsèque de discernement, accessible à tout fidèle : la non-contradiction par rapport à tout ce qui est déjà infailliblement enseigné par l’Eglise. L’indéfectibilité de l’Eglise implique très certainement qu’un éventuel “faux pape” (tenu pour vrai par tous) ne puisse définir faussement un point de doctrine librement discuté jusqu’alors dans l’Eglise. Dans le cas contraire en effet, les fidèles seraient privés de tout critère objectif pour refuser leur adhésion à l’erreur : ils seraient donc inéluctablement induits en erreur et l’indéfectibilité de l’Eglise serait atteinte (telle est la ‘part de vérité’ de la thèse du cardinal Billot). Mais l’indéfectibilité de l’Eglise ne s’oppose pas à ce qu’un faux pape prétende enseigner officiellement un point déjà infailliblement condamné par l’Eglise. Bien au contraire, c’est alors le signe infaillible que ce faux pape ne possède pas l’Autorité pontificale divinement assistée : ne pas conclure à cette absence d’Autorité, c’est refuser la Lumière providentiellement accordée ». Si nous ne sommes pas d’accord pour dire qu’adhérer à un faux pontife implique forcément l’adhésion à une fausse règle de la Foi, nous demeurons d’accord sur le fondement invoqué par Billot : oui, il est impossible que toute l’Eglise adhère à une fausse règle de Foi. Seulement, pour maintenir ce point que la Foi nous impose de tenir fermement, il suffit de dire que jamais l’Eglise ne sera privée de critère objectif pour refuser une fausse doctrine. Quand un loup ravisseur (un faux pape) s’introduit dans la bergerie (l’Eglise), les moyens ne manquent pas et ne manqueront jamais pour le débusquer et refuser sa doctrine empoisonnée.

[2] La papauté et l’épiscopat sont perpétuels dans l’Église, nous ne le nions pas. La succession matérielle des sièges suffit pour garantir cette double pérennité : l’élection d’un Pape légitime et le retour de l’Episcopat en acte demeurent possibles. Précisions également que si pour la succession ininterrompue des Papes il suffit d’une continuité morale (c’est-à-dire que les périodes de vacance de siège sont admises et possibles) alors, a fortiori, pour la succession des Evêques une continuité morale suffit : la chose étant admise pour le Chef, on peut l’admettre du Corps Episcopal. Donc puisqu’une vacance (formelle) du Saint-Siège ne s’oppose pas à la perpétuité de la papauté, la vacance formelle des sièges épiscopaux ne s’oppose pas à la perpétuité de l’Episcopat.

[3] L’abbé Cekada a produit une démonstration définitive sur ce point : ce que les conservateurs considèrent comme un abus dans la liturgie, le fait que le centre de la célébration doive être la vie communautaire au lieu d’être Dieu, est véritablement l’enseignement de Paul VI, pas une « mauvaise interprétation de la réforme liturgique ».

Fête de Notre-Dame de Lourdes – le récit d’une guérison miraculeuse

La guérison miraculeuse de Pierre de Rudder

A l’occasion de la fête de Notre-Dame de Lourdes, fixée par l’Église au 11 février, nous souhaitions vous partager le récit d’un miracle opéré par l’intercession de la sainte Vierge.

Ce miracle nous permet de tirer plusieurs enseignements. Il revêt avant tout un intérêt spirituel. En effet, le modeste ouvrier belge dont la jambe fut guérie a d’abord été récompensé pour sa piété profonde envers Notre-Dame. Ce pauvre homme a été éprouvé par Dieu et ne s’est jamais découragé. Sa confiance en Dieu et son amour pour lui n’ont été ébranlé à aucun moment. Il est resté fidèle à ses devoirs de chrétiens et a conservé une grande dévotion envers Marie. Lorsqu’il est venu implorer le secours de Notre-Dame de Lourdes dans le sanctuaire d’Oostacker, à Gand, il n’avait que le bon plaisir de Dieu en tête. En effet, sa blessure l’empêchait de remplir convenablement ses devoirs de père de famille. Il était peiné du seul fait de ne pouvoir accomplir ses devoirs de justice et d’amour envers Dieu et ses proches. Quelle grandeur d’âme ! Un cœur si noble et si simple, fait très rare de nos jours… Dieu l’a récompensé pour cette humilité et cette pureté à toute épreuve. Une prière pleine de confiance lui permit de guérir. La guérison obtenue, il n’en fut que plus pieux et il ne se laissa pas emporter par l’orgueil et l’excès des allégresses purement humaines. Il en remercia avant tout Notre-Dame et fit du reste de sa vie un don de gratitude et d’amour envers Dieu. Dans les désolations comme dans les consolations, il resta attaché à Dieu et fidèle à ses devoirs. Prenons donc exemple sur ce beau portrait.

Nourrissons une grande dévotion envers Notre-Dame, qui est le seul chemin qui mène à Jésus-Christ. Soyons fidèles à nos devoirs d’état et à nos prières quotidiennes. Fréquentons régulièrement les sacrements et entourons-les d’un grand respect. Pratiquons les vertus chrétiennes dans tous les domaines de notre vie et conservons, dans les moments de joie comme dans les plus grandes épreuves, une inébranlable confiance en Dieu.

Ce miracle revêt aussi un intérêt apologétique qui permet de renforcer nos convictions religieuses. Dans les sections précédentes (voir Les Miracles), après avoir donné une définition du miracle, nous avons démontré qu’il ne pouvait venir que de Dieu. Loin d’être une sorte d’hallucination fantasmagorique ou une « invention de curé », le miracle possède des aspects intelligibles et compréhensibles par notre raison. Au sens large, il est un fait sensible qui se produit en dehors du cours ordinaire des choses. Au sens strict, c’est un fait sensible, produit par Dieu, en dehors du cours ordinaire des choses, pour prouver la vérité d’une révélation et son origine divine. Il est donc avant tout un fait. 

Ce fait, nous pouvons le constater, le voir, l’admirer, le toucher, il s’impose à nous et nous met « devant le fait accompli ». Qui que nous soyons, croyant ou incroyant, ce fait, s’il a eu lieu historiquement, est absolument indéniable. Il est indéniable car il est une évidence : une réalité vue immédiatement. C’est pour cela qu’il met si mal à l’aise les rationalistes… Ne pouvant se permettre de rejeter la réalité du fait qui s’impose, ils se perdent dans la recherche de causes toutes plus farfelues les unes que les autres (supercherie, hallucination collective, suggestion mentale, hypnose, probabilité statistique…) : ce qui les mène à tomber dans l’irrationalité et parfois la magie au sens propre ! Tous les rationalistes sont donc plus ou moins irrationnels. Puisque nous ne pouvons pas nier ce fait, nous sommes contraints de l’expliquer, d’une manière ou d’une autre. 

Or, nous voyons que ce fait se passe totalement en dehors du cours ordinaire des choses, dérogeant aux lois physiques les mieux connues et les plus certaines. Si nous ne connaissons pas toutes les lois de l’univers dans le détail, nous en connaissons un bon nombre avec certitude. Par exemple, nous savons que, selon le cours ordinaire des choses, la matière n’apparaît pas instantanément. Pour réparer une fracture, nous sommes certains qu’il faut du temps, du repos et des remèdes adaptés, parce que les hommes l’observent depuis la nuit des temps et qu’ils en ont fait une science (la médecine, la chirurgie). Nous connaissons encore les propriétés naturelles et constantes de millions d’éléments, qui, placés dans les mêmes circonstances, produisent toujours et infailliblement les mêmes effets. Encore nous savons que tout effet a une cause proportionnée. Autrement, comment une ville pourrait par exemple être alimentée en électricité ? Ne connaissons-nous pas avec certitude les méthodes de production et de conduction de l’électricité ? Si celles-ci étaient incertaines, pourquoi avoir créé toute une industrie avec des moyens humains et financiers faramineux ? Cela aurait été suicidaire !

Ceci peut s’appliquer à tous les domaines de la vie. Pourquoi se lever et marcher si nous ne sommes pas certains de la gravité, de la force motrice de notre système musculaire, de la solidité du sol etc. ; pourquoi prendre la voiture si à tout moment l’essence ou le moteur peuvent changer de propriétés et agir comme n’importe quel autre élément, si les roues peuvent se mettre à ne plus adhérer à le route mais tout à coup faire glisser la voiture ; pourquoi manger un aliment si d’un coup, sans explication, il pouvait être toxique un jour, comestible un autre jour, utile pour telle tâche le lundi et pour telle autre le vendredi. Les exemples sont inépuisables parce que pour vivre, pour réfléchir et pour agir, nous devons avoir et nous avons de fait des millions de certitudes indubitables. Rien n’aurait plus de sens si les mêmes causes, dans les mêmes circonstances, ne produisaient plus les mêmes effets. Ce serait le règne de l’absurde, tout pourrait être tout et nous ne serions sûrs de rien : nous ne pourrions plus rien faire. Si le feu pouvait se mettre à mouiller, le coton à piquer, le chat à parler, le chien à danser, l’homme à voler, la matière à apparaître soudainement de nulle part, le monde ne serait qu’un chaos permanent… Par ailleurs si nous n’étions certains de rien et que les mêmes causes, dans les mêmes circonstances, pouvaient produire des effets tout à fait opposés et disproportionnés ; ou si les mêmes effets, dans les mêmes circonstances, pouvaient être entraînés par des causes toutes plus éloignées les unes que les autres ; comment la science elle-même pourrait-elle exister ? Mieux, comment pourrions-nous connaître la moindre chose, puisque ces choses (seraient-elles encore des « choses », dénomination qui suggère déjà un principe substantiel et des propriétés stables) changeraient à tout instant et que nous ne pourrions plus associer une propriété ou une action à un être, ce qui constitue proprement le mouvement vital et spontané de toute connaissance. La science se fonde justement sur la constance et l’immutabilité de certaines lois. Sans cette intelligibilité et ces proportions constantes, la science s’effondre d’elle-même, et toute la société avec elle… Or la science existe. Donc ces lois constantes aussi.

Le bon sens et la science permettent donc d’avoir une approche réellement rationnelle du miracle. Il faut certes être prudent et ne pas faire preuve de crédulité devant le moindre fait qui nous paraît inexplicable. En revanche, il ne faut non plus s’aveugler et nier sans examen tout fait de ce genre. Il faut, comme toujours dans la vie, utiliser son intelligence et chercher la vérité par une enquête sérieuse. Si le fait constaté est réellement inexplicable par la science parce qu’il déroge aux lois les mieux connues (par exemple la guérison instantanée d’une blessure très grave sans l’intervention de causes proportionnées), alors il n’y a aucune raison de nier son caractère miraculeux. Le mot « miraculeux » ne doit pas ici être un obstacle. Dans le langage courant, il est péjoratif. Il renvoie souvent à l’idée d’un fait étrange, inexplicable mais aussi souvent irrationnel et impossible, fruit d’une imagination ou d’une erreur. En réalité, ce n’est rien de moins qu’un fait rationnellement constatable et vérifiable qui remplit des critères bien établis, eux aussi vérifiables. Autrement, ce n’est pas un miracle. 

Nous sommes donc en face de deux évidences que le bon usage de la raison et l’honnêteté nous poussent à accepter : 1° le fait sensible, 2° le caractère miraculeux de ce fait. Nous pouvons conclure que l’auteur de ce miracle est l’auteur des lois physiques qui ont été suspendues, c’est-à-dire Dieu. Ensuite, le miracle est toujours mis en relation avec une religion, pour confirmer son origine divine. Dans le cas qui nous occupe, Pierre de Rudder est catholique. De plus, le miracle s’est produit au sanctuaire Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker, à Gand. Ce sanctuaire est lié aux apparitions de la sainte Vierge à Lourdes, en 1858, où celle-ci s’est proclamée « l’Immaculée conception ». Nous savons par ailleurs que le Pape de l’Église catholique, Pie IX, avait proclamé le dogme de l’Immaculé conception en 1854. Le miraculé, après sa guérison, est demeuré catholique et a été un moyen de conversion à la religion catholique pour de nombreuses personnes. Nous constatons une relation explicite entre la religion catholique et le miracle, donc la religion catholique est bien divine. Vous verrez, par les récits et les documents authentiques (serments, déclarations, témoins nombreux et divers, photos, conversions et conséquences) qui suivent, que la guérison de Pierre de Rudder est bien un miracle en faveur de la religion catholique. Rappelons aussi que ce cas est un exemple parmi des milliers d’autres miracles dont la religion catholique seule peut se vanter. Enfin, la foi ne repose pas sur ces miracles, mais sur l’autorité de Dieu se révélant. La richesse de la religion catholique va bien au-delà de ce fait historique. Il ne faudrait pas tomber dans un rationalisme critique et étriqué. Qu’il ait eu lieu ou non ne modifie en rien la divinité du catholicisme. En revanche, sa réalité est un signe parmi d’autres de cette divinité. 

