12 raisons de ne pas être orthodoxe

12 raisons de rejeter le schisme oriental


Un hérétique et schismatique déclaré docteur de l’Eglise

Le dossier Grégoire de Narek

Certaines sources[1] font état d’un nouveau projet dans la Rome conciliaire, celui d’un processus de canonisation spécifique pour les non-catholiques. Ce projet serait, en soi, en parfaite continuité avec la doctrine de Vatican II, suivant laquelle n’importe quelle religion est sanctifiante. Mais il a un côté particulièrement choquant, qui donnerait une sensation de « roue libre » de la part du Vatican conciliaire, s’ils en sont réduits à honorer comme saints des personnes qui n’ont pas daigné rendre à Dieu le minimum des honneurs qui lui sont dus, en professant les vérités de la foi et la communion avec l’unique Eglise de Jésus-Christ.

Pourtant, ce fait exceptionnellement choquant et grotesque a déjà eu lieu, dans une indifférence presque générale. L’occupant du Saint-Siège, Jorge Bergoglio, a en effet de facto « canonisé » et même déclaré « docteur de l’Eglise » (le 23 février 2015) une personne qui, de manière certaine, n’a jamais fait partie de la communion catholique : Grégoire de Narek (mort au début du XIe siècle), célèbre moine et écrivain arménien, membre de la secte schismatique et hérétique qui se fait appeler « église apostolique arménienne ».

On nous objectera que Grégoire de Narek n’a pas vraiment été « canonisé » puisqu’il n’y a pas eu de procès ou de déclaration particulière à l’égard de sa sainteté : oui et en un certain sens c’est encore pire que s’il y avait eu un faux procès, car Bergoglio (et avant lui Jean-Paul II) semblent en fait accorder à l’église hérétique et schismatique des Arméniens le pouvoir de faire des canonisations elle-même, ou bien considérer que la simple réputation de sainteté parmi les hérétiques et les schismatiques est suffisante pour que l’Eglise catholique puisse considérer une personne comme sainte. Comment une telle énormité a pu passer presque inaperçue !

Nous avons souhaité, pour laver un tant soit peu l’honneur de l’Eglise, de ses saints et de ses docteurs, et démontrer une nouvelle fois toute la malfaisance de Bergoglio et des conciliaires, revenir sur cette « affaire » invraisemblable, qui semble constituer les prémices d’un déluge à venir de fausses canonisations d’hérétiques, de schismatiques ou même de païens.


1/ Les Principes

Qu’est-ce qu’une canonisation ?

La confusion universelle parmi les esprits catholiques, faisant suite à Vatican II, laisse parfois une sorte de flou autour de la notion de canonisation. Pour certains, la canonisation consiste simplement, pour l’Eglise, à dire qu’une personne a sauvé son âme : on appelle en effet, sous un certain rapport, « saintes » toutes les personnes qui sont en état de grâce, ce qui inclut les personnes vivant sur terre et celles qui ont connu la mort naturelle (âmes du Purgatoire et âmes du Paradis). Cette conception minimaliste de la canonisation est tout simplement fausse : lorsque l’Eglise prends soin de déclarer qu’une personne est « sainte » et de se référer à elle par ce titre, ce n’est certainement pas pour se contenter de dire qu’elle a sauvé son âme ; l’Eglise canonise et honore du titre de saint uniquement des personnes qui ont fait preuve d’une pratique héroïque des vertus, pour faire de leur vie un exemple à suivre pour tous les catholiques :

« Les Saints sont ceux qui, pratiquant héroïquement les vertus selon les enseignements et les exemples de Jésus-Christ, ont mérité une gloire spéciale dans le ciel et même sur la terre , où, de par l’autorité de l’Eglise, ils sont publiquement honorés et invoqués ».

Catéchisme de Saint Pie X

« L’Eglise catholique ne canonise ou ne béatifie que ceux dont la vie a été marquée par l’exercice d’une vertu héroïque, et uniquement après que ce fait ait été prouvé par une réputation commune de sainteté et par des arguments concluants ».

Catholic Encyclopedia : « Beatification and Canonization »

A ce titre, la canonisation est à considérer, de manière certaine, comme relevant du magistère infaillible de l’Eglise catholique (c’est ce qu’enseignait, en outre, le cardinal Lambertini, futur pape Benoît XIV, dans un ouvrage de référence sur la question[2]) : elle est un enseignement à part entière, puisque le pape, lorsqu’il proclame la sainteté d’une personne, nous dit que la vie publique de cette personne est un exemple incarné de ce qu’il faut croire (la foi) et de ce qu’il faut faire (les mœurs) pour vivre dans l’amitié de Dieu et sauver son âme. Ne disons-nous pas que les actes valent plus que les paroles ? Ainsi, la vie des saints telle que l’Eglise nous propose de la contempler est une sorte de magistère encore plus frappant  que le seul énoncé des vérités doctrinales. La vie des saints est encore une apologétique plus efficace que les meilleures démonstrations logiques : la logique prouve l’existence de Dieu dans l’abstrait, la vie des saints prouve l’existence de Dieu « dans le concret » : oui, Dieu est vivant, si de simples hommes ont pu vivre de cette manière et faire ce qu’ils ont fait[3]. Enfin il n’y a rien de plus propre que la vie des saints pour mouvoir la volonté vers plus d’héroïsme, plus de résolution, plus d’amour pur et sincère pour Dieu. Nous avons tous un besoin instinctif d’admirer, d’imiter et de nous conformer à des exemples d’hommes que nous percevons comme supérieurs à nous-même : plutôt que d’admirer des mondains qui n’ont travaillé que pour des choses périssables, l’Eglise nous enseigne d’admirer des hommes et des femmes qui ont travaillé pour l’éternité.

Sachant donc ce qu’est une canonisation, il est impossible d’envisager un seul instant que l’Eglise puisse considérer comme « saint » quelqu’un qui n’était pas catholique. Ici, il ne s’agit pas de discuter de la question de savoir si une personne qui se trouve extérieurement hors de la communion catholique peut sauver son âme, question déjà tranchée en un sens favorable par le magistère de l’Eglise[4]. Il s’agit de savoir si quelqu’un qui, malgré sa possible bonne foi, s’est trouvée de manière objective et indiscutable hors de la communion avec l’unique Eglise de Jésus-Christ, et en communion avec une secte hérétique et schismatique, peut servir d’exemple parfait de vertu à l’ensemble des catholiques. Pour toute personne de bonne foi, il sera impossible de répondre autrement que par la négative : non, évidemment, il est impossible que l’Eglise canonise quelqu’un qui était publiquement schismatique et hérétique. Car agir en sens contraire serait dire, par des actes qui parlent plus que des mots : il est possible de vivre dans une parfaite amitié avec Dieu et d’atteindre les plus hauts sommets de la vertu en étant schismatique et hérétique. Autrement dit : il est purement facultatif d’adhérer à l’Eglise catholique pour sauver son âme et être saint, du moment que l’on a une expérience religieuse personnelle fructueuse. C’est précisément ce que veut enseigner Vatican II, en disant que les églises hérétiques et schismatiques sont des « moyens de salut »[5].


Qu’est-ce qu’un docteur de l’Eglise ?

L’imposition du titre de « docteur de l’Eglise » n’est réservée par le pape qu’à certains saints bien particuliers, des personnes qui se sont spécialement distinguées, en plus de leurs vertus héroïques, par la clarté et l’abondance de leur enseignement sur tout ou partie de la doctrine chrétienne, par leur « doctrine éminente »(eminens doctrina). Il ne s’agit pas simplement d’un titre honorifique  parmi d’autres : l’Eglise a créé ce titre pour donner une autorité morale spéciale à l’enseignement de ces maîtres de la doctrine chrétienne, et a prévu pour les honorer des dispositions liturgiques bien spéciales (messe propre, avec rang liturgique équivalent à celui des apôtres et des évangélistes).

Saint Athanase, déclaré docteur de l’Eglise par Saint Pie V

Le pape Boniface VIII créé ce titre et les privilèges liturgiques associés en 1295, à l’intention des quatre Pères de l’Eglise latins : St Augustin, St Ambroise, St Jérôme et St Grégoire le Grand. Le pape St Pie V accorde ensuite ce titre à quatre Pères de l’Eglise orientaux ainsi qu’à Saint Thomas d’Aquin. Le titre sera ensuite accordé progressivement à d’autres saints éminents pour leur doctrine, jusqu’à atteindre sous Pie XII le nombre de 29 docteurs de l’Eglise.

Ces docteurs ont tous pour points commun d’être saints, soit qu’ils aient fait l’objet d’un procès de canonisation en bonne et due forme, soit qu’ils jouissent d’une très éminente et très ancienne réputation de sainteté dans l’Eglise. Le site « eglise.catholique.fr », géré par les évêques conciliaires de France, rappelle que cette canonisation est  nécessaire pour être docteur de l’Eglise :

«  Les conditions requises pour devenir docteur, d’ailleurs toujours à titre posthume, sont d’être un saint canonisé, d’avoir élaboré une pensée de la foi en accord avec les principes de base de l’Église tout en découvrant un pan inexploré de l’écriture se vérifiant comme fondamental par son influence auprès des fidèles et par une renommée internationale. Le Vatican concède, à la suite d’une étude poussée des candidatures proposées, ce titre exceptionnel. »[6]

On ne pourra donc nous reprocher « d’inventer » la condition de la canonisation pour les docteurs de l’Eglise, puisque les autorités conciliaires elles-mêmes admettent ce principe comme évident.

***

Or voici le problème : les conciliaires considèrent comme saint, au même titre que les saints canonisés, quelqu’un qui a été canonisé par une secte hérétique, et qui a toujours été publiquement hérétique.

Prétendre qu’un hérétique puisse être « d’éminente doctrine » et être suivi comme un guide sûr par l’ensemble des catholiques est une moquerie insupportable. Il s’agit d’un signe évident, un de plus, que Bergoglio n’a aucune intention de poursuivre le bien de l’Eglise, en particulier de défendre la foi et de lutter contre l’hérésie.


2- Les faits

Pour bien comprendre la gravité de cette fausse imposition du titre de « docteur de l’Eglise », et de cette fausse imposition du titre de « saint », il est utile de revenir un instant sur 1) ce qu’est « l’église apostolique arménienne », 2) qui a été Grégoire de Narek, 3) dans quel contexte il a été nommé « docteur de l’Eglise ».


L’église apostolique arménienne

L’Arménie est la première nation à avoir adopté comme religion officielle le christianisme autour de l’an 300, grâce à l’apostolat de Saint Grégoire l’Illuminateur. Durant l’antiquité tardive, l’Arménie est une zone montagneuse disputée entre l’influence de l’empire romain d’Orient (qui possède une partie de l’ancien royaume d’Arménie, la province d’« Arménie mineure ») et celle de l’empire perse sassanide (dont le roi d’« Arménie majeure » est vassal) : cette double pression byzantine et perse en Arménie dure jusqu’à la conquête arabe. Les prélats arméniens doivent lutter contre le paganisme, le mazdéisme/zoroastrisme et le nestorianisme, hérésie adoptée par l’Eglise de Perse. Politiquement, culturellement et ensuite religieusement, les Arméniens cherchent à s’extirper de la double influence byzantine et perse, ce qui va favoriser une mentalité schismatique.