« En présence d’une idée aussi persistante et aussi ancrée parmi les hommes que celle du miracle, en présence de faits qui, s’ils étaient établis, modifieraient peut-être l’assiette de notre vie morale, aucun homme sincère avec lui-même ne peut se contenter de hausser les épaules et de passer. Il faut qu’il aborde le troublant sujet, ne fût-ce que pour se prouver à lui-même qu’il peut légitimement s’en désintéresser. »

(R.P. Joseph de Tonquédec, article Miracle du Dictionnaire Apologétique de la Foi Catholique, dir. A. D’Alès, vol. 3, Paris, 1916, col. 519-520)

Exposition du chanoine Texier

Pierre de Rudder : Fracture de la jambe, avec plaie gangréneuse.

Avant la guérison

Le 16 février 1867, Pierre de Rudder, ouvrier agriculteur, né et habitant à Jabbeke (Flandre occidentale), eut la jambe gauche broyée par la chute d’un arbre qu’il aidait à abattre. Le docteur Aflenaer, d’Oudenbourg, constata une fracture des deux os, le tibia et le péroné, à la même hauteur, un peu plus bas que le genou. Malgré les soins, une plaie gangréneuse se déclara, les fragments d’os se dépouillèrent de leur périoste ; un morceau d’os se détacha même, laissant un intervalle entre les deux fragments brisés. Le mal se prolongea pendant huit ans et deux mois, ne faisant qu’empirer. Pendant ce temps, le patient, qui souffrait atrocement, fut visité et soigné par de nombreux médecins : le Docteur Aflenaer, déjà cité, les docteurs Verriest et Tchackert, de Bruges, le professeur Thiriart, de Bruxelles, le docteur Buylaert, de Varssenaere, le docteur Van Hoestenberghe, de Stalhille. Tous s’accordèrent à déclarer la consolidation impossible en de pareilles conditions, et regardaient le blessé comme incurable. Voici, d’ailleurs, le rapport du docteur Van Hoestenberghe, sur une visite qu’il fit à de Rudder en janvier 1875 :

« Rudder avait une plaie à la partie supérieure de la jambe ; au fond de cette plaie, on voyait les deux os, à une distance de trois centimètres l’un de l’autre. Il n’y avait pas la moindre apparence de cicatrisation. Pierre souffrait beaucoup et endurait ce mal depuis huit ans. La partie inférieure de la jambe était mobile dans tous les sens. On pouvait relever le talon, de façon à plier la jambe dans son milieu. On pouvait la tordre et ramener le talon en avant, et les orteils en arrière. Tous ces mouvements n’étaient limités que par la résistance des tissus mous. »

Un témoin, Jean Houtsaeghe, déclare avoir vu, à la fin mars, Pierre « plier la jambe avec la main, de façon à faire sortir par la plaie les deux extrémités de l’os cassé, qui est venu de l’extérieur. »

Enfin, trois autres témoins, Jules Van Hooren, Adouard Van Hooren et Marie Wittizael, ont signé le certificat suivant :

« Les soussignés déclarent avoir vu, le 6 avril 1875, la jambe fracturée de Rudder ; les deux parties de l’os rompu perçaient la peau et en étaient séparées par une plaie purulente, sur une longueur de 3 centimètres. »

Les schémas, ainsi que ceux qui suivront, sont tirés de l’ouvrage Les guérisons de Lourdes en schémas, par les docteurs Vallet, président du Bureau des Constatations, et Dubuch (Téqui, édit.).

La guérison

Or, le lendemain, 7 avril 1875, le pauvre estropié, se traînant sur ses béquilles, parcourt péniblement, en plus de deux heures, les 2.500 mètres qui le séparaient de la station de chemin de fer, est hissé dans un wagon pour Gand, en descend pour prendre l’omnibus d’Oostacker, dont le plancher est bien vite souillé du pus sanguinolent qui découle de sa pauvre jambe. Il arrive ainsi, au prix de quelles souffrances, au but de son pèlerinage : la Grotte de Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker. Là il implore le pardon de ses péchés et la grâce de pouvoir travailler pour gagner la vie de sa famille. Aussitôt, il sent passer dans son être comme une révolution. Ne sachant encore ce qu’il fait, il se précipite sans béquilles, traverse les rangs des pèlerins, et se jette à genoux devant la statue. Alors seulement il s’aperçoit qu’il est guéri : il se tient debout, il marche avec facilité et sans douleur. On examine aussitôt le membre malade : 

« La jambe et le pied, fort gonflés quelques instants auparavant, ont repris leur volume normal, si bien que l’emplâtre et les bandes qui enveloppaient la jambe sont tombés d’eux-mêmes ; plus de plaies ; toutes les deux sont cicatrisées ; et enfin, ce qui dépasse tout, les os rompus se sont rejoints malgré la distance qui les séparait ; ils se sont soudés l’un à l’autre, et les deux jambes sont égales. »

Abbé Bertrin, Histoire critique des évènements de Lourdes, apparitions et guérisons)

Après la guérison : les attestations

Les trois témoins déjà nommés signèrent l’attestation suivante :

« Nous déclarons que de Rudder est revenu, le 7 avril, de son pèlerinage de Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker, parfaitement guéri. L’os était soudé, la plaie disparue ; de Rudder pouvait marcher, se tenir debout et travailler, aussi bien qu’avant son accident. »

Les autorités civiles et religieuses et les notables du lieu voulurent, par ailleurs, laisser un témoignage authentique du fait.

« Nous, soussignés, paroissiens de Jabbeke, déclarons que le tibia de Pierre-Jacques de Rudder, né et domicilié ici, âgé de 52 ans, avait été tellement brisé par la chute d’un arbre, le 16 février 1867, qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la chirurgies, le malade fut abandonné et déclaré incurable par les hommes de l’art, et regardé comme tel par ceux qui le connaissaient ; qu’il a invoqué Notre-Dames de Lourdes, vénérée à Oostaker, et est revenu chez lui tout guéri et sans béquilles, de sorte qu’il peut, comme avant l’accident, se livrer à tous les travaux. Nous déclarons que cette guérison, subite et admirable, a eu lieu le 7 avril 1875. »

Suivent la signature des magistrats, prêtres et notables (dont certains, comme le vicomte du Bus, étaient jusque-là des incrédules), et le sceau de la commune (15 avril 1875).

Les médecins eux-mêmes allaient apporter leur témoignage : le 8 avril au matin, le docteur Aflenaer était chez son client ; il constata la guérison, et fut frappé de trouver « la face interne du tibia entièrement lisse à l’endroit de la fracture ». Il ne put cacher son émotion et proclama le caractère surnaturel de la guérison.  La 9 avril, c’était le tour du docteur Van Hoestenberghe, qui trouve de Rudder en train de bêcher son jardin. Laissons-le parler :

« Qu’ai-je trouvé ? Une jambe à laquelle il ne manquait rien, si bien que, si je n’avais pas examiné le malheureux auparavant, j’aurais certainement émis la conviction que cette jambe n’avait jamais été cassée. En effet, en passant les doigts lentement sur la crête du tibia, on n’y sent pas la moindre irrégularité, mais une surface parfaitement lisse de haut en bas. Tout ce que l’on découvre, ce sont quelques cicatrices superficielles à la peau. »

Docteur Van Hoestenberghe – Lettre au docteur Boissarie, 3 septembre 1892

Et le docteur Van Hoestenberghe, auparavant incrédule, se convertit entièrement. La même chose arriva pour un grand nombre de personnes qui virent de Rudder continuer une vie de labeur et de piété aussi ; durant les vingt-trois ans qu’il vécut encore, il fit plus de 400 pèlerinages d’actions de grâces à Notre-Dame de Lourdes d’Oostacker. Deux autres confirmations vinrent encore :

En 1892, le docteur Royer, de Lens-Saint-Rémy, résolut d’ouvrir une enquête d’une rigueur scientifique absolue sur la guérison de Pierre de Rudder. Les témoignages multiples et unanimes l’amenèrent à cette conclusion :

« Pas de cal fibreux entre les fragments… les os se sont soudés directement l’un à l’autre. De plus, la jambe gauche ne présentait pas plus de courbure que la jambe droite. Enfin, malgré la perte d’un morceau d’os et bien que les fragments fussent séparés par un distance de 3 centimètres avant la guérison, aucun raccourcissement n’existait dans le membre. Le doute serait déraisonnable et, par conséquent, illégitime ; toute âme droite reconnaîtra qu’il y a, dans cette guérison, une intervention surnaturelle. »

Docteur Royer

En 1898, âgé de 75 ans, Pierre de Rudder mourut d’une pneumonie. Le docteur Van Hoestenberghe voulut voir les os de cette jambe si longtemps malade et obtint l’autopsie. Ce témoignage confirma tous les autres. La photographie ci-jointe montre aisément que la jambe gauche est à la foi témoin de l’accident, par la trace visible de la double cassure, et témoin aussi de la guérison miraculeuse, car les deux os de cette jambe sont aussi longs que ceux de la jambe droite.

« Le Chirurgien invisible qui avait daigné intervenir avait fait en un instant ce que nul autre n’avait pu faire en de longues années, et il l’avait fait avec un art admirable. En même temps, pour que nul n’en ignorât, sa main avait laissé la trace de la fracture, qui restait une preuve de la divine opération. »

Abbé Bertrin

C’était aussi la conclusion d’un article publié en octobre 1899 dans la Revue des questions scientifiques, par le docteur Royer, le docteur Van Hoestenberghe et le docteur Deschamps. Après avoir raconté et établi tous les faits, ils démontrent avec une clarté et une force irrésistibles que la guérison n’a pu être l’œuvre d’une force naturelle. 

Les miracles – Principes et discernement

Après le chemin déjà parcouru, il est possible d’affirmer avec certitude certaines vérités. Nous avons vu en premier lieu que la vérité existait et qu’elle était unique, correspondant à une unique réalité. Cette unique réalité est objective, elle ne dépend pas de notre volonté et de nos désirs mais s’impose à nous. Ainsi à la question Dieu existe-t-il ? une seule réponse peut tenir : oui ou non. Si Dieu est une réalité, il ne peut pas exister pour les uns et ne pas exister pour les autres, il est un être réel pour tous. Qui pourrait par exemple soutenir qu’il n’a besoin ni de travailler, ni de manger, ni de dormir pour survivre, ces choses allant à l’encontre de son bon vouloir ? Personne. Car c’est une réalité objective qui s’impose à nous, l’homme doit manger et dormir pour survivre ! Le même raisonnement vaut pour l’existence de l’âme humaine, pour sa spiritualité et son immortalité. Ou c’est oui, ou c’est non. Défendre deux choses contraires en même temps relèverait d’un jeu de langage, vain et artificiel. Et cette démarche simple nous accompagne tout au long de notre parcours : pour l’existence d’une récompense ou d’un châtiment tous deux éternels après notre mort ; pour l’existence d’une révélation de Dieu à l’homme ; pour l’existence de Jésus-Christ et la vérité de la religion catholique. 

Au point où nous en sommes, le bon exercice de notre intelligence et le raisonnement nous ont permis de comprendre :

1° L’existence d’un Dieu unique, spirituel, parfait et cause première de toutes choses.

2° L’existence de l’âme humaine, sa spiritualité et son immortalité par-delà la vie du corps.

3° L’existence de relations entre Dieu et l’homme : Dieu a créé l’homme et son âme immortel ; Dieu conserve l’homme dans l’existence ; Dieu est l’auteur de la loi morale que l’homme doit suivre librement en faisant le bien ; Dieu est par conséquent le rémunérateur qui punit les âmes immortelles qui ont violé cette loi et fait le mal, récompense les âmes immortelles qui ont fait le bien en observant cette loi. Toutes ces relations forment ce qu’on appelle la Religion, ou l’ensemble des devoirs que l’homme a envers Dieu : l’adoration et la gratitude envers le créateur dont il dépend, l’obéissance et l’amour envers l’être qui est bon, juste et rémunérateur.

4° La possibilité d’une Révélation de Dieu aux hommes pour leur parler de lui et des devoirs qu’ils ont à son égards pour être éternellement heureux avec lui.

5° L’existence de Jésus-Christ et la véracité de sa vie, à travers l’étude minutieuse des documents qui nous le font connaître. Or, Jésus-Christ affirme, parmi une multitude de religions qui se réclament du vrai Dieu, être l’envoyé de Dieu et Dieu lui-même. 

Jésus-Christ, dont l’existence et le parcours sont attestés par des arguments irrécusables de toute nature, a-t-il prouvé efficacement qu’il était véritablement ce qu’il disait être ? Autrement dit, pouvons-nous trouver des signes qui prouveraient immanquablement que Jésus-Christ est bien l’envoyé du Dieu unique, créateur et rémunérateur dont nous avons démontré l’existence ? Que Jésus est Dieu lui-même et que sa religion est divine. En somme, une preuve de la révélation. Si de tels signes existent, il sera nécessaire pour nous de conclure à la vérité du discours de Jésus-Christ et d’étudier plus amplement sa doctrine, sa conduite et sa religion afin de nous conformer à la volonté du vrai Dieu. Ce sont les miracles qui apportent une réponse infaillible à ces questions.

L’exposé qui suit est tiré du travail réalisé par le chanoine Texier. Nous avons apporter certains éléments qui nous paraissaient important. Il sont intégrés entre parenthèses et en italique dans le texte.