Si les Arméniens ont toujours été très virulents contre le nestorianisme, il ne semble pas qu’ils aient adopté immédiatement le monophysisme, après les condamnations du Concile de Chalcédoine (451). C’est en l’an 506, lors du premier concile de Dvin, que commence clairement le schisme arménien : les évêques d’Arménie, d’Ibérie et d’Albanie du Caucase ratifient intégralement l’Henotikon de l’empereur Zénon, déclaration trop favorable au monophysisme condamnée par le pape Félix III en 484 ; les Byzantins ayant ignoré l’anathème, cet épisode donna lieu au premier schisme entre Rome et Constantinople (484-518). C’est donc dans cette période de schisme que les Arméniens décident de prendre le parti de Constantinople. Le deuxième concile de Dvin (555) entérine le choix de l’hérésie monophysite et de la séparation complète par rapport à Constantinople et au reste de la communion catholique. Depuis cette date, au moins, il faut admettre que l’église arménienne s’est séparée de l’Eglise universelle, pour n’y plus jamais retourner.

A plusieurs reprises suite à cet évènement, les Arméniens refusent les invitations des empereurs byzantins à accepter les canons du Concile de Chalcédoine. Sous le catholicossat de Komitas d’Aghdsk (615-628), un recueil de textes dogmatiques de l’Eglise arménienne est édité sous le nom de « Sceau de la Foi », au contenu virulemment anti-chalcédonien (il contient entre autres choses des écrits de Timothée II d’Alexandrie, premier « pape copte » suite à la déposition du patriarche Dioscore Ier par le Concile de Chalcédoine pour son hérésie miaphysite). Depuis ce temps, « l’église apostolique arménienne » ne s’est jamais départie du monophysisme : elle est en contact régulier avec l’Eglise de Constantinople, mais ne s’y rallie jamais. En l’an 726, le catholicos Hovhannès III d’Odzoun convoque un concile interne au monophysisme, chargé de réconcilier les Jacobites (monophysites syriaques) et les Arméniens sur la question de la corruptibilité du corps du Christ. Au cours des VIIIe et IX siècles, les persécutions des Arabes poussent de nombreux Arméniens à s’exiler vers les terres de l’empire byzantin, ce qui augmente les tensions ecclésiologiques byzantino-arméniennes. En l’an 862, le patriarche de Constantinople Photius (qui sera bientôt excommunié par le pape) tente de rallier l’Eglise arménienne à Constantinople : le prince d’Arménie et le catholicos ne produisent que des réponses ambiguës,  aucun ralliement réel n’a lieu. Au Xe siècle le catholicos Théodore Ier Rechtouni (régnant dans les années 930) tentera de se rapprocher, sans succès, du patriarche de Constantinople et de l’empereur. Sous le catholicossat d’Ananias Ier de Moks (943-967), ennemi plus déterminé de la doctrine catholique, les conditions du dialogue se raidissent brutalement : les clercs arméniens jugés trop chalcédoniens sont persécutés, il va jusqu’à imposer de rebaptiser les personnes qui ont reçu le baptême dans l’Eglise grecque. Il faut attendre de longs siècles pour voir ensuite des groupes significatifs d’Arméniens revenir au catholicisme, essentiellement des membres de la diaspora.


Grégoire de Narek

Grégoire de Narek naît vers l’an 950, à l’époque d’Ananias Ier, dans une famille noble. Il est le fils de Khosrov d’Andzev, devenu prêtre en 950 puis évêque suite au décès de sa femme. En tant qu’évêque, Khosrov finit par être « excommunié » de l’Eglise arménienne par Ananias qui le juge trop favorable à la doctrine chalcédonienne. Elevé par son oncle Anania de Narek (c. 920-980), supérieur du monastère de Narek, Grégoire grandit dans une ambiance de défiance vis-à-vis de l’autorité de l’église arménienne, quand de nombreux clercs arméniens envisagent un rapprochement avec l’Eglise catholique : simple défiance, car officiellement le monastère de Narek est en « pleine communion » avec l’église apostolique arménienne.  Le monastère a même été fondé par des moines chassés de Cappadoce pour leur refus du chalcédonisme. 

Mais la question du ralliement au Concile de Chalcédoine n’est pas le seul débat théologique de l’époque. Il semble que les moines de Narek aient développé une doctrine qui mette au second plan l’appartenance à l’institution ecclésiastique pour se concentrer sur une relation personnelle avec Dieu : il faudrait étudier le détail de leurs écrits pour mieux comprendre ce sujet, mais certains commentateurs établissent un parallèle entre la doctrine mystique de Grégoire de Narek et le protestantisme. La secte des pauliciens/tondrakites, active en Arménie à l’époque, rejette  frontalement toute notion de clergé et de sacrements (ils sont, vraisemblablement, les précurseurs du catharisme). Certains pensent que Grégoire de Narek a écrit contre les tondrakites (par exemple dans son ouvrage Histoire de la croix d’Aparan) parce qu’il était suspecté par ses contemporains d’adhérer à cette hérésie.   

Une chose est certaine, concernant la position théologique et ecclésiale de Grégoire de Narek : il n’a jamais adhéré au catholicisme et à l’Eglise catholique[7]. Le site « catholique » nominis.cef.fr, chargé de répertorier les différents « saints du jour », nous apprend dans une courte biographie de « Saint Grégoire de Narek, docteur de l’Eglise » que « des jaloux [l’ont accusé] d’hérésie »[8], avant qu’il ne prouve son innocence par un miracle. Le site ne prend pas la peine de préciser pour quelle « hérésie » Grégoire fut mis en cause par les Arméniens … car en effet, le moine de Narek fut à ce moment accusé de chalcédonisme, c’est-à-dire de catholicisme, comme son père Khosrov l’avait été[9]. Son hagiographie légendaire (ayant court dans l’église schismatique et hérétique des Arméniens) rapporte donc qu’il aurait prouvé par un miracle qu’il n’adhérait pas à la doctrine catholique … le miracle en question étant de rendre la vie à des pigeons cuits qu’on essayait de lui faire manger un jour de jeûne. On croit marcher sur la tête en voyant de prétendus catholiques rapporter candidement ces récits.

S’il n’a pas toujours été en grâce de son vivant, Grégoire de Narek est devenu après sa mort un saint et un écrivain de premier plan pour « l’église apostolique arménienne », à partir du XIIe siècle au moins : on chante aujourd’hui encore, dans les églises arméniennes, des hymnes et des prières composées par lui, et son « Livre des Lamentations » est un élément de base de la culture religieuse arménienne. Il jouit visiblement d’une renommée littéraire considérable, qui lui donnerait un statut analogue à celui de Bossuet pour la langue française, avec un style particulièrement émouvant et pieux. Bossuet n’a pas cessé d’être respecté et cité par les catholiques en plus haut lieu[10], malgré son adhésion aux thèses hérétiques du gallicanisme : pour autant, on ne songerait pas un seul instant à faire de Bossuet un « docteur de l’Eglise » pour faire plaisir aux Français, précisément en raison de  ses fautes doctrinales publiques. Eût-il erré en bonne foi, l’image publique de Bossuet est irrémédiablement souillée par le gallicanisme, et à ce titre il est impossible d’en faire un modèle pour tous les chrétiens. Et pourtant Bossuet n’a jamais (à notre connaissance) officiellement rompu la communion avec l’Eglise catholique, ou fait l’objet d’une sentence d’excommunication, à une époque où la condamnation du gallicanisme était moins claire qu’elle ne l’est depuis Vatican I ; Grégoire de Narek, en sens contraire, a toujours été hors de la communion catholique et membre d’une secte monophysite. Il est infiniment moins éligible que ne pourrait l’être Bossuet au titre de docteur de l’Eglise, et la beauté de ses écrits n’y change rien.


Les conciliaires et Grégoire de Narek

François faisant l’accolade aux chefs des « Églises d’Arménie » lors de l’inauguration d’une statut de Grégoire de Narek dans les Jardins du Vatican, le 5 avril 2018.

Jean-Paul II avait déjà appelé Grégoire de Narek « saint » dans son encyclique Redemptoris Mater (25 mars 1987) : « Dans son panégyrique de la Théotokos, saint Grégoire de Narek, une des gloires les plus éclatantes de l’Arménie, approfondit avec une puissante inspiration poétique les différents aspects du mystère de l’Incarnation, et chacun d’eux est pour lui une occasion de chanter et d’exalter la dignité extraordinaire et l’admirable beauté de la Vierge Marie, Mère du Verbe incarné» [11]. Ainsi François n’est pas le premier faux-pape de Vatican II à « canoniser » un hérétique et un schismatique, dans la plus grande des décontractions.

Cette « canonisation de facto » est, disions-nous, en un certain sens plus choquante que s’il y avait eu un faux procès de canonisation, car elle implique :

  • une reconnaissance tacite de l’autorité de « l’église apostolique arménienne » en matière de canonisation ;
  • ou alors une reconnaissance tacite du fait que la réputation de sainteté parmi les hérétiques et les schismatiques équivaut à la réputation de sainteté parmi les catholiques et suffit à faire considérer comme sainte une personne qui n’a pas été canonisée, ce qui n’est guère mieux.

Il ne faut pas voir dans cette « canonisation » et cette imposition du titre de « docteur de l’Eglise » autre chose qu’une mise en application de l’œcuménisme, dans la droite ligne de Vatican II : pour François, les églises schismatiques et hérétiques sont véritablement membres de l’unique Eglise du Christ ; sinon, comment un membre de ces églises séparées pourrait-il être « docteur de l’Eglise » ?

En effet François nous fait comprendre, dans son allocution prononcée à cette occasion[12], qu’il lui importerait peu de nommer Grégoire de Narek « docteur de l’Eglise », si celui-ci n’était pas précisément membre d’une église schismatique et hérétique, car il s’agit d’un de ces « gestes œcuméniques » qui sont supposés faire progresser la cause de l’unité chrétienne :

  • Cette proclamation a lieu en présence de « Sa Sainteté Karekin II, Patriarche Suprême et Catholicos de tous les Arméniens », et « Sa Sainteté Aram Ier, Catholicos de la Grande Maison de Cilicie », soit les deux personnages les plus élevés de la hiérarchie de « l’église apostolique arménienne ».
  • Le message qui accompagne la proclamation répète à l’envi que le peuple arménien (non-catholique dans son immense majorité) compte un grand nombre de martyrs et d’authentiques confesseurs de la foi.
  • Cette déclaration intervient dans le contexte du centenaire du génocide arménien : Bergoglio souhaite « que ceci soit surtout un temps fort de prière, pour que le sang versé, par la force rédemptrice du sacrifice du Christ, opère le prodige de la pleine unité entre ses disciples. Qu’il renforce en particulier les liens d’amitié fraternelle qui déjà unissent l’Église Catholique et l’Église Arménienne Apostolique. Le témoignage de tant de frères et sœurs qui, sans défense, ont sacrifié leur vie pour leur foi, rapproche les diverses confessions : c’est l’œcuménisme du sang qui a conduit saint Jean-Paul II à célébrer ensemble, durant le Jubilé de l’an 2000, tous les martyrs du XXème siècle » : encore un exemple de l’œcuménisme de Vatican II, qui consiste à « rapprocher » les « églises » entre elles, au lieu de souhaiter le retour des non-catholiques dans l’unique Eglise du Christ.
  • Bergoglio va même jusqu’à assurer sa « proximité », « à l’occasion de la cérémonie de canonisation des martyrs de l’Église Arménienne Apostolique qui aura lieu le 23 avril prochain en la cathédrale d’Etchmiadzin» : comme si, encore une fois, il reconnaissait à cette secte non-catholique le pouvoir de canoniser, et  comme s’il était bien fondé de déclarer sans examen que toutes les victimes du génocide arménien soient des « martyrs de la foi ».