Antwerp – Fresco of Healed Jesus in Joriskerk or st. George church from 19. cent. on September 5, 2013 in Antwerp, Belgium

Les Preuves de la Révélation : les miracles

Le miracle et sa nécessité comme preuve

I. Les Preuves

Pour prouver l’origine divine d’une révélation, il faut aux hommes un motif de crédibilité, c’est-à-dire une raison capable de produire en eux un assentiment certain à cette révélation. Il faut une marque certaine qui permette de distinguer la vrai révélation d’une fausse. Il faut donc essayer de découvrir dans la révélation et dans ceux qui s’en proclament un ou des faits qui manifestent un témoignage irrécusable de Dieu. Cette marque est dite :

  1. Interne, si elle n’est pas distincte de la doctrine elle-même
  2. Externe, si elle est un fait distinct de la doctrine révélée

Le motif de crédibilité est dit :

  1. Négatif, lorsque son absence prouve la fausseté d’une doctrine
  2. Positif, lorsque sa présence est une preuve de vérité
  3. Direct, si l’efficacité du motif est tel qu’il se suffit pour prouver le témoignage de Dieu

II. Nécessité du miracle

Seuls les faits miraculeux constituent des motifs de crédibilité qui prouvent directement et efficacement un témoignage de Dieu lui-même. Ce sont des motifs externes, positifs et directs.

A. Définitions générales

Le miracle

On appelle, en général, fait miraculeux, tout fait accompli en dehors du cours ordinaire des choses. Par exemple : un mort ressuscité ; un aveugle recouvrant la vue, etc.

La Nature, le naturel et l’ordre de la nature
  1. La nature d’un être, c’est ce qui fait qu’il est tel être, et non pas tel autre, qu’il est homme et non cheval, et qu’il agit en homme ; c’est l’essence (ce qu’il est, sa définition) qui est en lui principe d’activité. Par exemple, la nature humaine.
  2. Faite pour agir, cette nature a des forces, des facultés, par exemple, pour l’homme, l’intelligence et la volonté. Elle a aussi des exigences et une fin proportionnée, pour laquelle elle est faite. Pour l’homme, connaître Dieu (intelligence) et l’aimer (volonté) comme auteur souverainement bon et puissant de toute la création.
  3. Tout ce qui est dû à la nature d’un être (ce qui, dans cet être, ne peut pas ne pas être), à ses facultés, à ses exigences doit appartenir à cet être. Cela constitue ce qui lui est naturel.
  4. Mais ici-bas, il y a un très grand nombre d’êtres. Ces natures particulières (l’homme, le cheval, la pierre, les plantes etc.) agissent les unes sur les autres de façon proportionnelle à leurs forces et à leurs exigences : par exemple, le feu brûle la chair, le corps humain s’enfonce lui-même dans les eaux, la gravité attire les êtres vers le centre d’un astre. Puisque les natures sont constantes (le feu est le feu hier et aujourd’hui) et ne changent pas, les mêmes causes, dans des circonstances identiques, produisent les mêmes effets. Ces rapports constants entre les causes et les effets sont les lois de la nature. L’ensemble de ces relations constantes entre les natures particulières, la succession rigoureuse et déterminée de phénomènes que nous révèle la science, se nomment l’ordre ou le cours ordinaire de la nature.
Le Surnaturel

On appelle surnaturel tout ce qui dépasse la constitution d’un être (sa nature), ses forces ou ses exigences.

  1. Le surnaturel relatif ou préternaturel est celui qui dépasse les proportions de telle nature déterminée, mais non de telle autre : par exemple, voler pour l’homme.
  2. Le surnaturel absolu est celui qui dépasse les proportions de toute nature créée ou créable, et n’est propre qu’à Dieu. Sens strict : surnaturel absolu quant à la substance. Ce sont les choses surnaturelles en elles-mêmes et par tout ce qu’elles sont, elles dépassent les proportions de toute nature créée ou créable. Par exemple, participer à la nature divine par la grâce sanctifiante. Sens large : surnaturel absolu quant au mode. Ce sont les choses qui sont en elles-mêmes et par leur nature, sensibles et naturelles : par exemple, guérir un malade, ce qui se peut faire naturellement par des soins et des remèdes appropriés dans le temps. Mais ces choses peuvent être surnaturelles « par leur mode », c’est-à-dire :
  • Par la manière immédiate et sans moyens proportionnés selon laquelle l’acte est opéré : par exemple, guérison des malades sans moyens, sans remède proportionnés et immédiatement. 
  • Par le but, qui est au-dessus des exigences de la nature : par exemple, prouver l’existence du surnaturel proprement dit, de la grâce, d’une révélation.
  • Et donc par la cause, qui est au-dessus des forces naturelles.

Le miracle appartient à cette dernière catégorie : c’est un fait surnaturel au sens large. Fait naturel et sensible en lui-même, il s’intercale dans la série continue des faits comme un élément produit par la puissance divine, en dehors de l’ordre communément observé dans les phénomènes naturels. Par les circonstances, par le caractère instantané, il est en marge et au-dessus du cours ordinaire des faits :

  • Il a souvent pour but de signifier aux homes et de leur prouver le fait d’une révélation surnaturelle ;
  • Il a Dieu seul pour auteur

B. Le miracle est le seul motif de crédibilité direct et efficace d’une révélation

On peut résumer la démonstration de cette affirmation ainsi :

1° Un motif direct de crédibilité doit prouver et exiger la vérité d’une révélation

2° Or, un fait miraculeux peut, et peut seul, prouver et exiger la vérité d’une révélation

3° Donc le miracle est, et est seul, un motif direct de crédibilité. 

La première proposition est évidente : elle découle de la définition.

Prouvons la seconde :

De façon négative : Rien dans l’ordre de la nature ne peut prouver et exiger la vérité et l’origine divine d’une révélation ; c’est-à-dire :

  • Un fait miraculeux est nécessaire. En effet, la révélation est quelque chose de surnaturel, au-dessus des forces et des exigences de toutes les natures créées ou créables.
  • Or, ce qui entièrement dans l’ordre de la nature, ne peut prouver ni exiger l’existence d’un fait qui est en dehors et au-dessus de lui. L’ordre de la nature ne cesse pas d’être explicable et ne devient nullement absurde si cette révélation est fausse ou n’existe pas. Cet ordre continue à s’expliquer par la constance des natures et le déterminisme auquel Dieu, dans son gouvernement général du monde, l’a astreint. Cet ordre n’a pas de rapport avec la révélation. Il n’en est ni la cause, ni l’effet, ni le signe ; il ne peut donc pas le prouver, ni l’exiger. 
  • Donc, un fait qui sera compris entièrement dans le cours ordinaire de la nature (par exemple, la rotation de la terre sur elle-même en vingt-quatre heures) ne pourra pas prouver la vérité d’une révélation. 
  • Il faudra donc un fait hors du cours ordinaire de la nature, c’est-à-dire un fait miraculeux, qui seul est capable de constituer cette preuve. 
  • Un fait miraculeux est donc nécessaire. 

De façon positive. Un fait miraculeux est suffisant pour prouver cette révélation. Il peut, lui, en démontrer l’origine divine.

En effet, ce qu’il faut et ce qui suffit, pour constituer un motif externe, direct et positif, c’est :

  1. Un fait distinct de la doctrine de cette révélation, c’est-à-dire :
  • Qui n’y soit pas contenu
  • Qui ne soit pas une autre révélation non prouvée (ce serait un cercle vicieux)
  • En un mot, qui soit constatable expérimentalement ; donc naturel en lui-même, sensible intérieurement ou extérieurement.
  1. Un fait qui soit un témoignage de Dieu, donc propre à Dieu seul, que Lui seul puisse faire :
  • Et qui témoigne une intention spéciale de Dieu
  • Donc un fait en dehors du cours ordinaire de la nature : par exemple, ressusciter un mort.
  1. Un fait qui prouve de façon certaine que cette intention spéciale de Dieu est de montrer que telle révélation vient de lui.
  • Donc un fait mis en relation avec cette révélation.

Le fait réalisant de telles conditions sera un motif externe, direct et positif. Or, ces conditions sont celles qui constituent le miracle apologétique. Donc un fait miraculeux nécessaire est aussi suffisant pour prouver la vérité du fait d’une révélation. Il est et est seul un motif direct de crédibilité, puisqu’il est la seule signature de Dieu en faveur d’une révélation. Il nous met en relation indubitable avec le roc inébranlable de la véracité divine.

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III. Définition du miracle, sa possibilité et ses sortes.

A. Notion et possibilité.

Le miracle apologétique, motif direct de crédibilité, peut donc se définir ainsi : « Un fait sensible, produit par Dieu, en dehors du cours ordinaire des choses, pour prouver la vérité d’une révélation et son origine divine ».

  1. C’est un fait sensible soit aux sens externes, soit à la conscience, c’est-à-dire un fait intrinsèquement naturel, qu’on peut voir et constater : la guérison d’un malade, la multiplication des pains.
  1. Ce fait est en dehors du cours ordinaire de la nature. Et Dieu seul peut donc le produire en qualité de cause propre et principale. C’est une œuvre sensible, mais qui dépasse les possibilités de toute cause et de tout but purement naturels, en raison :
  • De sa manière subite et sans moyen proportionné (guérison instantanée et sans remède ; absence du « facteur temps ») ;
  • Du sujet inapte dans lequel elle se produit (résurrection d’un cadavre, qui n’est plus naturellement apte à recevoir la vie) ;

Selon le cours ordinaire de la nature, on s’attendrait à voir arriver le contraire de ce qui se produit : c’est-à-dire, par exemple, le mort rester inerte à la voix qui lui ordonne de se lever. En effet, nulle cause comprise dans l’ordre de la nature, c’est-à-dire aucune créature, ne peut produire, comme agent principal, un effet qui est en dehors de tout cet ordre et au-dessus de lui : ce serait contradictoire. Si un tel effet se produit, si le mort se lève vivant, c’est qu’il est survenu une cause extérieure et supérieure à tout l’ordre de la nature créée. Pour modifier, ne fût-ce qu’une fois, l’action d’une nature déterminée, constante en elle-même, il faut être l’auteur de cette nature ; pour interposer une exception dans la série fixe et déterminée des faits que nous révèlent les lois de la nature, il faut être l’auteur de ces lois.

Celui qui a créé un ordre stable et définitif peut toujours et peut seul intervenir pour y faire une exception. Or, c’est Dieu seul qui est l’auteur unique de cet ordre de la nature essentiel au monde : le miracle est donc possible à Dieu, et à Dieu seul. Il n’est d’ailleurs opposé à aucun de ses attributs :

  1. Il convient à sa sagesse et à sa bonté de mettre une exception passagère à une loi qui dépend de Lui et dont Il est l’auteur pour manifester une intention spéciale utile au bien de l’homme.
  2. Et son immutabilité n’est atteinte en rien par cette exception, dont la connaissance et la volonté sont présentes en Lui de toute éternité.
  1. C’est un fait qui indique une intention spéciale de Dieu : prouver l’origine divine d’une révélation.

Or, pour cela, il doit être mis en rapport avec le fait de cette révélation. Il est nécessaire de pouvoir constater que l’intention de Dieu, en faisant ce miracle, est de prouver la réalité divine de telle révélation.

B. Sortes de miracles.

Dieu peut exercer cette action et opérer des faits en dehors du cours ordinaire des choses, dans les divers domaines de la nature. D’où l’on peut distinguer trois catégories de miracles.

  1. Le miracle est dit physique, si l’effet constaté est en dehors et au-dessus des lois de la nature physique, c’est-à-dire non intelligente, et non libre, se rapportant aux corps : soit animés (par exemple une guérison instantanée, une résurrection) ; soit inanimés : miracles sur la nature (tempête apaisée, changement instantané d’eau en vin, marche sur les flots, etc.)
  2. Le miracle est dit intellectuel, si le fait constaté est au-dessus des proportions de toute intelligence créée ou créable. Par exemple, la prophétie, connaissance ou annonce certaine d’un évènement contingent (qui peut être ou ne pas être), d’une action future libre ; seul Dieu, à qui tous les évènements sont présents, peut connaître ces évènements de façon certaine et les annoncer longtemps à l’avance.
  3. Le miracle est dit moral, si le fait constaté est une action morale (c’est-à-dire libre et volontaire) ou une série d’actions en dehors et au-dessus de la manière constante d’agir de toute volonté créée ou créable. Par exemple, la conversion subite d’une volonté ; la transformation profonde d’une masse populaire en dehors de l’ordre constant et normal.

Constatation et discernement des miracles

Pour prouver la valeur d’un fait comme miracle apologétique, il faut résoudre trois questions :

1° Le fait appelé miracle a-t-il eu lieu historiquement ? Est-il réel ? C’est la vérité historique ou constatation du fait.

2° Quelle est l’origine du fait en question : est-il au-dessus des proportions de toute nature créée ou créable ? Est-il en dehors de l’ordre de la nature ? C’est la vérité théologique ou surnaturalité du fait.

3° Que vaut ce fait comme preuve ? Est-il mis en relation de preuve avec la réalité de cette révélation ? C’est la vérité apologétique ou relation du fait avec la révélation.

Certains auteurs rationalistes, tels Renan, Strauss et quelques autres (aujourd’hui la plupart des « gens ordinaires » avec qui l’on discute. Ils parlent volontiers de fables ou d’imaginations sans même avoir examiné la chose. Ce qui est une attitude proprement irrationnelle.), rejettent à l’avance tout miracle comme impossible, parce qu’opposé aux lois de la nature. Partant de ce faux-supposé (gratuit qui plus est.), ils prétendent, fermant les yeux à l’évidence des faits, qu’on ne peut discerner et constater la réalité et le caractère surnaturel d’aucun fait miraculeux. Nous allons montrer au contraire, en nous basant sur l’expérience et la raison, que les trois genres de miracles (physique, intellectuel, moral) peuvent être utilisés de façon certaine comme preuves apologétiques, car ils peuvent être constatés aux trois points de vue :

1° historique (existence et réalité du fait)

2° théologique (nature et origine du fait)

3° apologétique (relation du fait avec la révélation)

I. Vérité historique

Il s’agit d’abord de constater le caractère historique et réel du miracle. Or, ceci peut être réalisé.

  1. Pour les contemporains et témoins immédiats. La fait est sensible, extraordinaire, et donc frappant et facile à voir. Il peut être public et connu de tous. Par ailleurs, ses conséquences sont graves, car il est donné comme motif de crédibilité à une doctrine élevée et à une morale austère (ou plutôt allant à l’encontre des tendances passionnelles de notre nature), ce qui est un obstacle à la précipitation du jugement : en conséquence, on prendra bien ses assurances avant d’affirmer la réalité du fait ; et, si on l’affirme, c’est qu’il existe réellement. Il arrive même, de nos jours, que le fait miraculeux et le maintien de ses résultats peuvent être contrôlés par une commission de savants et de médecins de toute opinion. C’est le cas, par exemple, du Bureau des constatations de Lourdes, où sont passés, par dizaine de milliers, des docteurs, spécialistes, professeurs de facultés de médecine, de toutes nationalités. Il en va de même pour tous les travaux scientifiques portant sur le saint-Suaire. 
  1. Pour les hommes des siècles postérieurs. Il suffit que ces faits, sérieusement constatés, soient exactement transmis par des documents composés de façon véridique et conservés sans altération. (Comme c’est le cas des Évangiles.)
  • Or, la consignation certaine et exacte du fait nous est garantie par les conditions ordinaires de science et de véracité des témoins oculaires. D’autres circonstances viennent en renforcer la certitude : un fait public extraordinaire et important comme le miracle sera difficilement déformé, car une telle déformation amènerait les protestations des contemporains.
  • La transmission authentique peut être assurée par cette même importance. Elle sera constatée d’après les lois qui permettent de vérifier la conservation des documents. La certitude augmente encore quand ceux-ci ont été soigneusement et religieusement conservés, grâce aux soins jaloux des possesseurs et à la surveillance des adversaires. 

Donc, on peut obtenir une connaissance certaine de la vérité historique, c’est-à-dire de la réalité des faits miraculeux. (Pour les Évangiles, leur intégrité depuis l’origine, leur authenticité et la véracité de ce qui y est écrit a été amplement démontré dans la section dédiée.)

II. Vérité théologique

C’est alors qu’une deuxième question se pose : Peut-on discerner de façon certaine que tels faits historiquement réels (par exemple le récit évangélique) ont eu Dieu et n’ont pu avoir que Lui pour cause propre et principale et qu’ils sont en dehors de l’ordre de la nature ?

A. Possibilité de discernement.

Elle se prouve par l’argument général suivant :

  1. Quand on connaît une loi fixe et constante de la nature, une succession de phénomènes toujours déterminée et soumise à un ordre constant, on peut discerner un fait qui se passe en dehors de cette loi et de cet ordre.
  2. Or, on connaît des lois fixes constantes et stables de la nature qu’aucune autre loi ne vient modifier.
  3. Donc, on peut discerner ce qui se passe en dehors de ces lois. Par exemple, on sait que le cadavre ne revient pas de lui-même à la vie à une simple parole : On peut donc discerner que la résurrection est en dehors de l’ordre de la nature.

B. Moyens de discernement.

On peut donc discerner un fait miraculeux, mais comment ? Les divers moyens s’énoncent en quelques principes qui s’appliquent suivant la variété des cas.

Moyens positifs et directs (constatation directe d’une action divine en dehors du cours ordinaire de la nature.)

  1. Les mêmes causes dans les mêmes circonstances, produisent toujours les mêmes effets. Quand, dans telles circonstances naturelles données, telles causes naturelles ne produisent jamais tel effet, c’est qu’elles ne peuvent pas le produire. Pour produire naturellement un effet, il faut un moyen proportionné. Or, on peut savoir que, dans un cas particulier, ont été seules présentes des circonstances incapables de produire l’effet et qu’on a employé uniquement des moyens sans proportion naturelle avec le résultat (par exemple, une parole pour une résurrection). Si le fait se produit, c’est que Dieu est intervenu en dehors du cours ordinaire des choses.
  2. Tout être créé exige, pour agir, un sujet proportionné ou disposé à recevoir l’effet. Seul Dieu peut créer, c’est-à-dire faire quelque chose de rien. Seul aussi, il peut produire en un sujet ce qu’il n’est pas naturellement disposé à recevoir. Par exemple, un cadavre déjà fétide n’est nullement disposé à recevoir de nouveau la vie, ni un membre raccourci à s’allonger par une formation instantanée d’os et de chair ; un organe brisé ou malade n’est pas disposé à recouvrir en un instant et sans traitement la santé. Or, toutes ces circonstances peuvent être constatées. Si le fait se produit quand même, c’est un miracle. Sa cause est Dieu, il est en dehors de l’ordre de la nature.
  3. Enfin, si un thaumaturge (personne qui fait des miracles) présente un ensemble de plusieurs miracles opérés pour le même but, et si on constate de façon certaine le caractère miraculeux d’un de ces faits, on peut logiquement conclure au caractère vraiment miraculeux des autres. Car le premier fait est un témoignage divin. S’ils sont tous présentés, en un même faisceau, comme motifs de crédibilité, Dieu, en faisant le premier miracle, soutient le thaumaturge, et celui-ci ne peut être un imposteur quand il présente les autres comme des vrais miracles.

Moyens négatifs et indirects (constatation d’une action divine extraordinaire par exclusion des causes inférieures à Dieu).

On aura la certitude qu’un fait insolite est opéré par Dieu seul, en dehors du cours ordinaire des choses, si on peut découvrir qu’il n’est l’œuvre : 1° ni de forces naturelles encore inconnues et cachées ; 2° ni d’êtres créés supérieurs à l’homme (ange ou démons).

1° Exclusion des forces naturelles encore inconnues et cachées.

On les a invoquées parfois pour rendre impossible le discernement du vrai miracle et expliquer des faits présentés comme miraculeux. Ceux-ci seraient dus à des causes naturelles puissantes et encore cachées (comme l’étaient autrefois l’électricité et les ondes hertziennes), forces de nature soit physique et matérielle, soit psychique et spirituelle. 

  1. En ce qui concerne les causes de nature physique et matérielle, cette explication se détruit d’elle-même. 
  • Si ces forces sont naturelles, elles ont comme caractères essentiels d’agir de façon constante, régulière et déterminée, c’est, en effet, le caractère propre de toute loi révélée par la science ; or, le propre du fait miraculeux est d’être produit dans les circonstances les plus diverses et dissemblables ; et, au contraire, dans les circonstances en tout identiques, tantôt l’effet se produit, tantôt il ne se produit pas. Il ne peut donc être attribué à une cause naturelle soumise au déterminisme le plus rigoureux.
  • Si l’on ne sait pas tout ce que peuvent produire les forces naturelles, on sait très bien certaines choses qu’elles ne peuvent pas et ne pourront jamais faire (par exemple la création instantanée de matière).
  1. Pour ce qui regarde les forces de nature psychique et spirituelle, on a parfois voulu rapprocher le miracle de certains phénomènes ou guérisons dus à des opérations hypnotiques. On appelle hypnotisme, un ensemble de phénomènes spéciaux d’origine naturelle qui se produisent en des états nerveux, anormaux, spontanés ou provoqués. Les principaux phénomènes sont la suggestion et un somnambulisme artificiel, dans lequel le sujet opère des actes imposés à sa volonté par celle de l’hypnotiseur. Or, on peut reconnaître qu’un grand nombre de faits ne sont pas dus à l’hypnotisme et sont vraiment miraculeux :
  • Parce qu’ils sont tout à fait en dehors du pouvoir de toute cause naturelle : par exemple, la résurrection.
  • Soit à cause des moyens employés. Dans l’hypnotisme, les moyens sont proportionnés et toujours les mêmes, il y a une technique, des procédés ; dans le miracle, les moyens sont divers pour le même effet et disproportionnés avec cet effet.
  • Soit à cause des différences entre les personnes : dans l’hypnotisme, le sujet est toujours nerveux, l’opérateur est un savant ou un technicien ; dans le miracle, rien de cela n’est exigé.
  • Enfin, dans l’hypnotisme, un certain temps et une certaine méthode sont nécessaires ; dans le miracle, les résultats sont instantanés et s’obtiennent sans méthode définie. 

Le fait miraculeux ne peut donc, en aucune manière, être confondu avec les résultats des traitements hypnotiques.

Quant aux autres explications :

  • « foi qui guérit par suggestion » (Charcot)
  • « attente qui crée son objet »
  • « contact d’une personne exquise » (Renan)

Outre qu’ils ne s’appliquent nullement aux résurrections et aux miracles sur les choses, ils n’ont aucune valeur scientifique, ni d’ailleurs aucune portée, puisque l’apologétique, par un souci de rigueur, renonce à utiliser les faits ou l’élément nerveux pourrait jouer un rôle.

2° Exclusion du démon.

Comment distinguer ensuite qu’un fait paraissant extraordinaire est dû à Dieu et non à un être créé, à un esprit supérieur à l’homme, tel que le démon ?

  1. Il y a des choses qu’un esprit créé ne peut absolument pas faire, ce sont les miracles de premier ordre : par exemple, résurrection, création de matière, transformation instantanée d’une substance, à tout cela il faut la puissance divine infinie.
  1. Il y a d’autres faits en dehors du cours ordinaire de la nature que l’ange peut faire radicalement, en ne considérant que sa puissance ; mais Dieu ne lui permet jamais de les opérer parce qu’il troublerait un ordre essentiel au monde : par exemple, modifier le mouvement de la terre par rapport au soleil.
  1. Enfin, lorsqu’il s’agit de certains artifices que le démon pourrait accomplir sans troubler la nature, mais qu’il serait difficile de discerner d’un vrai miracle :
  • Ou bien Dieu empêchera le démon d’intervenir ;
  • Ou bien, s’il le lui permet, il lui imposera de laisser sa « marque », c’est-à-dire de laisser apercevoir quelque chose : caractère, circonstance, résultat, qui soit en opposition avec un attribut divin, et marque dès lors que ce fait ne vient pas de Dieu ; par exemple, orgueil ou immoralité du thaumaturge, caractère puéril ou ridicule du fait, ou prodige opéré pour capter la curiosité.

En effet, l’homme a besoin pour sa foi, d’un motif de crédibilité à la portée de tous, et Dieu doit faire en sorte que, s’il parle, l’homme puisse reconnaître sa parole par une signature incontestable et n’appartenant qu’à lui. Or, pour cela, il faut que, devant un fait inexplicable par les forces naturelles, si nous n’avons aucune raison positive de l’attribuer à l’intervention propre d’un esprit, nous ayons le droit de conclure qu’il est produit par Dieu ou par un esprit avec l’approbation de Dieu.

On peut distinguer, soit positivement, soit par exclusion des causes inférieures, qu’un fait est d’origine proprement divine, et en dehors de l’ordre de la nature et donc indique une intention spéciale de Dieu. Quelle est cette intention spéciale ? peut-on la reconnaître ? C’est ce qui nous reste à déterminer.

III. Vérité apologétique

Tout miracle véritable est donc une œuvre divine en dehors du cours ordinaire des choses. Mais il n’est pas nécessairement toujours donné comme preuve de l’origine divine d’une Révélation. Dieu peut l’accomplir parfois pour d’autres motifs : par exemple bonté envers une âme de bonne foi. Pour qu’un miracle puisse servir de preuve irréfutable en apologétique, il est donc nécessaire de constater qu’en tel cas donné il est fait pour démontrer la provenance divine authentique de telle révélation. Or quand il y a cette relation de preuve à thèse entre un fait miraculeux et une doctrine déterminée, il est possible, et souvent même aisé, de la discerner et d’en reconnaître la valeur. Cette relation montre quelle est l’intention spéciale de Dieu en faisant le miracle. Il y a deux cas à envisager :

A. Pour le prophète lui-même.

Il faut entendre ici par prophète l’homme chargé de transmettre la révélation ; il doit pouvoir reconnaître que c’est Dieu qui lui parle. Le lien le plus étroit se trouvera réalisé aux conditions ci-dessous :

1° Dieu affirme que c’est Lui qui parle ;

2° Il affirme au prophète qu’Il va faire un miracle pour le prouver ;

3° Le miracle se produit.