Conclusion

Le dossier Grégoire de Narek est une synthèse de l’absurdité de l’œcuménisme. Dans l’esprit de Vatican II, le « pape » se met à déclarer qu’un moine hérétique et schismatique est un exemple de vertu héroïque (un saint), un maître spécialement éminent de la doctrine catholique (un docteur de l’Eglise), en considérant comme valide sa « canonisation » par une secte hérétique et schismatique (l’église apostolique arménienne), et en espérant que cette occasion permettra d’augmenter « l’amitié fraternelle » entre l’Eglise catholique et cette secte monophysite.

En plus d’être une insulte à l’honneur de l’Eglise catholique, cette situation est d’une tristesse insupportable pour le salut des Arméniens et plus généralement de tous les peuples d’Orient, séparés de l’Eglise depuis des siècles : prions pour qu’un véritable pape retourne sur le trône de Saint Pierre et leur montre l’exemple éclatant de la vérité du catholicisme, afin qu’ils reviennent dans l’unité de l’Eglise.

Jean-Tristan B.


[1] https://infovaticana.com/2022/10/07/el-vaticano-inaugura-un-proceso-de-canonizacion-para-los-no-catolicos/

[2] Voir cet article concernant le débat entre FSSPX et sédévacantistes à propos de l’infaillibilité des canonisations : https://www.sodalitium.eu/canonisation-escriva-de-balaguer-commentaire-sodalitium/

[3] Une anecdote célèbre rapporte la conversion d’un juif qui, chargé de mettre de l’ordre dans certains dossiers de béatification dans les archives du Vatican, s’est trouvé frappé par le caractère exceptionnel des faits rapportés : son étonnement fut au comble lorsqu’on lui expliqua qu’il n’avait consulté que les dossiers de personnes dont la cause de béatification n’avait pas abouti, faute de preuves suffisantes.

[4] Suivant la doctrine dite de « l’âme de l’Eglise » : une personne peut se trouver, sans faute de sa part par suite d’une « ignorance invincible », hors de la communion visible avec l’Eglise catholique – corps de l’Eglise -, mais être unie à l’Eglise mystique – âme de l’Eglise – par une foi implicite et une charité sincère envers Dieu : le principe « hors de l’Eglise, pas de salut » reste valable dans ce cas, car il y a appartenance implicite et invisible à l’Eglise chez « l’infidèle de bonne foi ».

[5] Voir un article autour de cette question : https://religioncatholique.fr/2021/05/15/les-schismatiques-sont-ils-membres-de-leglise/

[6] https://eglise.catholique.fr/approfondir-sa-foi/temoigner/figures-de-saintete/441329-quest-ce-quun-docteur-de-leglise/

[7] Ceci est affirmé sans ambiguïté par les conciliaires eux-mêmes, par exemple ce professeur de l’Université de Saint-Thomas (St Paul, Minnesota) : “St. Gregory of Narek lived and died as a member of Armenian Apostolic Church, making him the only Doctor who was not in communion with the Catholic Church during his lifetime” – https://news.stthomas.edu/theology-matters-new-doctor-church-st-gregory-narek/

[8] https://nominis.cef.fr/contenus/saint/5899/Saint-Gregoire-de-Narek.html

[9] Jean-Michel Thierry, « Indépendance retrouvée : royaume du Nord et royaume du Sud (ixe – xie siècle) — Le royaume du Sud : le Vaspourakan », dans Gérard Dédéyan (dir.), Histoire du peuple arménien, Toulouse, Privat, 2007 (1re éd. 1982) (ISBN 978-2-7089-6874-5), p.290

[10] Le pape Léon XIII, dans son encyclique Depuis le jour (08/09/1899), ne craint pas de recommander l’étude de Bossuet aux étudiants ecclésiastiques français : « Toutefois, et après avoir fait à cette exigence des programmes la part qu’imposent les circonstances, il faut que les études des aspirants au sacerdoce demeurent fidèles aux méthodes traditionnelles des siècles passés. Ce sont elles qui ont formé les hommes éminents dont l’Eglise de France est fière à si juste titre, les Pétau, les Thomassin, les Mabillon et tant d’autres, sans parler de votre Bossuet, appelé l’aigle de Meaux, parce que, soit par l’élévation des pensées, soit par la noblesse du langage, son génie plane dans les plus sublimes régions de la science et de l’éloquence chrétienne ». Il serait donc contraire à la pratique de l’Eglise de prétendre qu’il faille jeter tout Bossuet à la poubelle en raison de ses errements doctrinaux. Ses enseignements sur la spiritualité ne sont pas spécialement entachés par le gallicanisme. 

[11] https://www.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_25031987_redemptoris-mater.html

[12] https://www.vatican.va/content/francesco/fr/messages/pont-messages/2015/documents/papa-francesco_20150412_messaggio-armeni.html

Le schisme dans le schisme

L’état actuel de la « communion orthodoxe »


Les schismatiques orientaux, que l’on appelle improprement «orthodoxes», portent bien leur nom de schismatiques : non seulement parce qu’ils sont séparés de l’unité de l’Église catholique depuis des siècles, mais aussi parce que leur mentalité et leurs constitutions contiennent le germe de dizaines d’autres schismes, et les privent de toute unité effective au sein même de leur parti. Au gré des passions nationales et politiques, de nouvelles «églises particulières» se forment, se divisent, et s’affrontent les unes contre les autres.

La notion «d’autocéphalie», qui veut dire pour une église «être sa propre tête», est un principe central de l’ecclésiologie des schismatiques orientaux. Pour eux l’Eglise fondée par Jésus-Christ est une société de constitution aristocratique, dans laquelle le pouvoir juridique et spirituel suprême appartient à certains évêques successeurs des apôtres : ils ont en général le titre de «patriarche», sinon celui de métropolite ou d’archevêque, et ont d’autres évêques sous leur juridiction. Leur idée est de dire que les patriarches sont les successeurs du «Collège des Apôtres», collège égalitaire dans lequel toute préséance ne serait qu’honorifique. Il n’y a aucun chef suprême dans cette organisation : chaque église autocéphale est entièrement autonome, au niveau juridique et même au niveau dogmatique et spirituel. Et donc, que se passe-t-il en cas de litiges entre deux patriarcats, ou de problèmes de juridiction internes ? Qui serait capable de restaurer l’ordre dans l’Eglise universelle ? Qui a le pouvoir de déterminer les contours de l’autocéphalie, ou d’ériger de nouveaux patriarcats ? Bonne question … La réponse est simple : rien ni personne n’est en mesure d’assurer l’ordre et l’unité entre ces différentes «églises autonomes», ni non plus de définir ce qui fonde juridiquement l’autocéphalie, il suffit pour s’en convaincre d’observer l’état actuel du monde «orthodoxe». Les dissensions et les schismes se multiplient, et s’aggravent avec le temps qui passe : nous nous proposons ici de les recenser, de manière non exhaustive (il faudrait maîtriser les langues des pays concernés pour être mieux informés de leur «actualité religieuse»), afin d’illustrer le caractère désastreux de cette doctrine de «l’autonomie ecclésiastique».

En théorie, personne n’a autorité pour décider qui est autocéphale ou qui dépend de quelle juridiction : une certaine coutume fait du patriarche de Constantinople l’autorité morale garante de l’ensemble de la «communion orthodoxe» et habilitée en dernière instance à régler les conflits de juridiction, mais cette coutume est contestée et les Russes en particulier la considèrent comme obsolète. En pratique, c’est l’autorité civile qui décide ou qui fait pression : les différentes juridictions autocéphales et les différents «schismes internes» sont purement et simplement le reflet de la situation politique des territoires concernés. Le césaropapisme du temps de l’empire byzantin est toujours présent dans la vie de ces «églises orthodoxes» : leur soumission plus ou moins totale aux autorités temporelles influe sur tous les domaines de la vie ecclésiale.

C’est encore un sujet sur lequel l’histoire du christianisme démontre la supériorité intrinsèque de la religion catholique et des principes de son ecclésiologie, par rapport à ceux des soi-disant orthodoxes : la primauté du Pape dans l’Eglise, et la primauté du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, sont les deux principes qui ont fait fleurir la chrétienté du Moyen-Age, qui ont donné naissance à une société si propice à la vie religieuse et aux œuvres de bien pour la gloire de Dieu. Il n’y aurait sans doute pas autant de saints dans le calendrier si saint Grégoire VII, la bête noire des schismatiques, des protestants et des gallicans qui en font un «horrible tyran», n’avait pas défendu avec autant de courage et de fermeté la primauté pontificale. Mais cela est encore un autre sujet : contentons-nous pour le moment de montrer les schismes internes aux schismatiques.

Bartholomée de Constantinople et Cyrille de Moscou.
Source de l’image : https://www.cath.ch/newsf/eglises-orthodoxes-russes-en-europe-pas-la-majorite-des-2-3-pour-rejoindre-moscou/