Ces trois conditions sont nécessaires et suffisantes, car autrement nulle autre ne peut convenir, et alors Dieu n’aurait pas de moyen de prouver la révélation, ce qui est impossible : Dieu ne peut s’en priver.

B. Pour les autres hommes. (En somme, pour nous !)

Quel lien faut-il entre le miracle et la révélation, afin de leur montrer que tel prophète parle bien au nom de Dieu ? La relation nécessaire et suffisante sera réalisée dans les trois conditions et sous les formes suivantes :

Conditions de la relation.

La relation sera suffisante aux trois conditions ci-dessous :

1° Si le prophète annonce le miracle comme preuve de la révélation qu’il présente ;

2° Si le miracle se produit ;

3° Si, après une enquête prudente, on ne voit pas que Dieu avait, en faisant ce prodige, un autre but s’opposant à celui-là.

Formes de la relation.

Cette relation entre le miracle et la révélation peut être :

  1. Explicite, c’est-à-dire exprimée clairement et en propres termes par le prophète parlant au nom du Seigneur : « Croyez telle doctrine à cause de tel miracle. »
  1. Implicite, c’est-à-dire soit montrée par les circonstances ou la raison, soit contenue dans une relation explicite ; par exemple :
  • Si un premier prophète, c’est-à-dire un homme parlant au nom de Dieu, a fait à l’avance des miracles pour prouver la venue et la doctrine d’un deuxième ;
  • Si les disciples d’un prophète font des miracles en son nom pour prouver sa mission et sa doctrine ;
  • Si le prophète donne ce pouvoir à ses disciples pour prouver sa doctrine ;
  • Si Dieu donne à un prophète, une sainteté et une sagesse extraordinaires ou fait des miracles pour manifester sa naissance et sa mort ;
  • Enfin, il y a relation implicite si Dieu fait un miracle pour punir ceux qui ont refusé de croire à la doctrine en question.

On peut donc arriver aisément à discerner la réalité historique, la nature miraculeuse et la valeur probante et apologétique d’un fait en faveur d’une doctrine. Nous appliquerons ces caractères aux divers miracles invoqués, à juste titre, pour prouver la divinité de Jésus-Christ et de sa religion.

Foi et Raison

Sommaire
I. Les théories erronées sur les rapports entre la raison et la foi 
II. Le réalisme de saint Thomas d’Aquin
III. Le rôle de la raison en matière de religion


Il vous est sans doute déjà arrivé d’entendre des paroles de cette sorte à la télévision, dans la rue, entre amis ou en famille :

« Mais enfin, tu ne peux pas dire ça, c’est contre la science, c’est une mentalité religieuse ! Nous sommes au XXIème siècle, plus au Moyen-Âge ! »

« Je suis rationnel, pas religieux »

« C’est religieux et dogmatique, pas scientifique ! »

« Je ne crois que ce que je vois. » ou encore « Les dogmes religieux sont absurdes. ».

Les personnes qui s’expriment ainsi n’ont la plupart du temps aucune idée précise et véritable de ce qu’est la religion ou la science. Ce sont des phrases toutes faites répétées sans réflexion, à tort et à travers, exactement ce qui est reproché à la religion (à tort). Le serpent se mord la queue !

Cependant, elles peuvent facilement déstabiliser un catholique sincère mais novice, ou tout homme de bonne volonté désireux de défendre la vérité. C’est la raison pour laquelle il faut aborder cette question avec sérénité et intelligence pour être prêt à répondre à ce genre de formules. Avoir des connaissances solides sur ce sujet permet aussi de renforcer nos convictions, notre capacité de réflexion et notre bon sens.

Ainsi, nous montrerons que nos certitudes (notre foi comme nos connaissances naturelles) s’appuient sur des fondements sérieux et sur une réflexion cohérente et rigoureuse. Puissent alors ces personnes se remettre en question et admettre que pour connaître ce qui est vrai, il ne suffit pas de répéter aveuglément des slogans, il faut encore en montrer la pertinence ! Voyons donc quels sont, dans la réalité, les rapports entre foi et raison, science et religion : Opposition ? Complémentarité ? C’est l’intention de dégager une solution raisonnable à ce problème qui nous pousse à mettre ce petit travail entre vos mains. Bonne lecture !

I. Les théories erronées sur les rapports entre la raison et la foi 

A. Le rationalisme 1

La première attitude à l’égard de ce problème est l’attitude rationaliste ou naturaliste. Selon elle, la raison naturelle de l’homme est la seule règle de la vérité et tous les autres types de connaissances sont à rejeter. C’est donc une négation a priori, avant même tout examen réfléchi, de l’existence de Dieu et de la possibilité d’une révélation. C’est pourquoi on l’appelle naturalisme, car elle rejette a priori ce qui est au-dessus des forces de l’homme et de la nature, c’est-à-dire le surnaturel. Ses défenseurs opposent la foi (donc la religion) et la raison (donc la science) et donnent une primauté absolue à la seconde sur la première. Pour eux, tout ce qui dépasse la raison est forcément faux. Certains naturalistes vont même jusqu’au relativisme : en plus de rejeter la légitimité de la religion, il refuse à la raison sa capacité de connaître véritablement les choses telles qu’elles sont.

Quelques exemples : 

  • Au Vème siècle avant notre ère, les sophistes de l’antiquité grecque comme Protagoras et Gorgias, véritables initiateurs du naturalisme et du relativisme. Pour eux, l’homme est la mesure de toute chose et la vérité est ce qui paraît tel à chacun, sans critère objectif discernable. En plus de ruiner les forces de la raison, ils bannissent la possibilité d’une révélation surnaturelle qui dépasse l’homme et s’impose à lui.
  • Au XVIIème siècle, Spinoza et son Traité théologico-politique.
  • Les penseurs rationalistes du XVIIIème siècle comme Kant, Diderot ou Voltaire. Ils prétendent que la religion et ses dogmes s’opposent à la science et aux progrès de la raison. Pour eux, la religion serait faite pour les gens simples et crédules. Il faut détruire l’influence de l’ordre surnaturel pour établir le règne de la pure raison : révolte de l’individu contre toute autorité, soit en obéissant qu’à soi (libéralisme) soit en rejetant les droits de l’Église (laïcisme).
  • Les modernistes de la fin du XIXème siècle comme Alfred Loisy, George Tyrrell, Romolo Murri ou Buonaiuti, jusqu’à aujourd’hui, qui estiment que les dogmes et les mystères de la religion, supérieurs à la raison, ne sont que des symboles nés du sentiment religieux. Ces symboles sont utiles et nécessaires pour la religion, ils n’ont en revanche aucune réalité objective et la science doit les écarter. Ainsi verrez-vous des chrétiens modernes dire que la résurrection de Jésus-Christ est une invention de ses disciples. Une invention sincère et utile, mais une invention qui n’a pas eu lieu historiquement. Ils distingueront le Jésus-Christ de la religion et celui de l’histoire, ils soumettront tous les dogmes catholiques au diktat de la raison, refusant l’existence réelle de tout ce qui la dépasse2.  
  • La plupart des tenants du positivisme, qui s’en tient exclusivement à la valeur des faits étudiés par les sciences, c’est-à-dire aux connaissances que la critique kantienne avait seules pleinement justifiées (ou cru avoir pleinement justifiées), bornant la connaissance aux phénomènes, excluant la possibilité de remonter à des causes spirituelles (donc à la connaissance des concepts et de Dieu) et rejetant toute possibilité d’une révélation. Sous toutes ses formes et tous ses dérivés proches ou lointains : le positivisme sociologique dans sa pureté d’Auguste Comte ; le darwinisme de Buffon, Lamarck ou Darwin ; l’agnosticisme de Spencer et Huxley ; le socialisme athée de Karl Marx ; l’école anglaise de Stuart Mill et l’utilitarisme de Jeremy Bentham ; l’école sociologique d’Émile Durkheim ; l’école rationaliste et scientiste des francs-maçons de la IIIe République française, d’Ernest Renan. 
  • Enfin, issu d’un mélange explosif de toutes ces théories (et de bien d’autres), l’esprit massivement diffusé dans les sociétés occidentales contemporaines et largement adopté par le commun des mortels : la science s’oppose à la religion et celle-ci ne peut en aucun cas s’imposer comme une vérité objective. C’est la position de toutes les autorités en place, qui ont banni Dieu et la religion de leurs discours et de leur conduite : hommes politiques, juges, journalistes, médecins, scientifiques ou « philosophes ». « Soyons rationnels ! » disent-ils.

Cette attitude rationaliste ou naturaliste est donc la plus répandue dans l’époque moderne.

B. Le fidéisme3

La deuxième attitude est le fidéisme issu de la réforme protestante. Elle consiste à placer la foi et le surnaturel au-dessus de tout jusqu’à mépriser et piétiner la raison. L’usage de la raison, autonome en philosophie comme instrumental en théologie, sera donc banni. Le fidéisme semble donc être l’inverse du rationalisme à l’égard de la foi et de la révélation. Mais en fait, il est aussi son frère jumeau dans l’erreur. Les deux attitudes opposent la raison et la foi et jugent que la révélation non seulement dépasse la raison, mais est aussi absurde. Pour les rationalistes (qui nient le surnaturel) comme pour les fidéistes (qui exagèrent le surnaturel et nient plus ou moins le naturel), la foi est absurde et contraire à la raison. Face à ce dilemme, les premiers laissent tomber la foi pour la raison, les seconds laissent tomber la raison pour la foi. Les uns comme les autres coupent la réalité pour ainsi dire en deux, comme si une chose et son contraire pouvaient être vrais pour le même sujet, en même temps et sous le même rapport. Malgré l’absurdité supposée de la foi, les modernistes rationalistes admettent que Jésus-Christ a fait des miracles (en tant que religieux) et en même temps qu’il n’en a pas fait (en tant que citoyen ou scientifique) ; les fidéistes purs admettent que le mystère de la Sainte Trinité est vrai (qu’il y ait en Dieu une unique nature en trois personnes) et en même temps qu’il est absurde, donc qu’il n’est pas… et partant sacrifie la raison qu’ils jugent entièrement mauvaise et incapable de quoique ce soit. 

Quelques exemples :

  • Au XVIème siècle Luther, qui appelle la raison « la plus féroce ennemie de Dieu » juge « qu’elle est directement opposée à la foi » et « doit être tuée et enterrée » et Calvin qui explique que « la pire des pestes est la raison humaine ». Pour eux, la foi est l’adhésion à l’irrationnel…
  • Au XIXème siècle, le père de l’existentialisme Kierkegaard, qui se réclame de la réforme pure et originelle.
  • Au XXème siècle, Karl Barth, pasteur protestant de la même veine.
  • Ajoutons ici aussi les modernistes. Cela peut paraître contradictoire puisque nous les avons déjà classés parmi les rationalistes. En fait, tout se tient, et tout tend à montrer que le modernisme est bien « l’égout collecteur de toutes les hérésies », selon les mots de saint Pie X. En effet, le modernisme ne s’attaque pas à tel ou tel vérité de foi, il change radicalement la notion même de foi, entraînant de fait l’écroulement de tout l’édifice des vérités révélées. Plus haut, nous avons vu que le modernisme était agnostique et rationaliste: l’intervention de Dieu dans l’histoire (par une révélation par exemple) serait inconnaissable puisque nos connaissances se borneraient aux phénomènes sensibles. Il n’y aurait donc aucun critère objectif permettant de discerner la véracité d’une révélation divine (son fait). Par conséquent, on doit expulser tous les phénomènes surnaturels de nos démarches scientifiques. Voici le rationalisme: comme homme, le surnaturel n’est pas et ne saurait être démontré. Mais le modernisme n’abdique cependant pas la religiosité. Il se dit encore chrétien et homme de foi. Comment parvient-il à faire ce tour de passe-passe, puisque le contenu de la révélation est en soi inconnaissable comme objet extérieur et intelligible ? Il recourt à l’expérience et au sentiment religieux. Le contenu de la religion (donc la révélation) serait déterminé au fil du temps par les besoins naturels et sentimentaux issus du subconscient des fidèles (ce que saint Pie X appelle « l’immanence vitale »). Il serait le fruit non d’une révélation extérieure, objective et intelligible, (donc immuable et indépendante de nos sentiments et désirs) ce qui irait contre l’exigence moderne de rationalité agnostique; mais d’un mouvement vital intérieur se traduisant par des expressions dogmatiques symboliques. Le besoin et le sentiment religieux font naître des dogmes de la conscience aveugle des fidèles, au gré de l’évolution des circonstances. Il n’y a plus rien d’objectif et d’immuable, tout est subjectif et changeant. Comme cette révélation intérieure est vitale (c’est-à-dire spontanée, incontrôlée, irréfléchie, plus ou moins vague et indescriptible) et répond à un besoin, elle s’impose comme telle et sans réflexion, indépendamment de la cohérence de son contenu. Voici le fidéisme: comme religieux, il faudrait admettre même des choses jugée absurdes car elle seraient imposées par le sentiment religieux. Ces vérités religieuses sont relatives et peuvent changer au gré des fluctuations de la vie des fidèles et de leurs exigences du moment. Comme les sentiments et les mouvements vitaux évoluent, les expressions religieuses qu’ils expriment évoluent aussi. Leur contradiction n’est pas un problème, puisque la religion n’est pas affaire de vérité mais de sentimentalité: on retrouve le fidéisme qui accepte le contradictoire et l’absurdité. La conséquence: Dieu n’est plus un être transcendant et parfait (l’acte pur de saint Thomas) qui se manifeste librement et gratuitement aux hommes (ce qui implique que la nature humaine n’exige pas cette révélation et cette participation à l’ordre surnaturel qui est un don, donc qui est indépendant de nous. Cela implique aussi qu’il n’y ait qu’une seule vérité et donc qu’une seule vraie religion); c’est une manifestation sentimentale des exigences humaines (ce qui implique que toutes les religions peuvent être légitimes, elles ne sont que des expressions particulières du sentiment religieux de différents peuples à différentes époques: qui pourrait oser dire que le sentiment religieux du protestant ou du musulman est moins fort que celui du catholique? Ce qui implique aussi que Dieu n’est plus transcendant, indépendant et parfait mais que c’est l’homme qui se forme un Dieu selon ses besoins et ses désirs subjectifs: Dieu est exigé par la nature en tant que besoin, il se confond avec l’homme en tant qu’expression sentimentale: le modernisme est donc un naturalisme et un panthéisme.)

II. Le réalisme de saint Thomas d’Aquin4

A. Le rejet du rationalisme et du fidéisme

Pour saint Thomas, ces deux attitudes sont inacceptables car elles sont incohérentes et illogiques. Saint Thomas ne tire aucune conclusion a priori, il essaie d’éclairer tous les problèmes posés avec une intelligence lumineuse et une incomparable prudence. Tout d’abord, il admet l’existence d’une unique réalité. Ainsi, deux propositions contradictoires ne peuvent être vraies en même temps. L’absurde n’a donc aucune consistance réelle, il ne peut pas exister car il implique une contradiction indépassable. Ainsi, un rond-carré ne peut exister, c’est absurde. Le rond et le carré s’excluent mutuellement, par conséquent, un rond-carré ne signifie rien. La foi ne peut donc pas être absurde car ce serait dire qu’elle n’est rien. Donc les fidéistes purs de la réforme se trompent.

Ensuite, la négation a priori des rationalistes est illégitime car elle ne repose sur aucun motif raisonnable. En effet, pour avoir le droit de rejeter le surnaturel, il faudrait que la raison humaine soit la raison absolue et totale, infaillible et omnisciente, capable de tout connaître de fond en comble. Alors seulement, le surnaturel, comme contenu supérieur à la raison, serait inexistant, puisqu’en dehors du champ intégral de celle-ci, qui sonde l’être sous tous ses rapports. Or, l’expérience quotidienne et le bon sens nous disent que la raison humaine est limitée, fragile et faillible. Nous nous trompons souvent et nous ne connaissons rien intégralement, même parmi les choses accessibles à la raison. Donc il n’est pas permis de nier quoique ce soit a priori, à moins que cette chose soit absurde (comme le rond-carré ; l’effet sans cause etc.). Le caractère incompréhensible (au sens de supérieur à la raison) d’une chose n’implique pas son inexistence. En niant a priori le surnaturel et la foi, le rationalisme procède de manière irrationnelle. En effet, la négation, au lieu de sortir de l’enquête, la domine et la dirige ; elle est érigée en principe absolu, en dehors et au-dessus de toute discussion : c’est une préférence irrationnelle et un choix capricieux tout à fait injustifié.

B. La solution thomiste

Se hissant comme sur un sommet surplombant ces deux vallées de perdition intellectuelle, saint Thomas propose une solution cohérente en adéquation avec la réalité et ses principes immuables. Tout d’abord, nous remarquons qu’il existe deux chemins différents pour connaître avec certitude la réalité. Soit par un constat ou une démonstration nous donnant l’évidence de la chose en elle-même, et c’est la science au sens large (j’existe; il fait beau; 2+2 = 4); soit par un témoignage crédible, sans que nous puissions constater ou démontrer la chose par nous-mêmes, et c’est la foi au sens large (La Révolution française a commencé en 1789; Hugues Capet a été couronné en 987). Si nous trouvons la solution d’un problème de mathématique par l’application d’un théorème adéquat, nous en avons la science via une connaissance intrinsèque. Nous pouvons dire que nous savons que cette solution est vraie. Si, ignorant encore des mathématiques, un enfant demande à son père de lui donner la solution d’un problème, il lui fera confiance en croyant son témoignage. Il aura raison de lui faire confiance car son père est digne de foi et qu’il est raisonnable de le croire. Il aura aussi la vraie solution du problème. En revanche, il ne l’aura pas acquise par lui même, mais par une foi humaine. Le chemin du savoir comme celui de la croyance, nous le voyons, peut permettre d’avoir une certitude. La condition est la même dans les deux cas : raisonner pour démontrer la vérité en elle-même ou raisonner pour démontrer la véracité du témoin et, partant, la vérité de ce qu’il dit. La finalité est aussi la même : avoir une certitude. Pour saint Thomas, l’existence de Dieu peut être démontrée par la raison naturelle. Il est donc objet de science (contre les fidéistes). On y arrive en appliquant les principes les plus essentiels de la raison (le principe de causalité par exemple) à l’expérience la plus immédiate (la réalité du mouvement ou l’ordre de l’univers par exemple). On s’élève ainsi, par une démonstration a posteriori et sans aucun préjugé indu (à partir des seules évidences : l’expérience et les principes), des choses qui sont mues au premier Moteur immobile, des causes subordonnées à la Cause première, des êtres contingents à l’Être nécessaire, des degrés de perfection au souverain Parfait, de l’ordre de l’univers à l’Intelligence ordinatrice. Cependant, cette connaissance scientifique nous amène à connaître le vrai Dieu comme Être suprême, créateur et parfait souverain, à travers ses créatures, non comme Dieu Trinitaire, Incarné, et Sauveur. Cette connaissance naturelle de Dieu avait aussi été atteinte par des philosophes non chrétiens (Aristote par exemple). Il est donc nécessaire, pour avoir une connaissance pour ainsi dire intime de Dieu, que Dieu lui-même nous la révèle. Alors, Dieu sera aussi objet de foi (contre les rationalistes). Dieu en lui-même (Une Nature en trois Personnes, Père, Fils et Saint-Esprit ; le Fils fait Homme en unissant la nature humaine et la nature divine dans la seule Personne du Verbe) est inaccessible à la raison humaine, il la surpasse de part en part. C’est par un acte gratuit et plein d’amour, la Révélation, que Dieu s’est fait connaître en lui-même aux hommes. C’est par un acte non moins gratuit et non moins plein d’amour qu’il a donné à leur intelligence la lumière de la foi qui la proportionne pour ainsi dire à la hauteur des vérités auxquelles il faut adhérer. La foi n’est pas un élan aveugle du subconscient ni un saut dans le vide. La révélation est rationnellement crédible (les « motifs de crédibilité » étudiés par l’apologétique) et son Auteur ne l’est pas moins (par analogie avec le cas du père évoqué plus haut, nous démontrons que Dieu est le plus crédible des témoins, ne pouvant ni se tromper, ni nous tromper). Lorsque nous demandons par exemple à un bon ami des nouvelles d’un parent, nous faisons un acte de foi humaine en son témoignage. Nous savons que cet ami est d’une grande probité: toujours égal à lui-même, constant, stable et équilibré, la farce n’est pas dans son caractère, resplendissant qu’il est de grâce et de vérité. Il ne nous passerait même pas par la tête une seconde de remettre en doute ses dires, par exemple: tel parent est désormais marié et a un fils. Nous serions même en quelque sorte obligé d’adhérer en conscience à ce témoignage au-delà de tout soupçon… sous peine d’agir imprudemment en niant indûment une vérité. Nous n’hésiterions d’ailleurs pas à la répandre: « un tel a désormais un fils, c’est merveilleux! », et notre interlocuteur de le répandre à son tour. Sans jamais avoir l’évidence de la réalité que nous n’avons pas pu constater par nous-mêmes, nous croyons cela vrai et de fait cela est vrai. Cette croyance nous dépasse en quelque sorte mais est précédé et s’appuie sur un acte de science par lequel on en démontre les motifs de crédibilité qui rendent cette croyance certaine. De manière analogue dans la révélation, avant d’y adhérer, nous prouvons par la seule raison que Dieu est le témoin le plus crédible qui soit et que c’est bien Dieu qui a révélé ce à quoi nous adhérons. L’acte de foi est donc un acte prudent et raisonnable qui nous pousse à adhérer, au moyen de notre intelligence et de notre volonté mues par la grâce, à Dieu lui-même se révélant. C’est la foi divine.

« Qu’une chose doive être crue, ce n’est pas la foi qui le voit, c’est la raison » Cardinal Pie, Discours et instructions.

« Celui qui croit une chose ne la croirait pas s’il ne voyait que cette chose doit être crue, soit à cause de signes évidents, soit pour un autre motif du même genre. » Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae, qu. I, art.4

« Dresser l’une contre l’autre la religion et la science, c’est surtout le fait de gens mal instruits dans l’une et dans l’autre. » P.Sabatier

Nous voyons comme cette solution est féconde et comme elle évite les excès de part et d’autre. La foi dépasse la raison (la Sainte-Trinité, l’Incarnation, sont des mystères) mais n’est pas absurde. Foi et raison ne peuvent se contredire car il existe une unique réalité qu’elles perçoivent sous différents rapports. La raison et la foi sont complémentaires, comme l’ordre naturel et l’ordre surnaturel : la foi suppose la raison car elle s’y enracine une fois celle-ci bien disposée. Cependant la foi éclaire, illumine et transcende la raison par une connaissance bien supérieure à ses exigences naturelles. Enfin, la foi jouit d’une certitude absolue car elle se fonde sur l’infaillibilité et la bonté de Dieu, elle aura donc un droit de contrôle sur les démarches de la raison (tout en laissant ces démarches autonomes en elles-mêmes). Saint Thomas fait donc une part à la raison et à la foi, excellentes toutes deux et unies par la vérité, tout en précisant ce qui les distingue. Ne pas accepter cette complémentarité reviendrait à refuser la réalité et à soutenir des absurdités. Ainsi l’avaient bien compris Bossuet et Chesterton :

« Les absurdités où les libertins tombent en niant la religion deviennent plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne ; et pour ne vouloir pas croire à des mystères incompréhensibles, ils suivent l’une après l’autre d’incompréhensibles erreurs. » – Bossuet, Oraison funèbre de la Princesse palatine, 1ère partie

« Quand on cesse de croire en Dieu, ce n’est pas pour croire en rien. C’est pour croire en n’importe quoi. » Chesterton (c’est du moins à lui qu’on l’attribue)

III. Le rôle de la raison en matière de religion

La raison et la foi ne peuvent donc pas se contredire. La foi, parce que son objet proprement dit est supérieur à la raison, la dépasse infiniment. En revanche, elle ne la contredit pas et ne propose à aucun moment l’absurdité au croyant. En effet, toutes les deux ont été données par Dieu à l’homme : la raison comme propriété naturelle due, la foi comme vertu surnaturelle gratuite ; et toutes les deux ont pour objet des choses réelles soient créées par Dieu et accessibles aux lumières naturelles de l’homme (la raison), soient Dieu lui-même en tant qu’il se révèle et inaccessibles aux lumières naturelles de l’homme (la foi). Donc, l’une ne saurait contredire l’autre. Le mystère et le supra-rationnel (ce qui dépasse l’entendement humain) est tout autre chose que l’absurde et l’irrationnel (qui implique contradiction et violation des premiers principes de l’être), il est simplement une part de la réalité que l’homme ne peut ni atteindre ni comprendre par lui-même. 

Ensuite, la raison et la foi coopèrent et se complètent admirablement par de multiples façons. Voyons-en quelques-unes. 