  • Schisme russo-ukrainien. Au jour du 15 octobre 2018, le patriarcat de Moscou rompt la communion avec le patriarcat œcuménique de Constantinople. Le conflit entre les deux juridictions, qui se disputent en quelques sortes la primauté symbolique sur l’ensemble des «orthodoxes» (avec la théorie très populaire faisant de Moscou la «Troisième Rome»), était larvé depuis des siècles : à présent, le schisme est officiel. C’est de loin le schisme le plus considérable des derniers siècles, étant donné le poids démographique et symbolique de la Russie dans le « monde orthodoxe », et la place qu’occupe la Russie sur la scène internationale. La « communion orthodoxe » de Constantinople perds d’un seul coup 50 à 60% de ses membres. Par ailleurs d’autres juridictions autocéphales prennent parti pour les Russes, ou affichent une position mitigée entre les deux camps, ce qui brouille encore les lignes de la « communion orthodoxe ». [1]
    • L’Eglise orthodoxe d’Albanie rejoint franchement le schisme russe, en signifiant sa rupture de la communion par une lettre adressée au patriarche de Constantinople le 14 janvier 2019 et rendue publique le 7 mars 2019. [2]
    • L’Eglise de Serbie joue double jeu. Traditionnellement très russophile, la Serbie avait condamné fermement l’érection d’une église autocéphale en Ukraine (qui fait écho à ses propres problèmes de juridiction avec le Monténégro et la Macédoine du Nord). Elle n’a pas rompu officiellement avec Constantinople pour autant, et continue de donner des gages d’amitié et de communion aux deux partis.
    • Le patriarcat de Roumanie, deuxième juridiction du « monde orthodoxe » par le nombre de fidèles (environ 20 millions) temporise également. Les Roumains se posent en observateurs critiques de la situation : ils accusent les deux partis (Moscou et Constantinople) de ne pas avoir su gérer adroitement la situation. Les Roumains reconnaissent sur le principe la légitimité de l’autocéphalie ukrainienne, mais attendent de la part du patriarcat de Kiev des garanties écrites concernant leur autorité sur les 127 paroisses roumaines situées sur le territoire ukrainien (Bucovine du nord). [3]
    • Le patriarcat de Bulgarie est fortement divisé entre ses éléments russophiles et ses éléments « non-alignés ». Certains clercs avaient vigoureusement fait campagne pour que l’Eglise de Bulgarie condamne l’autocéphalie ukrainienne, qui n’a pas été possible en raison de l’opposition de l’autre tendance. Par défaut, le synode bulgare a pour l’instant une position de neutralité. Cette crise est le reflet de la division entre un parti russophile et un parti européiste au sein de la population bulgare, qui se manifeste jusqu’au sein du haut clergé. [4]
    • Le patriarcat de Géorgie, qui vit dans un climat d’hostilité ou du moins de froideur vis-à-vis de Moscou, n’a pas pour autant pris publiquement position sur la question du schisme ukrainien : le patriarche a pris soin de démentir une rumeur selon laquelle il s’apprêtait à reconnaître la légitimité de l’autocéphalie ukrainienne. Le patriarche géorgien n’avait pas pris part au grand « concile panorthodoxe » de 2016, ce qui montre par ailleurs la froideur de ses relations avec Constantinople. De toutes les « églises autocéphales », elle semble être celle qui se sent le moins concernée par la querelle entre Moscou et Constantinople.
    • Le métropolite de Pologne déclare craindre le « chaos » engendré par cette décision, et ne reconnaît pas la légitimité du nouveau patriarche ukrainien. [5]
    • Les patriarcats grecs d’Antioche et d’Alexandrie ont manifesté leur « grande inquiétude » vis-à-vis de la volonté de Constantinople de séparer l’Ukraine du territoire de Moscou. Un peu plus tard en 2019, un synode des évêques de quatre sièges autocéphales anciens (Antioche, Alexandrie, Jérusalem et Chypre) vise à porter la voix de « l’unité du monde orthodoxe », et entend se poser en médiateur entre Constantinople et Moscou, sur fond de message œcuméniste plus large à destination des « autres Eglises chrétiennes ». [6]
  • Schisme monténégrin. En 1993, dans le sillage de la dislocation de la Yougoslavie, des clercs monténégrins restaurent une « église autocéphale » qui n’est pas reconnue par Constantinople. Cette « Eglise du Monténégro » est reconnue par l’église d’Ukraine (le schisme ukrainien antérieur à l’autocéphalie reconnue par Constantinople), ainsi que par l’église de Macédoine. Environ un tiers de la population du Monténégro suit cette église au détriment de l’église serbe. [7]
  • Schisme macédonien. En 1967 l’archevêché d’Ohrid proclame unilatéralement son indépendance vis-à-vis de l’église serbe : il revendique l’autocéphalie et devient « l’Eglise orthodoxe de Macédoine ». Elle est la seule église reconnue par le gouvernement de Macédoine du Nord et rassemble la majorité de la population du pays.
  • Schisme tchéco-slovaque. En janvier 2014, l’élection de l’archevêque slovaque Rotislav à la tête de la « juridiction autocéphale des Terres tchèques et de Slovaquie » est contestée par d’autres évêques tchèques de cette juridiction. Les Slovaques reconnaissent Rotislav comme patriarche légitime, les Tchèques ne le reconnaissent pas et demandent à Constantinople d’arbitrer le différent. Entre temps, le slovaque Rotislav a officiellement soutenu le schisme russe et appelé à condamner toute tentative visant à « légaliser les schismatiques ukrainiens ». [8]
  • Schisme abkhaze. L’Abkhazie est un petit état du Caucase, indépendant de facto de la Géorgie depuis 1992, mais dont la souveraineté n’est reconnue que par sept autres états. La situation de guerre avec la Géorgie a abouti à l’expulsion de tout le clergé géorgien, et à l’organisation d’une vie ecclésiale de facto indépendante : en 2009 l’autocéphalie de «l’Eglise orthodoxe abkhaze» est déclarée unilatéralement, et n’est reconnue ni par le patriarcat géorgien ni par le patriarcat russe. Un schisme apparaît au sein même de ce schisme : le «Saint Métropolitanat d’Abkhazie» fait concurrence à «l’Eglise orthodoxe abkhaze», et parvient à se placer sous la protection canonique de Constantinople, tandis que le second groupe dépends de manière officieuse de la Russie. [9]
  • Schisme antiochien. En 2015, le patriarcat d’Antioche rompt la communion avec le patriarcat de Jérusalem, avec lequel il se partage les différents pays du Moyen-Orient, à la suite d’un différend qui les a opposés concernant la juridiction du Qatar. [10]
  • Schisme américain. En 1970, le patriarcat de Moscou reconnaît l’autocéphalie de «l’Eglise orthodoxe en Amérique». Fort contestée, cette autocéphalie est notamment refusée par Constantinople, et n’est reconnue que par les juridictions qui se trouvaient à l’époque sous influence russo-soviétique : les églises bulgare, géorgienne, polonaise et tchéco-slovaque.
  • Schisme français. La situation de « l’Eglise catholique orthodoxe de France » (ECOF), petit groupe d’environ 4000 fidèles, semble illustrer l’absurdité qu’il y a pour des ressortissants de nations catholiques à vouloir « rejoindre la communion orthodoxe », étant donné que nul ne sait dire ce qui définit réellement cette communion. Elle est fondée par le prêtre moderniste Louis-Charles Winnaert, qui avait apostasié de la religion catholique en 1919 et avait depuis erré entre les anglicans, les vieux-catholiques et les occultistes théosophiques de «l’Eglise catholique libérale». Winnaert développe à partir de 1927 le souci de rejoindre la «communion orthodoxe» tout en ayant une expérience religieuse authentiquement «gallicane» : il invente un «rite des Gaules», et veut se placer sous les hospices de la Russie tout en maintenant cette identité particulière. Son «église» est reconnue par le patriarcat de Moscou entre 1936 et 1953. Puis l’ECOF se place en 1957 sous la juridiction de «l’Eglise orthodoxe russe hors frontières», qui était le schisme des clercs russes qui avaient préféré l’exil à la domination du communisme. En 1966 cette communion est rompue. Toujours à la recherche d’une protection canonique, l’ECOF se met finalement sous l’égide du patriarcat de Roumanie en 1972 : elle devient un diocèse de cette juridiction. Mais en 1993, le patriarcat de Roumanie rompt la communion avec l’ECOF. Elle semble être depuis lors dans une sorte d’autocéphalie de facto … Qui voudrait se «convertir à l’orthodoxie» en France aurait alors le choix entre ce groupe, d’autres groupes français étranges et sans reconnaissance canonique comme «l’Eglise orthodoxe celtique», et des dizaines d’autres paroisses ethniques, qui dépendent des différentes juridictions autocéphales : église russe, église de Constantinople, église roumaine, église serbe, église bulgare, etc … qui peut-être ne s’estiment pas toutes en communion les unes avec les autres.

Voici donc le modèle de « synodalité » auquel nous convient Vatican II et les modernistes, qui fustigent la « tyrannie pontificale » et le « centralisme romain », tout comme leurs amis les schismatiques. Ceux-ci ressemblent à des enfants qui, s’étant soustraits à l’autorité de leur père, se sentent soulagés et libres de faire tout ce qui leur plaît : ces enfants donc commencent à se disputer et à se déchirer entre eux de manière interminable, personne n’ayant à leur yeux une autorité légitime pour arbitrer les différents, et pour ramener chaque membre de la famille à la considération du bien commun et de l’unité. Ils devraient plutôt comprendre que se soumettre à un père n’est pas une torture ou un empiétement sur nos droits fondamentaux, même si cela demande un peu d’humilité et d’abnégation : il s’agit d’une nécessité harmonieusement ordonnée au bien du tout et des parties. Dieu a voulu que l’Eglise ait un père en la personne de saint Pierre et de ses successeurs : l’humble soumission au pontife romain a toujours été un principe de paix, d’ordre, d’unité et de sainteté pour des générations de chrétiens fidèles, à commencer par la génération des Pères de l’Eglise, et il est vraiment pénible de voir de plus en plus de «catholiques», ignorants de leur propre histoire, faire leurs les reproches amers et injustifiés des schismatiques contre Rome.

La «collégialité» des conciliaires n’est qu’une version un peu améliorée de cette fausse ecclésiologie : elle inclut la primauté réelle (et pas simplement honorifique) de juridiction de l’évêque de Rome, successeur de saint Pierre, mais la réduit beaucoup et augmente en contrepartie le pouvoir et l’autonomie de chaque évêque diocésain. L’Eglise des collégialistes est une sorte de monarchie parlementaire, ou moins que cela, car le pape n’est que «le premier du Collège des évêques», Collège qui devient, dans cette nouvelle doctrine, sujet de pouvoir plénier et universel sur l’Eglise. Chaque évêque recevrait directement son autorité de Dieu, par le biais du sacre épiscopal : cela rapproche beaucoup les conciliaires des schismatiques et de leur doctrine de l’autocéphalie. La véritable eccésiologie catholique n’enseigne pas du tout cela : l’Eglise est une monarchie absolue, fondée sur saint Pierre par Jésus-Christ comme nous le voyons dans l’évangile, dans laquelle toute juridiction relève du pape en dernière instance. La doctrine de l’Eglise est que la juridiction de l’évêque résident vient directement du Pape, par le «mandat romain», et non pas du sacre épiscopal (qui confère la plénitude du sacerdoce, mais pas de juridiction particulière). Et au delà de la question de l’origine de la juridiction épiscopale, il n’y a aucun domaine dans lequel un évêque pourrait résister à la juridiction suprême du Pape (contrairement à ce qu’affirmaient les gallicans de la Petite-Église, qui eux défendaient cette fausse théorie d’une juridiction autonome venant du sacre épiscopal : c’est en soi un principe infini de schisme, si chaque évêque pouvait décider que le pape empiétait sur ses droits propres et refuser de lui obéir).

Contempler les divisions interminables du monde « orthodoxe » est un moyen efficace de considérer, par comparaison, à quel point la constitution divine de l’Eglise, qui fait de cette société une monarchie absolue, est pleine de sagesse et est vraiment propre à procurer le bien des fidèles et l’unité du monde chrétien. Ceux qui prétendent que l’Eglise catholique doit s’inspirer des «orthodoxes» et de leur «synodalité» pour réaliser l’idéal de l’unité du monde chrétien s’aveuglent complètement : seule la soumission commune au successeur de saint Pierre pourrait être un véritable principe d’unité, et l’Eglise avant Vatican II n’a jamais entendu l’«œcuménisme» autrement que comme le retour dans la communion romaine des chrétiens séparés. Puissions-nous le comprendre et le vivre : prions chaque jour pour le retour des égarés dans la véritable Église, et pour que cette Eglise retrouve un chef visible qui soit capable de ramener les brebis à l’unité.

Jean-Tristan B.


[1]https://www.la-croix.com/Religion/Orthodoxie/Entre-Moscou-Constantinople-monde-orthodoxe-divise-2018-10-19-1200977224

[2]https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=https%3A%2F%2Fmospat.ru%2Ffr%2F2019%2F03%2F09%2Fnews171254%2F#federation=archive.wikiwix.com

[3]https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/oir/mediateur-ou-spectateur-l-eglise-orthodoxe-roumaine-face-au-conflit-politico-religieux-en-ukrain

[4]https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/oir/l-eglise-orthodoxe-bulgare-face-l-autocephalie-de-l-eglise-orthodoxe-d-ukraine

[5]https://www.la-croix.com/Religion/Orthodoxie/nouvelle-Eglise-dUkraine-fait-peur-orthodoxes-polonais-2019-01-08-1200993950

[6]https://www.terresainte.net/2019/04/unite-des-primats-dalexandrie-antioche-jerusalem-chypre/

[7]https://journals.openedition.org/balkanologie/595

[8]https://en.wikipedia.org/wiki/Rastislav_(Gont)

[9]https://fsspx.news/fr/news-events/news/un-schisme-intra-orthodoxe-69832

[10]https://www.la-croix.com/Urbi-et-Orbi/Actualite/Monde/Le-Patriarcat-orthodoxe-d-Antioche-rompt-la-communion-avec-le-Patriarcat-de-Jerusalem-2015-07-09-1332919

De la possibilité d’un pape schismatique

Cajetan et le « schisme capital »

Beaucoup de « catholiques conciliaires » estiment que le sédévacantisme est une absurdité, voire une hérésie, au motif qu’il est impossible que Dieu permette une défaillance de l’élu au souverain pontificat en matière de foi, ou permette qu’il se sépare volontairement de l’unité de l’Eglise. Une fois élu, le nouveau pape serait comme physiquement empêché de perdre la foi ou de se séparer de l’Eglise : il est pape « malgré lui » et quoi qu’il puisse vouloir en son for intérieur. Il n’a plus de libre-arbitre sur cette question.

Cette idée se base sur une série de confusions et d’erreurs :

  • La confusion entre l’aspect matériel de la papauté (l’élection) et son aspect formel (l’autorité), comme s’il suffisait d’être élu à la papauté pour devenir Pape ipso facto.
  • L’ignorance ou l’omission du principe suivant lequel il est nécessaire que l’élu accepte la charge de souverain pontife pour recevoir l’autorité et les grâces spéciales associées à son ministère : tant que l’élu accepte de recevoir la charge du souverain pontificat, il sera assisté personnellement par le Saint-Esprit pour son enseignement ; mais s’il refuse cette charge, il ne sera pas plus infaillible qu’un homme ordinaire.
  • La confusion entre les promesses du Christ concernant l’infaillibilité et l’indéfectibilité de l’Eglise, qui sont bien réelles et basées sur les Saintes Ecritures, et une supposée promesse d’indéfectibilité individuelle pour la personne élue au souverain pontificat : le Christ promet que l’Eglise ne faillira pas, mais il ne promet pas qu’un pape ne puisse pas se séparer de l’Eglise et perdre sa charge par ses fautes personnelles
  • Une vision trop humaine et temporelle de l’unité de l’Eglise, qui consiste à faire croire qu’il est « nécessaire » que l’Eglise ait toujours un chef visible, sans quoi les chrétiens seraient désemparés. On veut bien reconnaître qu’il y a eu des périodes de vacance du Saint-Siège plus ou moins longues, jusqu’à 2 ou 3 ans dans les premiers siècles, mais il ne serait pas possible que cela dure « trop longtemps ». En vérité, si une telle situation peut durer deux ans, il est métaphysiquement possible qu’elle dure cent ans, sans que l’unité substantielle de l’Eglise soit altérée.

Ces distinctions (matière et forme de la papauté, infaillibilité de l’Eglise et faillibilité individuelle de l’élu au souverain pontificat) sont celles de la théologie catholique : elles n’ont pas été inventées par Mgr Guérard des Lauriers ou quelque autre personnalité postérieure à Vatican II, pour tenter de donner une explication à la crise de l’Eglise, mais elles sont discutées dans des ouvrages de théologie respectés et antérieurs à Vatican II.

Il apparaît, pour un grand nombre de théologiens catholiques, et contrairement à l’opinion anti-sédévacantiste précitée, qu’il est tout à fait possible :

  • Qu’une personne élue au souverain pontificat ne devienne pas Pape (parce qu’elle refuse la charge explicitement, ou bien parce qu’il y a dans ses qualités essentielles ou dans sa volonté un obstacle incompatible avec l’autorité pontificale : par exemple, le fait d’être privé de raison, ou le fait d’être hérétique)
  • Qu’un véritable Pape perde sa charge :
    • Par renonciation
    • Par hérésie (cas discuté notamment par Saint Robert Bellarmin)
    • Par schisme

Le dernier point (la possibilité qu’un pape devienne schismatique) nous intéresse particulièrement, parce qu’il fait écho à la thèse de Cassiciacum : selon cette thèse, l’élu actuel au souverain pontificat est schismatique et ceux qui le déclarent pape et offrent le sacrifice en union avec lui agissent de manière (au moins matériellement) schismatique : c’est le « schisme capital », schisme par la tête, dont parle Mgr Guérard. Aussi étrange que cette possibilité puisse paraître (un pape schismatique semble être une contradiction dans les termes, car on est schismatique à partir du moment où l’on refuse de se soumettre au pape : comment un pape pourrait-il désobéir à lui-même ?), elle a été affirmée comme une possibilité réelle par plusieurs théologiens, en particulier le cardinal Thomas Cajetan (1469-1534). Il se n’agit pas de dire que le pape est en contradiction avec lui-même, mais que l’homme désigné pour être souverain pontife est en contradiction avec la papauté, de telle sorte qu’il n’est lui-même plus pape et qu’il se sépare de l’Eglise, quand bien même il serait « l’occupant du Saint-Siège ».


Luther devant le cardinal Cajetan pendant la controverse de ses 95 thèse
s, Ferdinand Wilhelm Pauwels, 1870

Dans son livre « L’Eglise du Verbe incarné » (1952), Charles Journet fait la synthèse de ces opinions dans les termes suivants :

De la possibilité d’un Pape schismatique

1 – Les anciens théologiens (4), qui pensaient, à la suite du Décret de Gratien, pars I, dist. XV, c. VI, que le pape, infaillible comme docteur de l’Église, pouvait cependant pécher personnellement contre la foi et tomber dans l’hérésie (5), admettaient à plus forte raison que le pape pouvait pécher contre la charité, même en tant qu’elle fait l’unité de la communion ecclésiastique, et tomber dans le schisme (6).

L’unité de l’Église, disaient-ils, subsiste quand le pape meurt. Elle pourrait donc subsister même quand un pape céderait au schisme (7).

Mais, demandaient-ils, comment le pape serait-il schismatique ? Il ne peut se séparer ni du chef de l’Église, à savoir de lui-même, ni de l’Église, car où est le pape, là est l’Église.

A quoi Cajetan répond que le pape pourrait rompre la communion en renonçant à se comporter comme chef spirituel de l’Église, décrétant par exemple d’agir comme pur principe temporel. Pour sauver sa liberté, il éluderait alors les devoirs de sa charge ; et s’il y mettait de la pertinacité, il y aurait du schisme (8). Quant à l’axiome : où est le pape, là est l’Église, il vaut lorsque le pape se comporte comme pape et chef de l’Église : autrement, ni l’Église n’est en lui, ni lui en l’Église (9).

2 – On dit parfois que le pape, ne pouvant désobéir, n’a qu’une porte d’entrée dans le schisme (10). Des analyses que nous avons faites, il résulte plutôt qu’il peut, lui aussi, pêcher de deux manières contre le communion ecclésiastique : 1° en brisant l’unité de connexion, ce qui supposerait chez lui la volonté de s’arracher à l’invasion de la grâce en tant qu’elle est sacramentelle et fait l’unité de l’Église ; 2° en brisant l’unité de direction, ce qui se produirait, selon la pénétrante analyse de Cajetan, s’il se rebellait comme une personne privée contre le devoir de sa charge, et refusait à l’Église, – en tentant de l’excommunier toute entière ou simplement en choisissant délibérément de vivre en pur prince temporel -, l’orientation spirituelle qu’elle est en droit d’attendre de lui au nom d’un plus grand que lui, du Christ même et de Dieu.

3 – La supposition d’un pape schismatique nous révèle davantage, en le cernant d’un jour tragique, le mystère de la sainteté de cette unité d’orientation qui est nécessaire à l’Église ; et peut-être pourrait-elle aider l’historien de l’Église, – ou plutôt le théologien de l’histoire du Royaume de Dieu -, à illuminer d’un rayon divin les plus sombres époques des annales de la papauté, en lui permettant de montrer comment elle a été trahie par certains de ses dépositaires.

C’est en refusant d’être chefs spirituels et en se comportant en purs princes temporels que les papes, au dire des anciens théologiens, étaient tentés de faire schisme. Aujourd’hui ce danger paraît aboli. En vertu de sa loi génératrice, l’Église tend à devenir à la fois toujours plus visible et toujours plus indépendante des formations temporelles (11). Le vœu de Moehler de voir un temps où le chef de l’Église serait autorisé à n’être que chef de l’Église (12) est exaucé. Certaines aberrations semblent désormais impossibles.

(4) Turrecremata, Cajetan, Banez.

(5) Cf. L’Eglise du Verbe incarné, t. I, p. 596.

(6) Cette possibilité n’est pas admise universellement. Cependant, dit M.-J. Congar, « à l’envisager d’une manière purement théorique, elle ne paraît pas douteuse ». Loc. Cit., col. 1306. Ell est enseignée par Suarez, De charitate, disp. 12, sect. I, n° 2, T. XII, p. 733.

(7) Cajetan, II-II, qu. 39, a. I, n° VI.

(8) « Persona papae potest renuere subesse officio papae… Et si hoc in animo pertinaciter gereret, esset schismatic us per separationem sui ab unitate capitis. Ligatur siquidem, persona sua, legibus officii sui quad Deum ». Ibid.

(9) Ibid.

(10) « Il y a, dit Suarez, De charitate, disp. 12, sect. I, n°2n t. XII, p. 733, deux façons de devenir schismatique : 1° sans nier que le pape est chef de l’Église, ce qui serait déjà l’hérésie, on agit comme s’il ne l’était pas : c’est la façon la plus fréquente ; 2° on refuse d’entrer en communion avec le corps de l’Église par la participation des sacrements… De cette seconde façon le pape pourrait être schismatique, par exemple, en tentant d’excommunier toute l’Église, ou en renversant tous les rites traditionnels ». Selon Suarez, le pape ne pourrait dont pécher contre l’unité de direction. Mais il apporte en exemple ce que nous regardons précisément comme un péché contre l’unité de direction.

(11) Voir plus haut, p. 47.

(12) Joseph-Emile Vierneisel, Actualité de Moehler, dans L’Église est une, Paris, 1939, p. 303.

Charles Journet, L’Eglise du Verbe incarné. Tome 2, pp. 839-841.

Notons au passage que Charles Journet, un « catholique libéral » qui fut « élevé au cardinalat » par Paul VI, exprime dans le troisième paragraphe son opinion personnelle erronée (et même condamnée par le magistère de l’Eglise [1]), sur l’opportunité et le bienfait de la perte du pouvoir temporel par l’Eglise ; mais c’est une autre question que celle qui nous occupe présentement.

Charles Journet est parfois invoqué par les partisans de l’impossibilité radicale du sédévacantisme, en tant que défenseur de la « thèse de l’acceptation universelle ». Nous voyons ici qu’en réalité, Charles Journet s’accorde avec la théologie catholique antérieure pour dire qu’il est possible qu’un pape se sépare de l’Eglise, sans d’ailleurs donner de précisions sur les effets de cette séparation et le rapport de celle-ci avec l’acceptation pacifique et universelle : est-ce qu’il faut qu’une majorité de fidèles catholiques (ou d’évêques) se rende compte que le pape est devenu schismatique – ou l’a toujours été, et donc n’a jamais été véritablement pape – pour que le fait devienne une certitude suivie d’effets pratiques ? Il n’en est nullement question ici. Reste cette possibilité de principe suivant laquelle un pape peut se séparer de l’Eglise en devenant schismatique, s’il refuse les devoirs de sa charge : la conclusion nécessaire de ce principe est qu’il cesse d’être pape (n’étant plus membre de l’Eglise, il ne peut pas en être le chef : cf. Saint Robert Bellarmin), à partir du moment où il refuse les devoirs spirituels de sa charge.