  1.  La raison peut démontrer les vérités philosophiques qui forment l’essentiel du spiritualisme réaliste (existence, spiritualité et immortalité de l’âme ; existence d’un Dieu personnel et transcendant, créateur et rémunérateur ; existence de la liberté humaine et de la morale naturelle, donc du mérité et du démérite, de la récompense et du châtiment). Ces démonstrations sont encore extérieures à la foi. Elles sont souvent utilisées en apologétique avant l’exposition des motifs de crédibilité proprement dits.
  2. La raison peut fournir des motifs de crédibilité de la foi (les miracles, les prophéties, le « Fait de l’Église ») pour établir le caractère légitimement croyable du catholicisme dans son ensemble. Ceci est encore purement philosophique et naturel. Mais une fois exposés, ces motifs de raison amènent l’homme sincère au seuil de la foi surnaturelle. Il est en effet rationnellement convaincu que l’unique Dieu de vérité et d’amour est l’Auteur de la religion catholique. Il est donc disposé, malgré l’absence d’évidence intrinsèque des mystères qui le dépassent infiniment, à embrasser tout ce que Dieu a révélé. Cette adhésion se fait sur l’autorité même de Dieu dont il a prouvé la véracité. Une motion de sa volonté et, par-dessus-tout, la motion de la grâce divine qui met la foi dans son âme complètent son chemin spirituel et illustrent à merveille la complémentarité entre raison et foi. 
  3. Le contenu de la foi s’exprime par des formules intelligibles accessibles au sens commun. il s’exprime avec des mots compréhensibles à la raison et par lesquels on s’élève par analogie au surnaturel proprement dit. Il faut donc développer et utiliser sa raison pour recevoir la foi. Ainsi, comme la foi est reçue dans l’intelligence, celle-ci joue un rôle de premier plan dans l’acte de foi. Parce que c’est aux hommes que Dieu se révèle, il adapte la communication de la vérité aux propriétés naturelles de ces hommes. De plus, le principe de non-contradiction étant inhérent au fonctionnement naturel de l’intelligence qui répugne à concevoir l’absurdité au sens strict (rond-carré; le tout est plus petit que la partie etc.), la foi ne peut en contenir si elle s’y enracine. Par exemple : En Jésus-Christ il y a deux natures en une personne. Chacun de ces mots est en soi compréhensible par la raison. Nous savons ce qu’est une nature, nous saisissons le sens de la numération, la notion de personne nous est aussi familière. S’il y a mystère (qu’une unique personne puisse posséder deux natures nous dépasse), il n’y a pas de contradiction (ce n’est pas deux natures en une nature par exemple). Si les formules sont assimilées naturellement par le sens commun, leur sens réel est élevé à l’ordre surnaturel par l’analogie de la foi. Ainsi, ce qu’une personne est dans l’ordre naturel créé, une personne divine l’est proportionnellement dans l’ordre surnaturel divin. Cette implantation féconde de la foi dans l’intelligence est ce qu’on appelle l’intelligence de la foi, intelligence que le fidéisme et le rationalisme démolissent. 
  4. La raison, mue et informée par la foi, peut chercher un motif vraisemblable aux données contenues dans la Révélation, données qui dépendent en fait d’une libre décision divine et échappent souvent à l’esprit humain.
  5. Le mystère est supra-rationnel mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons rien en savoir. Ce n’est pas un « vide absolu » qui nous condamnerait au silence ou au verbalisme. Travaillant en esprit de foi et retaillant en quelque sorte ses concepts et ses vues sur mesure, l’intelligence, qui n’aboutit certes pas à nous en faire voir clairement le cœur, ni même à nous en donner l’évidence, peut arriver à en acquérir une idée analogique, qui tend à être une explication, un peu comme un polygone inscrit dans un cercle tend à la limite à être un cercle. Ainsi des notions issues de la philosophie rationnelle comme celles de nature, de personne, de substance ou d’accident permettront de mener des analyses théologiques à propos de la Trinité, de l’Incarnation ou de l’Eucharistie. La foi n’est pas un impensé total. La théologie est justement là pour réfléchir sur les données de la foi.
  6. La raison peut établir que les mystères ne sont pas contradictoires et que les objections contre ces mystères sont erronées. (Ainsi l’Église réfute les attaques que les musulmans font à la Trinité en montrant qu’elles ne tiennent pas. S’il est impossible de prouver un mystère par définition, il est possible de défendre sa légitimité et sa convenance.)
  7. Les divers éléments contenus dans la révélation sont à l’état « brut » (Sainte Écriture et paroles de Jésus-Christ, enseignements des Pères, décrets des conciles). Il faut les coordonner, les rattacher par des liens de principe à conséquence. C’est un des principaux rôles de la théologie. 
  8. Enfin, en partant d’une proposition révélée et d’une proposition connue par la raison naturelle, on obtiendra, par voie déductive, une conclusion qui participera à la fois de la lumière révélée et de la lumière rationnelle. Par exemple : Jésus-Christ est un homme (proposition révélée), or les hommes ont une âme (proposition connue par la raison), donc Jésus-Christ a une âme (conclusion théologique). Ou encore : L’Eglise et le Pape sont infaillibles (proposition révélée), or Vatican II et ses papes successifs enseignent des erreurs opposées à la foi (proposition connue par la raison), donc Vatican II et ses papes successifs ne représentent pas l’Église et ne sont pas de vrais Papes (conclusion théologique).

Nous voyons que la foi et la raison, loin de s’opposer, s’épousent et se complètent admirablement dans le sujet humain pour la plus grande gloire de Dieu. Soyons donc raisonnables et mettons l’intelligence à la première place dans notre vie. Soyons fidèles et laissons la foi pénétrer notre intelligence, celle-ci n’en sera que plus forte. Nous devons être bien convaincus que le rejet de la religion, tantôt fanatique et militant, tantôt dédaigneux et paresseux, n’a pas sa source autre part que dans l’ignorance, l’orgueil et les attaches passionnelles. La raison n’y a jamais sa part. D’ailleurs, si la géométrie s’opposait autant à nos passions et à nos intérêts immédiats que la religion et la morale, elle serait tout autant contestée malgré toutes les démonstrations (et nous verrions des libertins dire que 2+2=4) … Avouer que la somme des angles d’un triangle est égale à 180° n’a en effet pas la même implication que d’accepter que Dieu existe et qu’il s’est révélé dans le catholicisme. Ceci explique peut-être cela ?

Lien vers une vidéo sur l’harmonie entre foi et raison, par M. l’Abbé Dutertre :

Cours extraits de trois ouvrages traitant la question des rapports entre foi et raison, philosophie et religion, philosophie et théologie. Nous en conseillons vivement la lecture :

  • Louis Jugnet, Pour connaître la pensée de saint Thomas d’Aquin, « Chapitre 1 : Foi et Raison » (nous lui empruntons la plupart de nos vues, surtout dans la partie III, jusqu’à recopier parfois texto.)

Mathis C.


 1 Dans son bref Eximiam Tuam de 1857, Grégoire XVI parle du « système erroné et très pernicieux du rationalisme, souvent condamné par le Siège apostoliques », pour mettre en échec les erreurs d’Antoine Günther. Dans le Syllabus de Pie IX publié en 1864, sont condamnés le rationalisme absolu dans la première partie, le rationalisme modéré dans la deuxième. Sont condamnées par exemple les thèses suivantes : « La raison humaine, considérée sans aucun rapport à « Dieu », est l’unique arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal : elle est à elle-même sa loi » ou « La foi du Christ est en opposition avec la raison humaine, et la révélation divine non seulement ne sert de rien, mais encore elle nuit à la perfection de l’homme ». Le concile Vatican I (1870) renouvelle ces condamnations. Léon XIII, saint Pie X et leurs successeurs se sont élevés contre le rationalisme.

2 Saint Pie X a condamné le modernisme en 1907 dans une encyclique fameuse et profonde, Pascendi Dominici gregis. Le modernisme y est dénoncé comme étant « la synthèse de toutes les hérésies ». L’année suivante, en 1908, Alfred Loisy est excommunié. En 1950, dans son encyclique Humani Generis, Pie XII condamne les erreurs modernes qui menacent les fondements de la foi. Parmi elle, la nouvelle théologie, fille du modernisme, et la critique moderniste des Saintes Écritures.

3 En défendant la légitimité de la réflexion théologique depuis son institution, l’Église écarte de facto le fidéisme. Elle a toujours enseigné que la foi et le mystère dépassaient la raison sans la contredire. Les papes des XIXème et XXème siècles l’ont du reste nominalement dénoncé, surtout dans ses formes plus récentes (le fidéisme et le traditionalisme du XIXème siècle) qui, sans nier la non-contradiction foi-raison, ont tendance à raboter le rôle, la puissance et l’importance de l’ordre naturel et de la raison (Pie IX par le concile Vatican I, saint Pie X, Pie XII…).

4 La doctrine, les principes et la méthode de saint Thomas d’Aquin ont été pleinement adopté par l’Église au moins à partir du Concile de Trente (1545 – 1563), quand saint Pie V le déclara Docteur de l’Église (1567) et que la Somme théologique devint la référence absolue dans les séminaires. En 1879, l’Encyclique Aeterni Patris de Léon XIII promeut la philosophie de saint Thomas et prescrit son étude dans les écoles et les séminaires. On y lit que « quiconque s’y est tenu ne s’est jamais écarté du sentier de la vérité et que quiconque l’a attaquée a toujours été regardé comme suspect d’erreur. »En 1914, le Motu Proprio Pastoris Angelici de saint Pie X prescrit que dans les écoles de philosophie et les séminaires seraient enseignés et tenus religieusement les principes et les grands points de la doctrine de saint Thomas d’Aquin, et que, dans les centres d’études théologiques, la Somme théologique serait le livre de texte. Enfin, le Code de droit canon de 1917, préparé par saint Pie X et promulgué par Benoît XV, prescrit en son canon 1366, §2 : « Les professeurs doivent ordonner les études de philosophie rationnelle et de théologie, de même que la formation des élèves dans ces disciplines, selon la méthode du docteur angélique, et s’en tenir religieusement à sa doctrine et à ses principes. ». 

Saint François de Sales : précurseur de l’œcuménisme ?


saint François de Sales 6

Paul VI a affirmé, à l’occasion de la publication de sa lettre Sabaudiae Gemma (1967), lors du 400ème anniversaire de la naissance de Saint François de Sales :

Vous connaissez certainement ce saint. C’est l’une des plus grandes figures de l’Église et de l’Histoire. Il est le protecteur des journalistes et des publicistes parce qu’il rédigea lui-même une première publication périodique. Nous pouvons qualifier d’« œcuménique » ce saint qui écrivit les controverses afin de raisonner clairement et aimablement avec les calvinistes de son temps. Il fut un maître de spiritualité qui enseigna la perfection chrétienne pour tous les états de vie. Il fut sous ces aspects un précurseur du IIe concile œcuménique du Vatican. Ses grands idéaux sont toujours d’actualité. 

Cette proclamation est évidemment fallacieuse. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer l’enseignement de Vatican II sur l’œcuménisme avec l’enseignement de l’Église catholique prêché et suivi par saint François de Sales.

Vatican II et l’oecuménisme

Le document Unitatis Redintegratio (1964), ou Décret sur l’Œcuménisme, contient une hérésie flagrante contre le dogme catholique qui enseigne que hors de l’Eglise il n’y pas de salut. Le Concile affirme :

En conséquence, ces Églises et communautés séparées, bien que nous croyions qu’elles souffrent de déficiences, ne sont nullement dépourvues de signification et de valeur dans le mystère du salut. L’Esprit du Christ, en effet, ne refuse pas de se servir d’elles comme de moyens de salut, dont la vertu dérive de la plénitude de grâce et de vérité qui a été confiée à l’Église catholique.

Unitatis Redintegratio, n. 3

L’Eglise catholique enseigne comme un dogme qu’il n’y a pas de salut hors de l’Eglise. Le Concile affirme la proposition exactement contradictoire au dogme catholique, à savoir qu’il y a un salut hors de l’Eglise catholique, que ces religions non-catholiques peuvent procurer le salut à leurs adhérents, et sont en effet le moyen par lequel ceux-ci sont sauvés.

L’Œcuménisme découle donc essentiellement d’une erreur sur la nature de l’Église. Selon cette fausse théorie, les « églises séparées » (schismatiques et hérétiques) font encore partie de l’unique Église du Christ et participent à ce titre à la communion des saints. Ces communautés séparées, imparfaitement unies à l’Église catholique, n’en seraient pas moins porteuses de grâces et de vérités pour le salut. Par conséquent, elles procureraient aussi le salut. En réalité, L’Église catholique est l’unique et véritable Église de Jésus Christ, seule détentrice et dispensatrice de la doctrine et des moyens du salut. Il est impossible de se sauver en dehors d’elle. Certaines personnes de bonne volonté, sans être des membres visibles de l’Eglise catholique, peuvent être implicitement membre de l’âme de l’Église. Pour cela, il doivent avoir une volonté droite et ignorer de manière non-coupable les vérités de la foi, comme l’enseigne Pie IX. Mais alors ils se sauvent malgré leur religion et pas grâce à celle-ci, comme si elle contenait des « moyens de salut ».

Il existe, bien sûr, ceux qui se trouvent dans une situation d’ignorance invincible concernant notre très sainte religion. Observant avec sincérité la loi naturelle et ses préceptes que Dieu inscrit sur tous les cœurs, prêts à obéir à Dieu, ils mènent une vie honnête et droite, et peuvent, avec l’aide de la lumière et de la grâce divine, acquérir la vie éternelle. Car Dieu voit parfaitement, il scrute, il connaît les esprits, les âmes, les pensées, les habitudes de tous, et dans sa bonté suprême et sa clémence il ne permet point qu’on souffre les châtiments éternels sans être coupable de quelque faute volontaire.

Pie IX, Quanto conficiamur, encyclique à l’épiscopat italien, 10 août 1863 ; DENZINGER (1957) 2865

L’œcuménisme a par exemple conduit à la déclaration doctrinale de Balamand (1993) signée par Jean-Paul II, dans laquelle on peut lire :

L’Église catholique et l’Église orthodoxe se reconnaissent mutuellement comme Églises sœurs et responsables ensemble du maintien de l’Église de Dieu dans la fidélité au dessein divin, tout particulièrement en ce qui concerne l’unité.