Dans le troisième paragraphe, Journet tient des propos qui indiquent assez clairement qu’il est prêt à envisager que certains papes particulièrement scandaleux dans l’histoire de l’Eglise aient pu être schismatiques(ce qui veut dire, nous le rappelons, que ces papes n’étaient pas réellement papes): selon lui cette supposition d’un pape schismatique peut « aider l’historien de l’Eglise » à « montrer comment elle [la papauté] a été trahie par certains de ses dépositaires». Charles Journet dit, ni plus ni moins, que l’on peut se permettre de douter que certains papes du passé aient été réellement papes, que c’est peut-être un moyen légitime d’expliquer les périodes de crises les plus graves qu’a traversé la papauté. Quid de « l’acceptation pacifique et universelle » de ces papes excessivement désintéressés du bien spirituel de l’Eglise ? Il y a visiblement, pour Charles Journet, d’autres principes et d’autres critères qui permettent de déterminer si quelqu’un qui est pape « en apparence » est pape réellement, ou qui peuvent susciter à tout le moins des doutes et des interrogations légitimes sur le fait qu’un homme réputé pape ait été réellement pape.

Si l’on analyse un peu ce principe (le pape se sépare de l’Eglise s’il refuse les devoirs de sa charge) et ses conclusions, il apparaît de manière frappante qu’un des principes centraux de la « thèse de Cassiciacum» était déjà exprimé par des théologiens du XVIe siècle tels que Cajetan ou Suarez. Charles Journet, avec son prisme libéral, concentre son analyse du problème du « pape schismatique » sur la dichotomie entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Mais le principe est plus général : pour recevoir l’autorité pontificale, l’élu au souverain pontificat doit, en plus d’être élu suivant les règles canoniques (ce qui constitue la matière de la papauté, selon les termes de Saint Antonin de Florence), accepter sa charge, ce qui signifie que l’élu doit accepter de poursuivre le bien de l’Eglise et la fin pour laquelle l’Eglise a été instituée : le salut des âmes, la défense de la foi, la gloire de Dieu. C’est ce que l’on peut comprendre derrières les termes employés par Cajetan et Journet, quand ils disent que le pape doit « se comporter comme chef spirituel de l’Eglise ». Et si le pape, ou celui qui semble l’être, s’oppose à cette finalité de l’Eglise de manière évidente et visible (par exemple – l’exemple est de Suarez, pas des traditionalistes du XXe siècle ! – en renversant tous les rites traditionnels touchant l’administration des sacrements), il serait à considérer comme schismatique.

Cajetan et Suarez admettent implicitement le principe suivant lequel il faut avoir la volonté objective et manifeste de procurer le bien de l’Eglise pour pouvoir être pape, et si cette volonté fait défaut, l’élu est un usurpateur de la papauté et un schismatique au moins matériellement (pour que le schisme soit formel, il faut la pertinacité, comme dans le cas de l’hérésie). C’est donc à la condition expresse de cette adhésion de la volonté à la poursuite du bien de l’Eglise que Dieu impose à l’élu l’autorité pontificale : autrement, il en est privé, et demeure « pape matériellement » puisque élu, sans l’être formellement.

Notons qu’il ne suffit pas d’un assentiment verbal extérieur à la réception de la charge pontificale : un homme pourrait extérieurement accepter l’élection au souverain pontificat, en ayant intérieurement l’intention de poursuivre un autre but et une autre fin que celle de l’Eglise : par exemple, la seule intention d’accroître le pouvoir et la gloire temporelle de la papauté, sans lien avec sa mission spirituelle, comme le ferait un athée (cas décrit par Cajetan et Journet) ; ou bien l’intention de défendre des hérésies, d’utiliser la structure et la hiérarchie de l’Eglise pour propager une autre doctrine que celle de l’Eglise (cas décrit par le P. Guérard). Ces obstacles intérieurs de la volonté empêchent absolument la personne, même élue de la manière la plus canonique, de recevoir l’autorité pontificale et les grâces associées.

Sans chercher à tout prix des « arguments d’autorité » en faveur du sédévacantisme ou d’une explication de la crise actuelle de l’Eglise (le plus important dans ce contexte reste de remonter aux principes), il reste très intéressant de constater que l’idée qu’un pape puisse se séparer de l’Eglise par défaut d’intention de remplir la charge spirituelle qui lui incombe n’est pas étrangère à la théologie catholique. En ceci comme dans tout le reste, les « guérardiens » ou « sédévacantistes » ne sont ni des novateurs, ni des esprits imbus d’hérésie : il faut accuser Journet, Cajetan et Suarez de verser dans l’hérésie, si l’on considère qu’il est hérétique d’envisager qu’un homme « réputé pape » par une majorité de catholiques puisse être en réalité en état de schisme avec l’Eglise. Journet admet plus ou moins explicitement que ce principe (de la possibilité d’un pape schismatique) peut être invoqué pour mettre en doute l’autorité pontificale de certains papes du passé qui ont agi (ou semblent avoir agi) de manière fondamentalement contraire au bien de l’Eglise.

En cette époque où la plupart des traditionalistes adoptent les positions des gallicans et des jansénistes sur la papauté pour trouver une explication à la crise de l’Eglise, nous pouvons voir que la vraie et saine théologie catholique est déjà suffisamment riche pour permettre d’expliquer ce qui se passe actuellement dans l’Eglise.

Jean-Tristan B.


[1] Son opinion fait écho à plusieurs propositions condamnée dans le Syllabus de Pie IX (1864) :
XXVII. Les ministres sacrés de l’Église et le Pontife Romain doivent être exclus de toute gestion et possession des choses temporelles.
LXXV. Les fils de l’Église chrétienne et catholique disputent entre eux sur la compatibilité du pouvoir temporel avec le pouvoir spirituel.

Ce qui signifie : le pontife romain ne doit pas être exclu de toute gestion et possessions temporelles pour remplir avec perfection sa mission de chef spirituel de l’Eglise, comme le prétendent les Möhler et les Journet ; le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel sont compatibles, et ce point de doctrine n’est pas sujet à libre discussion entre catholiques.

L’anneau de l’œcuménisme

Paul VI offre son anneau épiscopal au primat anglican (1966)

Le 24 mars 1966, une rencontre de la plus haute importance est organisée entre Paul VI et l’archevêque anglican de Cantorbéry, Michael Ramsey. Vatican II est le Concile de l’œcuménisme : environ trois mois après la clôture du Concile, la rencontre (organisée par le « secrétariat pour l’unité des chrétiens ») fait en quelques sortes office d’ouverture du « dialogue œcuménique » avec les anglicans au niveau de la hiérarchie ecclésiastique. Paul VI prépare pour cette occasion un geste fort, qui a visiblement surpris Ramsey lui-même.

Après avoir dirigé conjointement avec Ramsey un « service liturgique œcuménique », Paul VI a demandé à Ramsey de retirer son anneau. Paul VI prend ensuite la main droite de Ramsey, et impose sur son doigt, en lieu et place de l’anneau qu’il vient de retirer, l’anneau épiscopal qu’il portait personnellement en tant qu’archevêque de Milan. Ramsey, après avoir pris le temps de réaliser la portée du geste, aurait apparemment « fondu en larmes », et les deux hommes se sont ensuite tenus un moment dans les bras [1]. Ramsey portera l’anneau pour le restant de sa vie, et le lègue ensuite à l’archevêché de Cantorbéry. Aujourd’hui encore, il est de coutume lorsque « l’archevêque » de Cantorbéry rencontre le « Pape » de porter cet anneau spectaculairement offert par Paul VI dans la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs.

Que signifie ce geste ? Que signifient les larmes de Ramsey ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier présentement.

On sait que d’autres cadeaux ont été échangés entre les deux protagonistes. Si l’histoire a bien retenu l’affaire de l’anneau épiscopal, il semble difficile de savoir précisément quels autres présents les deux hommes ont pu échanger. Certains témoignages font état du fait que Paul VI aurait offert à Ramsey … un calice. C’est l’affirmation du « cardinal » Francesco Coccopalmerio [2], président du « Conseil pontifical pour les textes législatifs » entre 2007 et 2018, qui en fait un argument en faveur de l’abandon de la doctrine de l’Eglise sur les ordinations anglicanes, à laquelle il ne croit déjà plus lui-même, comme beaucoup d’œcuménistes. Nous aurions pu parler du « calice de l’œcuménisme » si nous étions plus certains que cette donation ait vraiment eu lieu. Retenons simplement la chose comme possible et vraisemblable : ce serait en effet cohérent avec l’imposition de l’anneau épiscopal, comme nous allons le voir.

Qu’est-ce qu’un anneau épiscopal ?

L’anneau en or porté par les évêques est l’un des symboles par excellence de l’épiscopat, aux côtés de la mitre, de la crosse et de la croix pectorale. L’usage pour les évêques de porter un anneau en signe de leur dignité est attesté dès le IVème siècle. L’imposition de l’anneau devient peu à peu une partie intégrante de la liturgie du sacre épiscopal : on le trouve dans d’anciens sacramentaires du VIIIe et du IXe siècles [3]. Dans le rituel pontifical romain, on trouve le texte suivant pour l’imposition de l’anneau : « reçois l’anneau, qui est le sceau de la fidélité : aussi longtemps que tu gardes intégralement, paré d’une foi pure, l’Épouse de Dieu, c’est à dire la Sainte Église » .

Extrait du Pontificale Romanum

Cet anneau revêt également une symbolique nuptiale : l’évêque est comme marié à la Sainte Eglise, qu’il doit protéger et aimer fidèlement comme un mari aime et protège son épouse. L’anneau est d’ailleurs porté sur l’auriculaire, de la même manière que l’anneau nuptial. Comme ordinairement le sacre épiscopal s’accompagne de l’imposition d’une juridiction ordinaire sur un diocèse, la symbolique retient surtout les « épousailles » entre l’évêque et son Eglise particulière, son diocèse, bien que le sacre puisse prendre lieu dans un autre cadre (par exemple lorsqu’un prêtre reçoit le sacre épiscopal à l’occasion de sa promotion au cardinalat, il n’est pas lié à une Eglise locale mais à l’Eglise universelle). En signe de respect pour la dignité épiscopale, il est de coutume pour les fidèles ou les clercs de rang inférieur de baiser l’anneau de l’évêque pour le saluer.

Que peut signifier l’imposition de l’anneau par Paul VI ?

Ce geste ne peut signifier qu’une chose, et le monde entier n’a pas compris autre chose que cela : Paul VI exprime le fait qu’il considère Ramsey comme un évêque. Ramsey le comprend et en est ému aux larmes : c’est en effet un « immense progrès » dans la voie vers « l’union des églises » en comparaison à l’époque de Pie XII. Paul VI offre à Ramsey, il faut même dire impose à Ramsey un objet qui est attribut par excellence de l’épiscopat, et dont l’imposition n’a lieu normalement que dans le cadre liturgique très solennel du sacre épiscopal. Un objet qui a une symbolique nuptiale, signifiant la force de l’union qui doit lier l’évêque à la Sainte Eglise : en prenant en compte cette signification, on notera que Paul VI ne considère pas simplement Ramsey comme validement évêque, mais qu’il le considère aussi comme membre de l’Eglise. Il ne faut pas s’en étonner, cette idée est conforme à la nouvelle doctrine de Vatican II sur la communion imparfaite, sur le fait que les baptisés sont tous membres de l’Eglise même les schismatiques [-> voir article dédié].

Il serait hors de propos de prétendre que Paul VI a simplement voulu offrir un objet précieux à son interlocuteur en signe de la grande sollicitude qu’il lui porte, ou bien par convenance en raison du rang de l’invité. Il aurait pu offrir un tableau, un manuscrit précieux, et encore serait-il difficilement concevable qu’aucun de ces objets ait pu être offert sans qu’il n’y ait dans ce don une signification symbolique particulière. Et comme nous le notions, il ne s’agit pas simplement d’un cadeau, Paul VI impose lui-même l’anneau à l’évêque (ce qui est une manière plus directe et plus personnelle de reconnaître sa qualité d’évêque, que s’il avait simplement offert l’anneau par un intermédiaire), de manière publique et avec l’intention que le geste soit vu et commenté.

Le geste et l’anneau qui en est l’objet sont aujourd’hui encore, du côté anglican comme du côté conciliaire, le symbole qui marquent le point de départ du « dialogue œcuménique » entre ces deux confessions. De plus si l’offrande du calice, rapportée par Coccopalmerio, est bien avérée, c’est un signe supplémentaire et encore plus explicite en faveur de l’idée selon laquelle il considère le primat anglican comme véritablement évêque (le calice est symbole par excellence du sacerdoce et du pouvoir exclusivement sacerdotal de confectionner l’eucharistie). Paul VI reconnaît manifestement le primat anglican comme véritablement évêque, doué de la plénitude du sacerdoce : où est le problème, dira-t-on ? Les schismatiques peuvent bien être validement prêtres et évêques. Mais les anglicans ne sont pas comparables aux schismatiques d’Orient sur la question des rites d’ordination.

Le problème se situe au niveau de la foi catholique elle-même : le Pape Léon XIII a enseigné infailliblement pour dire que les ordinations anglicanes étaient absolument invalides, en clair un catholique est tenu à croire qu’il est impossible que « l’archevêque de Cantorbéry » soit prêtre et évêque. Les néo-modernistes rejettent frontalement cet enseignement qui est un obstacle à leur conception de l’œcuménisme : Francis Clark peut par exemple écrire, dans la revue Gregorianum en 1964, que « le problème des ordinations anglicanes » est « un obstacle particulièrement regrettable à de meilleurs rapports entre l’Eglise catholique et les Eglises de la Communion anglicane » [4]. Le « cardinal » Johannes Willebrands, qui fut l’un des organisateurs de la rencontre entre Paul VI et Ramsay en tant que membre du « secrétariat pour l’unité des chrétiens », et ensuite spécialisé dans le « dialogue œcuménique » avec les anglicans, n’est pas d’un avis différent. Il déclare en 1985 que la discussion sur la validité des ordres anglicans est marquée par un « nouveau contexte » lié au « développement de la pensée » chez les anglicans et les catholiques concernant la nature de l’Eglise, de l’Eucharistie et du Sacerdoce : derrière ce langage mystifiant, il faut comprendre qu’il s’agit pour ces personnes de dire que l’on peut encore discuter de la validité des ordinations anglicanes, et donc qu’ils ne croient pas à la définition de Léon XIII [5]. Willebrands ne fait d’ailleurs que s’appuyer le « rapport final » de la Commission internationale anglicane-catholique romaine (ARCIC), une instance officielle de dialogue oecuménique [6]. Paul VI manifeste, dans ses actes plus que dans ses paroles, qu’il est totalement aligné sur leurs positions. Yves Congar peut dire en effet, dans son article sur l’œcuménisme de Paul VI (Publications de l’Ecole Française de Rome, 1984), que ce dernier « désirait rouvrir la question des ordinations anglicanes » [7]. Mais cette question est-elle seulement « rouvrable » ?

Léon XIII et les ordinations anglicanes : un débat définitivement tranché

Le 18 septembre 1896, le Pape Léon XIII publie une lettre apostolique au sujet des ordinations anglicanes, suite à long examen impliquant les travaux d’une commission ad hoc composée de théologiens soutenant l’une ou l’autre des positions (pour ou contre la validité des ordinations anglicanes) [8]. Déjà à cette époque, les précurseurs de Vatican II souhaitaient que l’Eglise reconnaisse la validité des ordinations anglicanes à une fin œcuménique : ce sont dans ces milieux modernistes ou crypto-modernistes que l’opinion se diffuse et prends de la force, alors même que plusieurs décisions ecclésiastiques importantes font état de l’invalidité des rites anglicans (la pratique continuelle de l’Eglise catholique à l’égard des prêtres anglicans qui se convertissent au catholicisme était de les réordonner systématiquement) et que l’opinion commune était en faveur de l’invalidité.

Paradoxalement, la lettre apostolique est publiée suite à la requête de personnalités qui étaient convaincues que l’examen de la question pencherait en faveur d’une déclaration de l’Eglise sur la validité des ordinations anglicanes : Fernand Portal côté catholique, et Lord Halifax (Charles Lindley Wood) côté anglican, pionniers du « dialogue œcuménique ». Fernand Portal sera plus tard sanctionné pour modernisme, sous le pontificat de saint Pie X (en 1908). Il est considéré aujourd’hui encore comme un des pères de l’œcuménisme défendu par Vatican II. Ce « retournement de situation » rappelle d’ailleurs la publication de l’encyclique Mirari vos (1832) par Grégoire XVI suite aux requêtes de Lamennais, Montalembert et Lacordaire qui pensaient tout bonnement que le Pape allait bénir leurs idées libérales. Ici, le sujet est plus précis et restreint que dans Mirari vos, et la réponse en est d’autant plus claire.

Par plusieurs formules sans équivoque, Léon XIII indique dans la lettre apostolique son intention de trancher le débat définitivement, c’est-à-dire qu’il engage son infaillibilité. Pour rappel, selon le Concile Vatican I, les conditions pour qu’un enseignement soit dit ex cathedra sont les suivantes : il faut que le Pape parle

  • En tant que Pape (et pas en tant que personne privée)
  • A l’Eglise universelle (plutôt qu’à un groupe restreint de personnes)
  • En définissant
  • Sur une question relative à ce qu’il faut croire (la foi) ou à ce qu’il faut faire (les mœurs) [9]

La question ici est de savoir ce qu’il faut croire en tant que catholique concernant la validité des ordinations anglicanes, question qui a une importance pratique de premier ordre puisqu’elle conditionne l’accès aux sacrements pour une nation entière, séparée de Rome depuis longtemps. Bien que la matière de l’enseignement ne soit pas directement une vérité révélée, elle tombe dans le domaine de ce que l’on appelle les « faits dogmatiques », des faits qui sont connexes à des vérités révélées et qui peuvent également faire l’objet de définitions infaillibles du magistère de l’Eglise. Ici le fait dogmatique est que les ordinations anglicanes sont invalides, les vérités révélées connexes étant les suivantes :

  • La forme d’un sacrement doit signifier explicitement la grâce qu’il procure
  • La grâce propre du sacrement de l’Ordre est le pouvoir de consacrer l’Eucharistie

Léon XIII manifeste donc son intention de s’exprimer en tant que Pape, à l’intention de tous les chrétiens, pour trancher sur cette question (c’est à dire pour définir) :

« C’est donc avec bienveillance que Nous avons consenti à un nouvel examen de la question, afin d’écarter à l’avenir, par l’autorité indiscutable de ce nouveau débat, tout prétexte au moindre doute. »

Placuit igitur de retractanda causa benignissime indulgere: ita sane, ut per summam novae disquisitionis sollertiam, omnis in posterum vel species quidem dubitandi esset remota.


Le cadre dans lequel le Pape s’exprime (lettre apostolique) est suffisamment démonstratif en lui-même de l’intention d’enseigner en tant que Pape à l’Eglise universelle : ce document n’est pas une lettre privée, destinée à un nombre restreint de destinataires, dans laquelle le Pape exprime ses opinions personnelles. Par endroits, le Pape prends la peine de préciser qu’il s’exprime en vertu de sa suprême autorité : « c’est en qualité et avec les sentiments de Pasteur suprême que Nous avons entrepris de montrer la très certaine vérité d’une affaire aussi grave ». C’est un document donnant l’occasion d’une définition dogmatique et qui a vocation à être promulgué dans toute la chrétienté. Le préambule de la lettre contient la formule caractéristique des bulles qui établissent une décision disciplinaire ou dogmatique précise : « ad perpetuam rei memoriam », « à la mémoire éternelle de la chose », qui peut se comprendre comme une invocation « pour que la chose [définie dans cette bulle] soit perpétuellement remémorée ».

Léon XIII va même jusqu’à dire que la question a en réalité déjà été tranchée par l’autorité suprême de l’Eglise, et que ce n’est que par ignorance de ces définitions que certains catholiques ont pu croire que la question pouvait être sujette à de libres débats :

« Cela étant, il est clair pour tous que la question soulevée à nouveau de nos jours avait été bien auparavant tranchée par un jugement du Siège Apostolique ; la connaissance insuffisante de ces documents explique peut-être comment certains écrivains catholiques n’ont pas hésité à discuter librement sur ce point.»

Quae quum ita sint, non videt nemo controversiam temporibus nostris exsuscitatam, Apostolicae Sedis iudicio definitam multo antea fuisse documentisque illis haud satis quam oportuerat cognitis, fortasse factum ut scriptor aliquis catholicus disputationem de ea libere habere non dubitant.

La définition de Léon XIII n’est donc qu’un rappel ou une clarification d’un enseignement catholique. Les formules d’ordination utilisées par le rite anglican, pour l’ordination sacerdotale comme pour le sacre épiscopal, présentent un défaut de forme et un défaut d’intention : ce qui fait l’essence du sacrement à conférer n’est pas mentionné dans l’Ordinal anglican. Le pouvoir exclusivement sacerdotal  de consacrer et d’offrir le sacrifice eucharistique n’est pas mentionné dans la nouvelle forme du rite, ce qui le rend invalide. Le Pape délivre donc la définition suivante :

«  C’est pourquoi, Nous conformant à tous les décrets de Nos prédécesseurs relatifs à la même cause, les confirmant pleinement et les renouvelant par Notre autorité, de Notre propre mouvement et de science certaine, Nous prononçons et déclarons que les ordinations conférées selon le rite anglican ont été et sont absolument vaines et entièrement nulles. »

Itaque omnibus Pontificum Decessorum in hac ipsa causa decretis usquequaque assentientes, eaque plenissime confirmantes ac veluti renovantes auctoritate Nostra, motu proprio certa scientia, pronunciamus et declaramus, ordinationes ritu anglicano actas, irritas prorsus fuisse et esse, omninoque nullas.

Il ne saurait être envisageable, au regard de la foi catholique, d’admettre la moindre discussion sur une définition aussi claire et aussi définitive de la part de l’autorité enseignante infaillible de l’Eglise. « Rome a parlé : la cause est entendue », disent les catholiques. « Rome a parlé … on peut encore en discuter » disent de leur côté les modernistes comme Congar, Willebrands ou Coccopalmerio, parce qu’ils n’accordent pas l’assentiment de leur foi aux définitions du magistère de l’Eglise. Ils sont chaleureusement encouragés dans cette négation du magistère par l’exemple de Paul VI, qu’ils n’hésitent pas à invoquer pour invalider l’enseignement de Léon XIII et de ses prédécesseurs : ils savent, autant que quiconque, qu’un geste peut en dire plus que de longs discours, et que les « grands gestes œcuméniques » de Paul VI donnent raison à leur fausse théologie.

Jean-Tristan B.