Documentation Catholique 90, 1993, 711-714

C’est ce qui faisait dire à ce même Jean-Paul II, apôtre zélé de l’œcuménisme :

Par la grâce de Dieu, ce qui appartient à la structure de l’Eglise du Christ n’a pourtant pas été détruit, ni la communion qui demeure avec les autres Eglises et Communautés ecclésiales

Ut Unum Sint, 1995, n.11

S’il y a plus d’éléments d’unité que d’éléments de division entre l’Église catholique et les groupes hérétiques et schismatiques, pourquoi se faire la guerre ? Si ces groupes procurent aussi les moyens de salut aux âmes, pourquoi être catholique ? Pourquoi se convertir ? Rien ne presse en effet, il suffit de faire le vœu pieux que dans un lointain futur, si par miracle les volontés et les cœurs s’y résolvent, ces « Églises sœurs » se réuniront toutes un jour ! En attendant, chacun est libre de choisir celle qui lui plaît le plus, pourvu qu’il ne lance aucun anathème sur ses frères et qu’il se refuse à tout prosélytisme, quand bien même il serait bien intentionné et convaincu d’avoir raison. C’est une forfaiture empreinte de lâcheté faite sous couvert de bienveillance et d’amour. C’est un refus de prendre en compte la réalité (nous avons une fin dernière objective, il faut l’atteindre par les bons moyens), ce qui exigerait trop de responsabilité. C’est se complaire dans une union factice et hypocrite qui apaise la conscience et permet de se reposer en abandonnant l’effort pour le bien et le zèle pour le salut des âmes. Ce fût exactement l’attitude du « bon pape »… Jean XXIII alors qu’il était encore Mgr Roncalli (extrait de « Un œcuméniste dans les Balkans (1925-1939)  », par M. l’abbé Francesco Ricossa) :

Le Père Tanzella rapporte le cas du journaliste bulgare Etienne Karadgiov. “Orthodoxe”, il s’était présenté à Mgr. Roncalli pour être aidé à poursuivre ses études. Karadgiov nous dit :

« II m’accueillit avec beaucoup de bonté, m’écouta attentivement, et me dit : “très bien, mais on ne doit pas heurter la susceptibilité des orthodoxes. Ils ne doivent pas penser que nous autres les catholiques nous venons ici dans le but de faire du prosélytisme, de vouloir attirer la jeunesse. Les orthodoxes sont nos frères, et nous voulons vivre en harmonie avec eux. Nous nous trouvons dans ce pays pour montrer notre amitié à ce peuple et l’aider. Si tu veux donc étudier en Italie, tu dois d’abord demander l’autorisation à l’Église orthodoxe à laquelle tu appartiens”. J’écrivis, et la réponse fut négative. Mgr. Roncalli jugea opportun de m’envoyer en Italie par l’intermédiaire de l’œuvre Pro Oriente qu’il avait lui-même fondée avec Mgr. Francesco Galloni. L’œuvre avait pour but de financer le séjour en Italie des jeunes catholiques bulgares désirant acquérir des diplômes en ce pays. Moi, j’étais orthodoxe, et Mgr. Roncalli, qui de par sa position ne figurait pas comme fondateur de l’œuvre, fit pour moi une exception. “Un jour viendra, où les diverses Églises seront unies ; ce n’est qu’en s’unissant pour combattre les maux du monde, me dit-il, qu’elles pourront espérer gagner”.

J’ai ensuite étudié en Italie, où j’eus comme camarades d’études et d’internat les parlementaire Bettiol et Fanfani. Mgr. Roncalli suivait de loin mes études, comme si j’avais été son propre fils. Lorsque je parvins à la dernière année, il m’écrivit : “Si tu reviens en Bulgarie avec le diplôme d’une université catholique, comment vas-tu faire pour trouver un emploi ? Tes concitoyens sont presque tous orthodoxes, et ils ne vont pas avoir une grande sympathie pour toi. Je te conseille par conséquent de te présenter dans une Université laïque”. II écrivit au Père Gemelli, recteur de l’Université catholique de Milan, et je passai à Pavie où j’obtins le diplôme.

Entre-temps, j’avais décidé de devenir catholique. Je lui fis part de ma décision, et il me dit : “Mon fils, ne sois pas pressé. Réfléchis. Tu auras toujours le temps de te convertir. Nous ne sommes pas venus en Bulgarie pour faire du prosélytisme” »

Le Père Tanzella rapporte cet épisode comme s’il s’agissait de nouveaux fioretti de St. François. Des fioretti, certes, mais au contraire, dans lesquels la dernière recommandation du Christ : « Allez, enseignez toutes les nations… » n’est pas considérée comme valide. “Il y a toujours le temps” pour entrer dans l’Église, vivre en grâce de Dieu, quitter le schisme et l’hérésie… car un successeur des Apôtres n’est pas envoyé dans le monde “pour faire du prosélytisme” (c’est-à-dire pour convertir), mais pour laisser les âmes dans les ténèbres de l’erreur : voici le nouveau credo œcuméniste de Mgr. Roncalli.

Fidèle à cette lâcheté et infidèle à Jésus-Christ, Bergoglio, quelques années avant d’installer une statue de Luther au Vatican (en 2017, à l’occasion des 500 ans de la réforme), s’exprimait en ces termes auprès de son ami Eugenio Scalfari (journaliste athée du journal La Reppublica) qui retranscrit l’entretien (numéro du 1er octobre 2013) :

Le Pape entre et me serre la main, nous nous asseyons. Le Pape sourit et me dit : « Certains de mes collaborateurs qui vous connaissent m’ont averti que vous allez essayer de me convertir. »

A ce trait d’esprit, je réponds : mes amis vous prêtent la même intention à mon endroit.

Il sourit et répond : « Le prosélytisme est une pompeuse absurdité, cela n’a aucun sens. Il faut savoir se connaître, s’écouter les uns les autres et faire grandir la connaissance du monde qui nous entoure. Il m’arrive qu’après une rencontre j’ai envie d’en avoir un autre car de nouvelles idées ont vu le jour et de nouveaux besoins s’imposent. C’est cela qui est important : se connaître, s’écouter, élargir le cercle des pensée. Le monde est parcouru de routes qui rapprochent et éloignent, mais l’important c’est qu’elles conduisent vers le Bien« .


L’exemple de saint François de Sales

L’œcuménisme tel que défendu par Vatican II a été condamné par Pie XI dans l’encyclique Mortalium Animos (1928). Mais il n’a pas fallu attendre Pie XI pour que les catholiques croient qu’il n’y a point de salut hors de la communion de l’Eglise catholique et romaine, pour qu’ils croient que l’hérésie est une peste mortelle à extirper par tous les moyens, et que pour convertir les hérétiques et les schismatiques il était erroné et dangereux « d’insister sur ce qui nous unit au lieu de parler de ce qui nous divise » : voyons comment saint François de Sales vivait sa foi sur ce point là.

Alexandre VII, dans sa bulle de canonisation rédigée en 1665, écrit :

« En outre, armé du glaive de la parole divine, il attaqua, par ordre de l’évêque, l’hérésie de Calvin qui régnait dans le Chablais et les pays circonvoisins. Il est impossible d’exprimer avec quelle ardeur, quelle constance, quelle allégresse, quelle ferme confiance en Dieu, quelle inébranlable charité pour le prochain, il a combattu l’hérésie et soumis les errants au joug de la vraie foi. »

(IX)

« Jamais il ne prit conseil de la politique mondaine, ni du respect humain; mais se ressouvenant du conseil de l’Evangile, lorsqu’il ne pouvait pas paraître au grand jour et rendre un témoignage public à la foi, il s’abritait quelques instants dans sa solitude, pour reparaître, après un peu de silence, et s’élever plus vivement que jamais contre l’hérésie. »

(XIII)

« il s’appliqua à la défense de l’Eglise avec plus de soin et de zèle que jamais; et, comme on avait mis des obstacles à ce qu’il travaillât à la conversion des hérétiques par le ministère de la prédication, il se mit à les instruire par écrit, et composa plusieurs petits ouvrages de controverse où il attaquait l’hérésie jusque dans ses derniers retranchements. Il fit tant qu’il parvint à ériger une paroisse à Thonon, et que, peu après, il ramena à la lumière de la vérité plusieurs hommes distingués par leur science, dont l’autorité servait d’un grand appui au mensonge, et dont la conversion contribua beaucoup à la propagation de la religion catholique dans ces contrées. »

(XVIII)

« Elevé à cette nouvelle dignité, qui donnait un surcroît d’autorité à son zèle, il se livra tout entier au soin d’augmenter la religion catholique et de diminuer l’hérésie. »

(XXIII)

Pie IX, en 1877, en élevant saint François de Sales au rang de docteur de l’Eglise, écrit :

« Que la doctrine de François ait été très grandement appréciée de son vivant on le peut encore déduire de ceci : de tous les courageux défenseurs de la vérité catholique qui fleurissaient en ce temps-là, Clément VIII, Notre Prédécesseur de sainte mémoire, ne choisit que le seul Evêque de Genève. Il lui ordonna d’aller trouver Théodore de Bèze, propagateur passionné de la peste calviniste, et d’agir avec celui-ci dans le seul but qu’une fois cette brebis ramenée au bercail du Christ, il en reconduisit beaucoup d’autres. François, non sans péril pour sa vie, s’acquitta si bien de sa mission que l’hérétique, troublé dans son bon droit, confessa la vérité. Pourtant, au regard de son crime et, le jugement de Dieu lui demeurant impénétrable, il s’estima indigne de revenir dans le giron de l’Eglise. »

« Il est également manifeste que lui-même résolut beaucoup de questions avec une abondance de doctrine auprès des Pontifes Romains, des Princes, des Magistrats et de Prêtres, ses coopérateurs dans le ministère sacré. Son succès fut tel que grâce à son zèle, ses exhortations et ses avertissements, ses conseils furent souvent mis en œuvre et c’est ainsi que des contrées entières furent purgées de la corruption hérétique, le culte catholique rétabli et la religion accrue. »

« En outre, pour vaincre l’obstination des hérétiques de son époque et encourager les catholiques il écrivit, avec non moins de bonheur que sur l’ascétisme, le livre des « Controverses » qui contient une parfaite démonstration de la Foi catholique ; puis il écrivit d’autres traités et discours sur des vérités de Foi et aussi son « Vexillum Crucis. »  Par de tels écrits il combattit si énergiquement pour la cause de l’Eglise qu’il ramena en son sein une multitude innombrable d’égarés et restaura le Foi de fond en combles sur toute la province du Chablais. »

Il n’y a donc rien de commun entre l’œcuménisme de Vatican II fermement condamné par Pie XI et le zèle tout apostolique dont fit preuve saint François de Sales. L’œcuménisme est une démolition de la vérité et de la foi catholique. Pour ses défenseurs, toutes les confessions chrétiennes ont une certaine légitimité, et donc un droit à prendre place, malgré leurs divergences doctrinales, au sein d’une grande et unique église. L’œcuménisme suppose donc une certaine égalité des différentes confessions. D’un point de vue pratique, c’est renoncer à convaincre et à convertir. « Au mieux » (et c’est déjà terrible), c’est renoncer aux droits de la vérité objective sur tous et s’accommoder d’une union purement extérieure. Au pire, c’est renoncer entièrement à la vérité en retranchant des pans entiers de la doctrine pour créer une nouvelle religion convenable pour tous. L’œcuménisme fait  primer l’accord subjectif des hommes ici-bas sur l’adhésion aux vérités objectives de la révélation divine. C’est une forme de naturalisme : refuser notre dépendance envers Dieu et rejeter ses droits pour exalter une union humaine naturelle prétendument suffisante pour le salut. Il se traduit donc nécessairement par le relativisme. En effet, il juge légitimes des vérités contradictoires, en même temps et sous le même rapport. De plus, il nie la possibilité de s’affirmer comme l’unique et véritable Église de Jésus-Christ. Il mène à l’indifférence à l’égard des diverses religions, faisant croire que le salut est possible dans chacune d’elle. A l’inverse, saint François de Sales désirait ramener toutes les âmes égarées dans le giron de l’Église catholique. Il savait que l’Église catholique était l’Église de Jésus-Christ et qu’en dehors d’elle nul ne pouvait se sauver. Il savait que la foi est le socle fondamental sur lequel se bâtit tout l’édifice des vertus surnaturelles qui mènent au vrai Dieu. Il n’a jamais fait d’accommodements sur les principes de la foi, il les a exposés avec zèle et charité. Il n’a jamais jugé qu’un hérétique fût dans son bon droit, encore moins que sa secte était une partie de l’Église de Jésus-Christ. Il n’a jamais, comme Mgr. Roncalli, Wojtyla (Jean-Paul II) ou Bergoglio, refusé de faire du prosélytisme. Il aimait trop les âmes pour cela, il avait un désir trop ardent de leur salut pour accepter qu’elles se perdissent dans la voie de l’erreur et le chemin de la damnation. Il a donc placardé ses écrits contre les protestants sur les murs de Chablais, a fini par convertir la population et a été loué par l’Église pour cela.

Mathis C.