[1] Des articles qui relatent cette rencontre : https://www.lemonde.fr/archives/article/1966/03/24/double-rencontre-entre-paul-vi-et-le-dr-ramsey_2700655_1819218.html, http://www.natcath.org/NCR_Online/archives2/2003d/101703/101703e.htm

[2] https://www.thetablet.co.uk/news/7068/anglican-orders-not-invalid-says-cardinal-opening-way-for-revision-of-current-catholic-position-. Francesco Coccopalmerio a d’ailleurs été ordonné prêtre par Montini, le futur Paul VI, le 28 juin 1962 à Milan, et a occupé divers postes de responsabilité pour l’archidiocèse de Milan.

[3] Article de la Catholic Encyclopedia sur les anneaux : https://www.newadvent.org/cathen/13059a.htm

[4] https://www.jstor.org/stable/23572984?seq=1

[5] https://www.usccb.org/committees/ecumenical-interreligious-affairs/anglican-orders-report-evolving-context-their

[6] https://www.anglicancommunion.org/media/105260/final_report_arcic_1.pdf

[7] https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1984_act_72_1_2442

[8] Une traduction en français est disponible à cette adresse : https://laportelatine.org/documents/magistere/leon-xiii/lettre-apostolique-apostolicae-curae-1896; l’original en latin sur le site du Vatican : http://www.vatican.va/content/leo-xiii/la/apost_letters/documents/litterae-apostolicae-apostolicae-curae-13-septembris-1896.html

[9] Constitution dogmatique Pastor Aeternus (Concile du Vatican, 18 juillet 1870) :
« Le Pontife romain, lorsqu’il parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine sur la foi ou les mœurs doit être tenue par toute l’Église, jouit, par l’assistance divine à lui promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que fût pourvue son Église, lorsqu’elle définit la doctrine sur la foi et les mœurs. Par conséquent, ces définitions du Pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église. »

Les schismatiques sont-ils membres de l’Eglise ?

Paul VI contre le magistère

Les schismatiques, volontairement séparés de l’unité catholique, sont-ils membres de l’Eglise du Christ ? Réponse de l’Eglise catholique : non. Réponse de Paul VI : oui.

Qui sont ceux qui n’appartiennent pas à la Communion des saints ?
Ceux qui n’appartiennent pas à la communion des saints sont dans l’autre vie les damnés, et en cette vie ceux qui n’appartiennent ni à l’âme ni au corps de l’Église, c’est-à-dire ceux qui sont en état de péché mortel et se trouvent hors de la véritable Église.


Qui sont ceux qui se trouvent hors de la véritable Église ?
Ceux qui se trouvent hors de la véritable Église sont les infidèles, les juifs, les hérétiques, les apostats, les schismatiques et les excommuniés.


Qu’est-ce que les schismatiques ?
Les schismatiques sont les chrétiens qui, ne niant explicitement aucun dogme, se séparent volontairement de l’Église de Jésus-Christ ou des légitimes pasteurs.

Grand catéchisme de Saint Pie X, Chapitre 10, §6

La question de la nature de l’Eglise du Christ, de son identité avec l’Eglise catholique romaine, et du rapport qu’entretiennent les schismatiques d’Orient (entre autres communautés chrétiennes) avec l’Eglise du Christ, est l’objet d’âpres débats depuis Vatican II. Parmi les conciliaires, les progressistes disent que Vatican II enseigne que les schismatiques font partie de l’Eglise du Christ, les conservateurs (du moins certains) veulent prétendre que Vatican II n’enseigne rien de nouveau concernant cette question ecclésiologique tranchée depuis longtemps, et que le Concile ne dit en rien que les schismatiques font partie de l’Eglise. Pour éclairer « l’effort d’interprétation » des textes de Vatican II, personne n’est mieux placé que Paul VI : il est celui qui a promulgué le Concile. Ses commentaires sur les textes conciliaires ont plus de valeur que ceux de n’importe qui d’autre. Or voici ce que Paul VI déclare dans une audience générale du premier juin 1966 :

« Le Concile, et avant lui la tradition chrétienne, nous dit que les fidèles sont incorporés dans l’Église par le baptême (. . .) Alors, tous ceux qui sont baptisés, même s’ils sont séparés de l’unité catholique, sont-ils dans l’Église, dans la vraie Église, dans l’unique Église? Oui. C’est là une des grandes vérités de la tradition catholique, confirmée à plusieurs reprises par le Concile (cf. Lumen Gentium 11, 15; Unitatis redintegratio, 3; etc.). Cette vérité se rattache à l’article du Credo que nous chantons à la messe : « Je crois en un seul baptême pour la rémission des péchés ».

Audience générale du 1.6.1966 : Documentation catholique, n° 1474

Cette déclaration est d’une grande clarté, et nous pourrions nous arrêter ici sans la commenter. Mais pour prévenir toute tentative « d’interpréter dans le sens de la continuité » une déclaration aussi limpide en faveur de l’hérésie, nous prendrons le temps de la décomposer et de l’analyser.

Voici le raisonnement contenu dans la déclaration sous forme de syllogisme :

  • Majeure. Par le sacrement du Baptême, le baptisé est incorporé dans l’Eglise.
  • Mineure. Or les chrétiens qui sont séparés de l’unité catholique (c’est à dire les schismatiques) sont baptisés.
  • Conclusion. Donc les schismatiques sont membres de l’Eglise.

Et Paul VI insiste pour dire que c’est bien ce que Vatican II enseigne.

Le raisonnement est faux, car la majeure est incomplète : le Baptême seul ne suffit pas pour être incorporé dans l’Eglise. Il faut pour être membre de l’Eglise ces trois conditions nécessairement réunies ensemble :

  • Le Baptême
  • La profession de la vraie foi
  • L’adhésion à la communion catholique

Quelqu’un qui est baptisé, professe la vraie foi mais se sépare de l’unité catholique, est hors de l’Eglise. Le schisme, au même titre que l’excommunication, sépare automatiquement quelqu’un de l’Eglise : autrement dit, les schismatiques ne sont pas membres de l’Eglise. Cet enseignement est rappelé par le Pape Pie XII dans l’encyclique Mystici Corporis :

 « Seuls font partie des membres de l’Église ceux qui ont reçu le baptême de régénération et professent la vraie foi, qui, d’autre part, ne se sont pas pour leur malheur séparés de l’ensemble du Corps, ou n’en ont pas été retranchés pour des fautes très graves par l’autorité légitime ».

Encyclique Mystici Corporis, 29 juin 1943

Faudrait-il comprendre la déclaration de Paul VI dans le sens que tous ceux qui sont baptisés, et qui bien qu’étant visiblement et extérieurement séparés de la communion catholique, sont invisiblement et intérieurement unis à l’âme de l’Eglise par suite d’une ignorance invincible sur leur erreur et d’un désir implicite d’être catholique ? C’est la théorie d’Arnaud Dumouch concernant l’enseignement de Vatican II sur les schismatiques membres de l’Eglise. Cette théorie, qui part du principe que tous les schismatiques sont de bonne foi (ce qui est insoutenable : lorsque l’Eglise condamne le schisme et les schismatiques, elle condamne donc quelque chose qui n’existe pas ? ou bien à partir de Vatican II, tous les schismatiques sont soudainement devenus de bonne foi ?), n’est pas fidèle aux propos de Paul VI précédemment cités : « Alors, tous ceux qui sont baptisés, même s’ils sont séparés de l’unité catholique, sont-ils dans l’Église, dans la vraie Église, dans l’unique Église? Oui. ». Paul VI ne parle nullement d’une disposition intérieure qui conditionnerait l’effet d’incorporation automatique à l’Eglise qu’il prête au Baptême. Il n’y a pas de « et », pas de condition supplémentaire. Rajouter un « et » implicite dans sa déclaration, c’est trahir l’unité de son propos : il cherche à expliquer que le Baptême incorpore à l’Eglise. Il dit sans équivoque : « les fidèles sont incorporés dans l’Église par le baptême » , « tous ceux qui sont baptisés sont dans l’Eglise », et précise que c’est l’enseignement de Vatican II. Nous lisons bien : « tous ». Il n’est pas possible de prétendre que Paul VI admet implicitement des limites ou des distinctions sur cette question de l’incorporation à l’Eglise par le Baptême  : par le langage qu’il emploie, il exclut justement ces distinctions. Pourquoi dirait-il « tous » si en réalité, il ne pensait pas que « tous » les baptisés étaient membres de l’Eglise ? Les mots ont un sens précis. Voudrait-on avoir l’impudence de faire dire à Paul VI l’inverse de ce qu’il dit ?

Ce propos, pris comme tel, est gravement erroné en matière de foi, étant donné que l’Eglise enseigne exactement l’inverse, à savoir que tous ceux qui sont baptisés ne sont pas dans l’Eglise : ils peuvent s’en séparer par l’hérésie et/ou par le schisme. Paul VI dit très explicitement que le schisme, la désunion d’avec l’Eglise catholique romaine, ne sépare pas de la véritable Eglise : et cette déclaration n’a rien d’étonnant, elle est cohérente avec l’ensemble de la nouvelle ecclésiologie de Vatican II sur la « communion imparfaite » et sur l’absence d’identité absolue entre l’Eglise catholique romaine et l’Eglise du Christ (cette dernière étant une réalité plus large incluant de manière réelle mais diminuée les autres dénominations chrétiennes). Dans cette optique, le schisme est bien un problème que l’on cherche à résoudre : mais il n’est pas question de le résoudre suivant cette mentalité « périmée » du retour des égarés à l’unité catholique. Car d’une part la responsabilité du schisme est partagée (c’est à cause des péchés de l’Eglise catholique que les schismes ont lieu : préalablement au retour à l’unité, il faut de la part de l’Eglise catholique des amendements et des réparations), d’autre part l’Eglise perd qualitativement en catholicité à l’occasion des schismes (chercher la réunion des chrétiens est donc, pour l’Eglise catholique, chercher à retrouver des éléments de doctrine et de vie religieuse qu’elle aurait perdus : le dialogue est à double sens), enfin – et surtout – les schismatiques font toujours partie de l’Eglise du Christ, par conséquent il serait déplacé de leur demander de « revenir dans l’Eglise » dont il sont toujours membres par leur Baptême : il faut chercher la communio perfecta, la pleine communion, quand il existe déjà une « communion imparfaite ». Ce sont les principes de l’œcuménisme tels que promus par Vatican II et ses faux pontifes.

Cette doctrine est absolument et radicalement incompatible avec la doctrine catholique, exposée dans le catéchisme de Saint Pie X et l’encyclique Mystici Corporis, parmi beaucoup d’autres documents du magistère. Puissent les générations présentes de chrétiens le comprendre et le vivre.

Pour conclure ce propos, nous souhaitons nous unir à la prière que l’Eglise adresse au Seigneur à l’intention des hérétiques et des schismatiques, dans les grandes oraisons du Vendredi Saint : les conciliaires diront qu’elle relève de « l’œcuménisme du retour » que Vatican II a rendu caduc, nous dirons plutôt qu’elle respire la foi et la charité puisées dans la vie même de Dieu, qui appelle toutes les âmes sans exception à la profession de la vraie foi à la communion avec l’Eglise catholique, unique bergerie du Bon Pasteur, unique arche du salut.

« Prions également pour les hérétiques et les schismatiques, afin que le Seigneur notre Dieu les arrache à toutes leurs erreurs, et qu’il daigne les ramener à notre sainte mère l’Eglise catholique et apostolique.
Dieu tout-puissant et éternel, qui sauvez tous les hommes, et ne voulez pas qu’aucun périsse, jetez les yeux sur les âmes séduites par les artifices du démon ; afin que, déposant toute la perversité de l’hérésie, leurs cœurs égarés viennent à la résipiscence, et retournent à l’unité de toute vérité. »

Jean-Tristan B.